3.3 Contribution à l’élaboration d’une architecture simplifiée pour les classifications internationales en éducation.

Sans vouloir nous attacher exclusivement à la C.I.T.E. 97, ni au T.E.E. ou à tout autre exercice classificatoire particulier, il est nécessaire de remettre en cause la classification en trois branches : formelle, non formelle, informelle. Nous proposons également trois domaines génériques, sous une forme différente permettant de saisir l’ensemble des grands registres éducatifs.

Tout d’abord, l’éducation formelle peut être conservée depuis le pré-primaire jusqu’au niveau supérieur. Par son statut d’éducation légalement obligatoire dans la majorité des Etats, elle acquiert un caractère normal, voire nécessaire dans la vie d’un individu, elle confine même souvent à l’impératif catégorique.

Ensuite, l’éducation familiale (au sens biologique ou non) a, dans toute société, un caractère normal et nécessaire. Enfin, l’éducation non formelle, que nous qualifierons pour l’heure d’éducation éventuelle, n’a pas de caractère obligatoire ou nécessaire dans la vie d’un individu et reste liée à un faisceau d’évènements, de rencontres et d’opportunités.

Il s’agit en premier lieu de ne pas encourager une quelconque hiérarchie entre les différents systèmes, c’est pourquoi la notion d’autonomie, au sens où chaque système produit sa propre règle, est fondamentale entre chaque classe. Aucune de ces catégories ne prend une des deux autres pour étalon et n’est pas définie en fonction d’une autre catégorie. Il s’agit de dépasser le syllogisme modus nolens. La classe éducation éventuelle n’est ni complémentaire, ni interstitielle ou intermédiaire, elle n’est pas péri ou para formelle. Elle n’est pas familiale, elle n’est pas définie comme une classe alternative.

Ces trois classes ne montrent pas la prédominance absolue d’un âge ou d’un public particulier. Même si certains âges de l’existence sont davantage représentés au sein d’une classe, on peut concevoir que tous entrent dans chaque classe : la filière scolaire et universitaire peut accueillir des adultes. Seule l’éducation familiale doit exclure les adultes, encore que ce point reste discutable426. Du point de vue des axiologies, chacune des classes est susceptible de mettre en oeuvre un ou plusieurs corps de doctrines, une ou plusieurs théories ou paradigmes éducationnels. L’intentionnalité de l’apprenant dans l’éducation non formelle et la non intentionnalité du pourvoyeur et/ou de l’usager dans l’éducation informelle ne sont pas pris en compte dans ces classes. Les savoirs peuvent être pré-identifiés ou non, pré-déterminés ou non à l’intérieur de chaque classe de manière indépendante, mais ils peuvent aussi être convergents entre les classes.

Il convient de présenter maintenant sous la forme d’un schéma cette proposition et d’y inclure les traits les plus saillants des classifications internationales.

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Figure 3 : proposition pour une classification générique de l’éducation

Apportons quelques commentaires à ce tableau : on observe au plan vertical les trois classes génériques de l’éducation, et au plan horizontal, les traits observables, plus ou moins visibles pour chaque classe : il s’agit des éléments porteurs de l’activité éducative. Une telle présentation, ici simplifiée, mériterait d’être approfondie, affinée et complétée, mais n’exigerait pas un niveau de complexification élevé. De plus, elle peut présenter une centration importante sur l’apprentissage et les savoirs, coeur de l’activité éducative. Alors que les classifications internationales actuelles s’accordent à dire, sans exception, que la sphère éducative est marquée par une forte diversification, il convient de s’ingénier à trouver un mode de lecture de la réalité éducative plus analytique. Cette présentation en trois classes n’aurait aucune valeur si on ne lui enjoignait de présenter de manière latérale les formes éducatives qui s’en dégagent. Tant dans l’éducation familiale, l’éducation scolaire qu’au sein de l’éducation éventuelle, les analystes de l’éducation peuvent discerner des formes spécifiques éducatives, en se saisissant des certains traits majeurs en fonction de leur posture scientifique.

