3.2 Mise en évidence d’un conflit entre la forme et les classifications internationales 

Les analyses de Vincent ne prennent pas en compte les classifications internationales de l’éducation. Traitant des pays industrialisés, elles ignorent du même coup le fait que ces pays sont ceux qui en premier lieu, ont mis en place les systèmes classificatoires de l’éducation. Il est donc nécessaire d’effectuer un bref détour historique dans l’histoire de la classification internationale.

La normalisation internationale des statistiques de l’éducation est marquée par plusieurs étapes. Le premier congrès du genre, tenu à Bruxelles en 1853416, réunissant les représentants de vingt-six pays mit à l’ordre du jour, parmi onze domaines différents, celui de l’éducation. Il s’agissait pour les différents spécialistes de tomber d’accord sur un système classificatoire international de l’éducation. Le Congrès opta pour une classification en établissements d’enseignement et de formation, eux-mêmes classés en quatre catégories. La prédominance de la forme scolaire s’établit au sein des classifications à partir de cet instant et ne sera jamais démentie. Les trois premières catégories, appelées degrés, comportent l’enseignement primaire ou enseignement du premier degré, l’enseignement secondaire, et l’enseignement supérieur. Aucun autre domaine éducatif n’a été envisagé. Avant la première guerre mondiale, plusieurs pays européens entreprirent l’organisation d’autres Congrès de statistique 417 . On doit à Emile Levasseur, Professeur au Collège de France, d’avoir largement stimulé la recherche statistique sur l’enseignement primaire en Europe. Mais après les troubles de la première guerre mondiale, une nouvelle demande concernant les statistiques internationales sur l’éducation se fait jour. Ces dernières sont recherchées par L’Institut international de coopération intellectuelle, créé à Paris en 1924 qui confia à l’I.I.S.418 le soin d’établir à nouveau une classification de l’éducation. Celle-ci s’avéra très proche de la première classification édifiée soixante-treize ans auparavant lors du Congrès de Bruxelles. Malheureusement, pour des raisons statutaires, ce travail n’aboutit pas à sa reconnaissance par les Etats. En revanche, le Bureau International d’Education 419 , créé en 1925 en tant qu’antenne de l’Institut de sciences de l’éducation de l’Université de Genève bénéficie à partir de 1929 de statuts lui permettant d’accueillir comme membres tout gouvernement, institution publique ou d’intérêt public ou encore toute union internationale. En 1933, il publie un Annuaire International de l’Education et de l’Enseignement comportant dès 1937 une série de tableaux statistiques sur les nombreux pays membres. Ces tableaux seront les premières statistiques internationales officielles de l’éducation.

L’article VIII de l’Acte constitutif de l’UNESCO420 adopté à Londres en novembre 1945 dispose que « ‘chaque Etat membre adresse à l’Organisation un rapport périodique ../...sur les lois, règlements et statistiques relatifs à ses institutions et à ses activités dans l’ordre de l’éducation, de la science et de la culture’». Au sein de ce vaste projet figurent la stabilisation d’une terminologie éducative et s’insère la volonté de promouvoir certaines recommandations en matière éducative. Deux chapitres s’ouvrent alors, indissociables l’un de l’autre: la normalisation des statistiques de l’éducation et leur diffusion au sein de l’ouvrage L’éducation dans le monde : organisation et statistiques. Dès 1951, un Comité d’experts préside à l’élaboration de définitions et de modélisations statistiques de l’éducation, donnant lieu à la fameuse Recommandation de 1958, encore en vigueur malgré ses remaniements successifs.

