3.2 L’éducation non formelle mise à mal par la théorie, le modèle et l’objet

Notre analyse portera, toujours en référence aux travaux de Mainville436, sur la correspondance formelle entre objet, modèle et théorie. Celle-ci définit le modèle comme «‘une opérationnalisation particulière de la théorie afin de l’appliquer à un objet (dans le sens théorie>objet) ou comme une première réduction d’un objet à ses caractéristiques principales en vue de le théoriser (dans le sens objet>théorie). Le modèle est donc une conceptualisation intermédiaire entre objet concret et théorie. Une méthode inductive de catégorisation préside principalement à l’établissement d’une théorie, ou plus précisément d’un paradigme du non formel’.

Mainville distingue cinq types de théories: les théories descriptives ou empiriques, les théories interprétatives ou herméneutiques, les théories prescriptives, les théories stratégiques, enfin les métathéories. Dans cette perspective, la théorie actuelle insistant sur la classe éducation non formelle est une théorie descriptive mais elle vise également une consistance programmatique sans s’assurer pourtant de la cohérence logique de ses énoncés. Or cette consistance est mise à l’épreuve par le simple fait, comme l’indique justement Mainville « ‘que deux formules contraires ne peuvent être démontrées à la fois dans un même système’ »437.Une théorie descriptive de l’éducation non formelle qui, comme c’est le cas au sein de la C.I.T.E. 97, accepte deux énoncés contraires au sein de son propre système se disqualifie d’emblée : prétendre à une qualification sensible et spécifique en n’utilisant que les protocoles inductifs de recensement pour les classes sensibles. D’autre part, le champ disciplinaire de référence susceptible d’éclairer cette classification n’apparaît pas de manière lisible : ni d’ordre juridique, ni tourné vers une théorie de l’apprentissage, ni versé dans le champ économique. Coombs ou Evans, pour ne citer qu’eux, ne se réclament d’aucune autre science que celle de la planification de l’éducation, la sociologie restant chez Coombs un alibi théorique. Celle-ci ne se justifie que par sa visée programmatique et ne suppose pas une lecture de la réalité orientée au sein de paradigmes scientifiques identifiés. En effet, les prolégomènes de la planification de l’éducation font appel tantôt à des paradigmes sociologiques, tantôt didactiques, tantôt économiques mais il ne lui préexiste pas de matrice scientifique claire. On peut objecter que le caractère formel, au sens d’officiel, a trait à une théorie de l’instituant-institué qui ferait qu’est formel un système institutionnalisé. Or, nous n’avons rencontré aucune théorie explicite de l’institution qui sous-tende la classe mais une série de modèles intermédiaires nourris de paradigmes hétéroclites. Il nous semble qu’en premier lieu, un champ de référence disciplinaire et un seul, doive servir de matrice à toute classification internationale ayant pour propos d’établir des classes étanches.

D’une manière générale, indique Mainville, théorie et modèle sont isomorphes, tandis que l’objet et le modèle n’ont qu’une relation homomorphe.

Cinq principes président alors à l’exigence d’une correspondance formelle de la théorie au modèle et du modèle à l’objet. Nous envisagerons chacun d’eux et lui confronterons la qualification de l’éducation non formelle.

  1. chaque élément du modèle correspond un et un seul élément de la théorie, et réciproquement. Cette règle découle des définitions et explicite l’exigence de l’isomorphisme de la théorie et à ses représentations opérationnelles (modèles).
    • Le modèle éducation non formelle fait alors correspondre à chacun de ses éléments un et un seul élément de la théorie. En l’absence de théorie, le modèle éducation non formelle fait appel à plusieurs éléments de diverses théories de référence. Dans ce cas, théorie et modèles ne peuvent être isomorphes car il n’existe pas de théorie explicite claire.

  2. A chaque élément du modèle, correspond un et un seul élément de l’objet, mais cette relation n’est pas réciproque. Cette règle précise que le modèle ne doit pas ajouter à l’objet les caractéristiques qu’il ne possède pas.
    • Lorsque la C.I.T.E. 97 définit l’éducation non formelle, et lui fait correspondre des objets438, elle réfère au moins à une théorie de l’institutionnalisation implicite et à une théorie implicite de l’organisation. Les objets qu’elle propose en guise d’illustration peuvent faire appel à plusieurs modèles qui en découlent. En respectant la règle, on observe qu’on peut avoir autant de modèles que d’objets, mais qu’il ne peut y avoir modélisation qu’en référence à une théorie. De ce fait, chacun des objets ne peut être modélisable.