Plusieurs raisons à cela : tout d’abord, on s’accorde à dire que l’éducation d’un individu est le fait d’un métissage entre plusieurs systèmes, qu’il est le fait de choix et d’opportunités personnels qui dirigent la carrière individuelle dans une direction plutôt qu’une autre. D’autre part, en s’intéressant autant aux formes éducatives dans lesquelles s’insèrent les individus qu’à leurs structures, on prend en compte les deux données fondamentales suivantes:

On imagine la difficulté à établir un système d’information de formes aux combinaisons multiples. S’il est vrai que ce travail exige une réflexion de fond sur la normalisation des termes relatifs à l’éducation, il n’en concerne pourtant qu’une part: le domaine scolaire conserve peu ou prou les mêmes protocoles de recensement. Pour l’éducation éventuelle, le recensement n’est de toute façon pas établi aujourd’hui, il semble que deux niveaux peuvent être envisagés pour la qualification de formes. Tout d’abord, une forme simple qui satisfasse aux exigences les plus évidentes de la comparaison et de la classification internationales. Le modèle de la forme scolaire décrit par Vincent est à cet égard adéquat, il offre en tout cas des perspectives de catégorisation et de normalisation des définitions fécondes. Un modèle descriptif complexe, peut également être mis en oeuvre, mais, et nous pensons que ce travail l’a montré, il ne sera susceptible que de permettre une compréhension des systèmes locaux ou dans le meilleur des cas, des sous systèmes. En effet, le modèle mozambicain décrit dans cette étude peut être considéré comme un modèle complexe. D’autre part, si nous avons montré une forme éducative dans notre enquête, d’autres formes peuvent être envisagées concernant l’éducation éventuelle, notamment à propos du mode de sanction et d’institutionnalisation, le modèle sportif en serait un exemple. Le système d’information doit donc être en partie orienté en fonction de cette notion de forme. Il est toujours illusoire de prétendre modifier l’ensemble d’un édifice, a fortiori international, mais il nous semble que l’échantillonnage aléatoire de carrières individuelles, et non pas seulement la prise en compte des programmes permettrait de montrer sans doute de manière clarifiée le paysage non-formel et d’identifier les probabilités qu’a un individu de bénéficier de tel ou tel type d’offre éducative. Dans le processus de qualification de la forme, c’est l’individu qui est l’unité fondamentale et non pas le programme. Rien n’empêche au demeurant, de raisonner en utilisant la notion de programme dès lors qu’il s’agit de moyens à mobiliser, de politiques à analyser ou à mettre en oeuvre. Nous avons vu l’importante croissance du facteur urbain dans les prochaines décennies et les modifications générées par cette extension sur l’activité éducative.

Concernant l’inscription dans les substrats culturels, celle-ci limite toujours la comparaison, tout système devant être compris dans son cadre d’émergence. La forme éducative ne dépasse pas cette limite. Le lecteur aura compris que l’intention de qualification de l’éducation non formelle tombe, entraînant dans sa chute la qualification de l’éducation informelle. Enfin, une réserve devrait être apportée, surmontée par Vincent grâce à l’ancien corpus historique et sociologique concernant l’institution scolaire, il s’agit de la limitation du nombre de formes. La stabilisation d’une forme exige une durée importante et moins les traits qui la caractérisent sont nombreux, plus ceux-ci doivent être puissants et doivent avoir acquis dans l’histoire un caractère de quasi-permanence au sein d’une période. S’agissant des classes de l’éducation éventuelle et de l’éducation familiale, elles contiennent vraisemblablement quelques formes clairement identifiables. La variété des phénomènes observés livre un nombre infini de formes et de sous formes. Le travail de Vincent consiste à réduire les traits de la forme scolaire, à en tirer les trajectoires internes comme les lignes de perspective d’une construction picturale. A une sur-complexification, Vincent oppose une simplification par l’identification des lignes de force. Les traits, au fond peu nombreux, qui caractérisent la forme scolaire ne sont pas les plus visibles, mais ils sont les plus robustes.

Peu importe que la forme soit visible ou cachée, facilement accessible ou non, simple ou complexe, c’est le caractère de nécessité d’identification de la forme, propre à la construction de la connaissance, qui fascine. L’objet de connaissance doit toujours avoir une forme particulière, catégorisation première dirait Durkheim, entre sacré et profane.

Levy-Ranvoisy427 s’est intéressée à la conception de la forme dans certaines sociétés africaines à travers la notion de perspective orthogonale. Si la représentation de la classe ou de la catégorie est fort différente de la perspective classique occidentale, la notion de forme vaut semble-t-il partout. Cheng428, quant à lui, insiste sur la valorisation de l’informe dans la pensée chinoise, le non abouti, le mouvant, mais c’est toujours en référence au dépassement d’un contour de connaissance que s’établit cette valorisation de l’informe.