La CITE 75421, révisée en novembre 1997 n’a pas résolu le caractère équivoque de ses qualifications. La révision a porté essentiellement sur les niveaux d’éducation. Les propositions d’éclaircissement souhaitées pour les termes « ‘éducation permanente, éducation informelle et non formelle’ » ont été jugées irréalisables par Carr-Hill422, spécialiste du domaine. Sauvageot mentionne la très grande difficulté à modifier les nomenclatures et en même temps, la nécessité pour elles d’évoluer tout en autorisant l’étude statistique temporelle. En effet, la justification de la C.I.T.E.423 s’établit sur le fait que les systèmes éducatifs étant évolutifs, il convient de «‘définir avec précision la portée et le champ des activités éducatives’». Or, il apparaît nécessaire à la comparaison de stabiliser des invariants et de placer en dessous de ces invariants la variation de formes nouvelles. Lorsque la C.I.T.E. entend proposer des définitions «‘quels que soient le pays considéré, l’interaction des traditions culturelles, des coutumes locales et des conditions socio-économiques’ », elle s’oblige alors à ouvrir des catégories qui s’avèrent aujourd’hui ingérables. Les conclusions de Carr-Hill sont à ce propos édifiantes.

De manière à représenter les systèmes et sous-systèmes éducatifs, les modifications apportées à la C.I.T.E. 75 ont voulu spécifier chaque définition. Elles les particularisent plutôt qu’elles ne les spécifient. Sauvageot indique424 que les définitions qui composent une nomenclature doivent « ‘être précises ; mais dans le même temps, elles ne doivent pas être trop particulières’ ».  On assiste en effet à une sur-particularisation des définitions qui complexifient la comparaison et la compréhension des systèmes et sous systèmes. Plusieurs points permettent de déceler un conflit entre classification et forme éducative. Tout d’abord, la définition de l’éducation fait appel à des mots-clés : « ‘il est admis que l’éducation comporte une communication organisée et durable destinée à susciter un apprentissage’ ». Le sens de ces termes-clés est précisé : ainsi la communication est décrite comme «‘une relation entre deux ou plusieurs personnes comportant un transfert d’informations. La communication peut être verbale ou non verbale, directe/face à face ou indirecte/à distance et emprunter des voies et de moyens divers »’. L’apprentissage, lui, est décrit comme «‘toute amélioration du comportement, de l’information, du savoir, de la compréhension, des attitudes, des valeurs et des compétences’ ». Enfin, l’éducation, en tant qu’organisée est «‘conçue pour se dérouler selon un schéma ou un ordre, conformément à des objectifs explicites ou implicites. Cela implique l’existence d’un prestataire (une ou plusieurs personnes ou un organisme) qui met en place le cadre d’apprentissage et une méthode d’enseignement au travers desquels s’organise la communication. La méthode repose généralement sur une personne qui communique ou diffuse les connaissances et les compétences afin de susciter l’apprentissage, mais elle peut également être indirecte/inanimée../...’» Enfin, le caractère durable de l’éducation indique « ‘que l’expérience se déroule dans la durée et la continuité’». Ainsi, comme le stipule le point 12 de l’introduction, la C.I.T.E. englobe toutes les situations éducatives qu’un individu peut potentiellement rencontrer sa vie durant.

Alors que les premières classifications prenaient en compte l’établissement d’enseignement comme unité de base, la C.I.T.E. 97 prend en compte le programme éducatif comme unité fondamentale. Le programme est caractérisé par le fait «‘qu’il faut une série d’expériences structurées d’apprentissage dont l’achèvement fait parfois l’objet d’une reconnaissance officielle../...Souvent, mais pas toujours, il faut qu’une institution ou quelque autre dispensateur reconnaisse l’existence de ce programme et en certifie le bon achèvement’ ». L’expression « ‘souvent mais pas toujours ’» au sein d’une classification présentant son unité fondamentale nous paraît devoir sérieusement être remise en cause. Ou bien, le programme est certifié par une institution, ou bien il ne l’est pas.