  3. Tout élément de l’objet n’a pas nécessairement son correspondant dans le modèle. Ceci exprime le fait que la réalité dépasse la théorie et le modèle, bien que leur objectif soit de représenter au mieux l’objet. Reste cependant que tout nouveau modèle doit représenter l’objet mieux que ses prédécesseurs.
    • La formation professionnelle non formelle telle qu’elle apparaît dans notre échantillon peut être considérée comme un modèle, en référence à une théorie cognitive globale de l’apprentissage. Mais il est vrai que tous les éléments de cet objet ne sont pas représentés. Le modèle devient disjonctif avec la classe qu’il représente dès lors qu’il l’excède. C’est le cas pour l’alphabétisation des adultes. Cet objet est certifié par les autorités éducatives, dès lors, le modèle qui prétendra le qualifier fera éclater la classe non formelle. La diversité des modèles de l’éducation non formelle mise en avant par les différents auteurs représente chaque fois l’objet de manière plus précise, mais ruine la catégorie à laquelle appartient l’objet.

  4. A un élément de l’objet peuvent correspondre plusieurs éléments du modèle. Ceci exprime le fait que la complexité des éléments constitutifs de l’objet peut exiger plusieurs éléments du modèle pour rendre compte d’un élément de l’objet. Cela peut aussi vouloir dire qu’il faut souvent recourir à plusieurs modèles et théories pour rendre compte de la complexité d’un objet.
    • Ce point est fondamental. Il est vrai que pour rendre compte de la diversité de l’objet « alphabétisation des adultes au Mozambique », on peut éventuellement faire appel à plusieurs champs théoriques. Si dans cette perspective, on se trouve au fondement de la notion de forme, on ne se trouve pas pour autant dans la notion de classe étanche. Pour appréhender la forme éducative au Mozambique, je peux prétendre utiliser plusieurs théories de référence, et de fait établir plusieurs modèles entrecroisés , mais en aucun cas, je ne peux à la fois raisonner en classes étanches et en formes perméables.

  5. La présence et l’absence d’un même élément dans l’objet ne peuvent pas correspondre à un seul élément du modèle, sans quoi, le modèle devient une représentation équivoque de l’objet. Pour la même raison, deux éléments différenciés de l’objet ne peuvent pas correspondre à un seul élément du modèle. Or, si le modèle devient une image équivoque de l’objet, il aura tendance à devenir une interprétation passe-partout, un dogme qui résiste à la réfutation.
    • On peut s’interroger sur le caractère illusoire voire dogmatique de la qualification de l’éducation non formelle comme de toute classe qui se maintient en dépit des contradictions qu’elle comporte. Concernant, l’objet, sa réalité ne peut être équivoque, seule sa description peut l’être. L’apprenti maçon n’est pas équivoque, seule la qualification de son apprentissage le sera. Or, dans le cas de l’éducation non formelle, nous sommes dans le cas d’un processus de modélisation de la réalité qui trouble la connaissance du domaine au lieu de l’éclaircir. Comme le dieu Janus, l’éducation non formelle avait deux visages mais n’en montrait aucun réellement.

Dès lors que sont constatées ces sévères mises en cause de la validité relatives à la classe éducation non formelle, l’analyse requiert un cadre nouveau. Dans la suite de notre proposition de trois classes, nous proposons ci-dessous d’en affiner les contours.

Notes
436.

MAINVILLE (S.),Op. cité, pp.112,113

437.

MAINVILLE (S.),Op. cité, p.127

438.

Rappel de la définition de la CITE 97 : « toute activité organisée et durable qui ne correspond pas exactement à la définition de l’enseignement formel. L’enseignement non formel peut donc être dispensé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’établissements éducatifs et s’adresser à des personnes de tout âge. Selon les spécificités du pays concerné, cet enseignement peut englober des programmes d’alphabétisation des adultes, d’éducation de base d’enfants non scolarisés, d’acquisition de compétences utiles à la vie ordinaire et professionnelle, et de culture générale. Les programmes d’enseignement non formel ne suivent pas nécessairement le système « d’échelle » et peuvent être de durée variable. »