Il ne s’agit pas d’établir ici l’universalité de la notion de forme mais d’indiquer dans le domaine des classifications de l’éducation qu’on ne pourra pas, qu’on le veuille ou non, dépasser la notion de catégorie, de classe et de forme. Et il s’agira de dire si ces différentes formes évoluent et comment elles se transforment. Pour observer le mouvement de transformation des formes de l’éducation, il ne suffit pas de se satisfaire de la fascination d’une forme décrite, étalon autour duquel se dispersent d’autres formes improbables. Il s’agit de travailler dans un premier temps à l’identification de formes durables, relativement autonomes, non hiérarchisées, mais susceptibles d’évoluer. Dès lors qu’on accepte le propos s’installe une tension entre la fascination qu’exerce le déjà décrit (la forme) et l’attrait qu’inspire son dépassement (le mouvant). Et il nous semble que les classifications internationales rendant compte des transformations importantes du vocabulaire de l’éducation au cours de ce dernier siècle assument cette tension de manière imparfaite. Par un procédé cumulatif de qualification, on arrive à une multiplication des types et sous-types d’éducation sans voir l’architecture globale qui sous-tend l’éducation.

L’éducation permanente est classée comme forme éducative en tant que telle (avec des sous formes : éducation continue, continuée, formation professionnelle parfois). Il nous semble que l’éducation permanente constitue davantage une des lignes force d’une forme éducative particulière qu’une forme en elle-même. Un concept peut sous-tendre une catégorie, mais il ne peut jamais être une catégorie. La distinction entre forme et catégorie est de faible importance à notre sens. Entendons, selon les mots de Vincent la notion de forme comme « ‘l’unité d’une configuration historique particulière, apparue dans certaines formations sociales, à une certaine époque et en même temps que d’autres transformations, par une démarche à la fois descriptive et compréhensive ’»429. La classe inopérante d’éducation non formelle nourrit une ou plusieurs formes simples et une multitude de formes complexes qui seront des unités historiques particulières et apparaîtront telles des solutions, des adhocraties éducatives. La solution consistant à définir des formes éducatives au sein des sociétés à faibles revenus paraît assez adéquate, puisqu’elle mobilise des acteurs privés, peu d’institutions et s’installe au sein de formations sociales définies dans une durée couvrant une époque importante. L’interrelation entre une forme éducative et les changements survenus dans une formation sociale définie permet de penser le changement, de ne plus disperser l’observation dans l’émiettement et le morcellement. Elle permet au contraire de penser les sociétés et le but des classifications internationales de l’éducation n’a pas d’autre objet que de contribuer par la description à penser l’évolution du phénomène éducatif dans le monde.

On voit bien alors que les notions d’informel et de non formel ne satisfont pas à cette connaissance du monde éducatif. Elles appellent au contraire à une distorsion de la réalité, alors qu’elles sont censées décrire, elles transforment. Alors qu’elles doivent transcrire, elles réifient. Si les classifications internationales avaient pour projet de penser le monde de l’éducation, nous constatons que ces trois classes formel, non formel et informel confondent plutôt que d’éclaircir.

Seulement esquissée, la présentation des trois classes et des formes potentielles de l’action éducative pour les classifications internationales porte de sérieux biais et mériterait des développements minutieux. Ne nous leurrons pas non plus sur le caractère « top-down » de constitution des classifications internationales et sur l’avenir d’une telle proposition. Les travaux actuels du G.R.E.TA.F nous invitent cependant à un peu d’espoir dans la construction d’indicateurs au niveau national, voire local pour le suivi de l’Education pour Tous, notamment dans le secteur non formel. L’identification des formes éducatives oblige en effet à un travail inverse, de type « bottom-up » qui n’est pas encore totalement possible. Les classifications induisent la lecture de la réalité à travers des schémas pré-établis. L’émiettement des travaux concernant l’éducation et leur très grande spécificité rendent difficile une description consensuelle du fait éducatif. Il serait donc nécessaire que des travaux de base soient vigoureusement conduits vers la stabilisation de quelques grandes formes. L’hégémonie de la forme scolaire se paie aussi sur l’absence de description des formes autres que la forme scolaire.

Exigence de la forme et fascination qu’elle exerce : les classifications sont toujours prises entre ces deux visées : celle de la netteté du contour et celle de la restitution fidèle de la réalité. L’horizon trop large des classes n’a de sens que dans la constitution d’unités observables. Le planificateur de l’éducation est-il conscient que lorsqu’il n’arrive pas à rendre compte d’horizons trop larges, il s’appuie sur des unités observables émiettées ?

Cette proposition amène tout naturellement à se prononcer sur le caractère de validité ou non de l’éducation non formelle, telle qu’elle est décrite dans les classifications.

Notes
426.

La famille éduque-t-elle encore les enfants adultes ? L’émancipation légale renvoie au droit tandis que l’éducation, au sens sociologique, renvoie à un corps de pratiques, d’usages et de représentations.

427.

LEVY- RANVOISY(F.), La perspective orthogonale, Paris, ACCT-KARTHALA,1987

428.

CHENG(F.),  La pensée chinoise , Paris, Seuil, 1984

429.

VINCENT (G.) Op. cité, p.13