Au point 21 de sa présentation, les auteurs de la C.I.T.E. conviennent « ‘qu’il est très difficile pour une taxonomie qui repose sur les programmes de rendre compte d’activités éducatives qui ne sont pas organisées sous la forme de programmes d’enseignement ordinaire’». On comprend mal en effet comment la C.I.T.E. peut, en dehors du cadre scolaire, être opérante. En revanche, on comprend mieux pourquoi l’usage des classifications au sein des Sciences de l’éducation est restreint. On observe de la part des auteurs, au point 22, une semblable retenue concernant le programme: «‘les individus peuvent organiser leurs parcours éducatifs de nombreuses manières. Aussi, les systèmes d’éducation comportent-ils quantité de passerelles, d’éléments à option et de formules offrant une seconde chance. Il y a également une augmentation des déplacements horizontaux à l’intérieur de ces systèmes../...une taxonomie qui repose sur les programmes perd nécessairement une partie de l’information relative au cheminement des participants dans le domaine éducatif. Une hiérarchie de programmes éducatifs ne peut donc refléter la réalité des systèmes d’éducation que jusqu’à un certain point’ ».

Nous touchons ici au conflit entre classification par programme et la description de formes. En prenant le point de vue du programme, la C.I.T.E. se place du point de vue du pourvoyeur d’éducation, elle adopte nécessairement une posture surplombante vis-à-vis du système. Ce faisant, elle peut difficilement envisager ce qu’il est désormais convenu de nommer la carrière éducative. Cette dernière, et particulièrement dans les pays en développement doit être élargie aux formes diversifiées que revêtent les actions éducatives organisées. Il ne s’agit pas de ruiner le difficile travail d’élaboration de la C.I.T.E. mais de l’améliorer en demeurant convaincu de son importance425. Conscients de ces difficultés, les concepteurs de la classification indiquent au point 25 que «‘pour toutes sortes d’activités éducatives, il est très difficile de déterminer quels sont les participants au programme’». Ceci signe la limite inhérente à la classification à saisir le point de vue de l’usager. Si l’on parvient à identifier dans les différents systèmes scolaires les éléments d’échelle, de niveau et de structure, la tâche de classification des activités autres que les programmes scolaires s’avère problématique. Et si aujourd’hui existent des formes éducatives encore inédites, qu’on a voulu saisir en fonction d’un étalon scolaire depuis 1853, c’est qu’on n’a pas su prendre en compte la progression d’autres formes éducatives.

Tout plaide pour une classification générique de l’éducation simplifiée, prenant en compte

  1. le fait éducatif dans son ensemble

  2. le point de vue de l’usager

  3. le point de vue du pourvoyeur

C’est pourquoi, dans les pages suivantes, nous pensons contribuer à une proposition partielle de résolution de ce conflit.

Notes
416.

Congrès international de statistiques, Bruxelles, 1853, voir Institut International de la Statistique,    Rapport sur la statistique de l’enseignement primaire, Education statistics an international compendium (1853-1995), p.112 Vooburg, ISI, 1995

417.

Paris, 1855, Vienne 1857, Londres 1860 etc..tous les deux ans jusqu’en 1876, il fallut attendre 1885 pour attendre la création de l’Institut International de Statistique (I.I.S.) Sources UNESCO Rapport mondial de l’éducation, Paris, UNESCO, 1998

418.

Institut International de la Statistique

419.

B.I.E.

420.

Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture,

421.

SAUVAGEOT (C.) mentionne de son côté la CITE 78. La CITE 78 se rapporte à la Recommandation révisée relative à la normalisation internationale des statistiques de l’éducation, in « Un outil au service des comparaisons internationales : La Classification Internationale Type Education (CITE) » in Politiques d’éducation et de formation, analyses et comparaisons internationales , Bruxelles, AFEC/ IEEPS/ De Boeck, 2001, n°3

422.

SAUVAGEOT (C.),Op. cité. P.100

423.

UNESO, Conférence générale, 29ème session,  Portée et champ d’application de la CITE 97 novembre 1997, Paris, UNESCO 

424.

SAUVAGEOT (C.), Op. cité. p.101

425.

D’autant plus que s’élaborent des espaces transfrontaliers et que s’installe lentement l’idée d’une supra nationalité. SAUVAGEOT (C.), Op. cité, a raison de rappeler que sans nomenclature, il n’y a pas de comparaison et qu’avec une nomenclature, on peut tenter la comparaison.