INTRODUCTION

1) La problématique du risque.

Le développement industriel et technologique des sociétés modernes a mis en évidence la présence de risques différents des risques naturels connus jusqu’à présent. Les risques liés à l’utilisation de l’énergie nucléaire et les risques de pollution, entre autres, sont conséquence exclusive de l’activité humaine et forment des objets de réflexions que la société fait de ses propres pratiques. L’idée que les risques ne forment pas partie de la fatalité du destin ou des forces naturelles non maîtrisées, mais qu’ils sont une conséquence des choix humains, est un aspect central de la modernité. Suivant les idées de GIDDENS 1 la réflexivité, c’est-à-dire, la capacité qu’ont les sociétés de réfléchir sur leurs propres actions à la lumière des connaissances scientifiques, comprend l’idée que les risques ne forment pas partie de la fatalité ou de la providence ; ils sont plutôt des conséquences des actes que les humains choisissent. Cet élément volitif différencie le risque du danger ; celui-ci devient un événement naturel incontrôlable, au -delà du champ d’action des individus.

Si le risque est lié à l’activité humaine, sa perception est profondément liée à des facteurs sociaux et psychologiques. La perception du risque et, en particulier, les niveaux dans lesquels celui-ci devient acceptable, sera fonction des positions occupées par un individu où un groupe dans la société, des rôles joués, des systèmes de représentation existants et des valeurs mises en place. Accepter le risque signifie que celui-ci est inévitable, que le risque “ zéro ” est impossible et que ses résultats ne peuvent pas dépasser les seuils à partir desquels le dommage est vécu comme une catastrophe. Le “ seuil de catastrophe ”2 en tant que construction sociale, n’est pas défini une fois pour toutes. L’activité des individus et leur expérience pratique, technique ou politique, implique que la gestion du risque soit aussi un processus d’apprentissage, qui peut modifier sa perception, son acceptabilité et sa propre gestion. De cette manière, il y a une “ construction sociale” du risque et de sa perception qui met en jeu une multitude d’intérêts et de représentations de la part des différents acteurs. Cette diversité de points de vue est présente aussi dans les institutions et les organisations qui ont la responsabilité de la gestion et la prévention des risques. 

La gestion du risque a donc pour but de maîtriser les conséquences non voulues produites par les dysfonctionnements des systèmes aussi bien par la construction de normes que par la diffusion de résultats de recherche. Dans cette perspective, l’appréciation des dommages dépend de la représentation que se font les acteurs des seuils de dangerosité et de risque acceptable. Cette dernière doit prendre en compte toutes les implications en matière d’assurance, de responsabilité juridique et de légitimité politique et sociale des instances qui définissent l’acceptable. 3

Au moment où les risques deviennent publics, il y a une multiplication des instances qui interagissent en matière de sécurité à travers l’énonciation de normes, d’actions de contrôle et d’actions d’incitation et de sensibilisation du grand public. Ces actions ne sont pas nécessairement concertées, ce qui met en cause la cohérence de tout le système. Il y a aussi des problèmes dans les relations entre les différents acteurs qui d’une façon ou d’une autre ont une certaine responsabilité dans la gestion du risque. Le problème principal se trouve dans les difficultés de communication entre différents acteurs qui ne sont pas habitués à travailler ensemble et qui ont des intérêts et des positions stratégiques concurrentielles ou différentes. La gestion du risque doit prendre en compte aussi les relations matérielles et symboliques construites par l’ensemble des acteurs présents localement, que ce soient des acteurs institutionnels ou la population en général. Dans les approches précédentes, les habitants sont fréquemment considérés comme un “ acteur singulier ”, exclu du coeur de la négociation et relégué au simple rang d’exécutant passif qu’on doit convaincre à posteriori du rôle qu’on lui a défini.

La thématique du risque a été introduite dès les années 80 dans le champ des sciences sociales 4. Nous pourrions considérer que celle-ci a fait l’objet d’une discussion à deux niveaux i) une approche générale, qui analyse les transformations récentes de la modernité à travers le concept de risque ii) une approche spécifique, qui analyse les situations concrètes de risque dans le cadre des sociétés modernes.

La première approche qui a été développée par des auteurs tels que BECK, GIDDENS et LUHMANN, a mis en relief l’importance du concept de risque pour comprendre les transformations qui ont lieu dans les pays avancés, particulièrement en Europe. Ces auteurs ont montré comment le risque et l’incertitude se présentent, dans la phase actuelle de la modernité, comme des composantes permanentes dans les relations sociales qui s’établissent dans des domaines aussi divers que le travail, la famille ou l’éducation. Les processus d’individuation qui se produisent dans un cadre d’inégalité croissante, la perte des référents collectifs tels que ceux de classe ou de nation, l’éclatement des grandes entreprises comme modèle d’organisation, l’incapacité de la science de contrôler les effets secondaires du développement technique et l’apparition de modèles de production centrés sur la flexibilité du processus de travail et des relations contractuelles, constituent une rupture des piliers centraux sur lesquels s’est édifiée la société industrielle classique : la rationalité, l’organisation, l’ordre et la hiérarchie. A leur place se sont développées des formes de relations sociales plus contingentes et instables, pour lesquelles le lien entre les individus incorpore la confiance, qui remplace la hiérarchie et le pouvoir, et où l’obéissance aux règles est substituée par la régulation autonome de la conduite.

La différenciation fonctionnelle qui a caractérisé les sociétés industrielles a donné naissance à des sous-systèmes spécialisés, régis par une légalité spécifique et autonome : elle a été la base structurelle pour comprendre la conduite sociale à travers le concept de rôle. Cette différenciation a donné lieu, dans les sociétés de modernité avancée, à une coordination croissante et à une harmonisation entre les sous-systèmes, en effaçant les autonomies et en permettant le croisement entre les différents champs d’action. Les théories qui expliquaient la conduite à travers le rôle ont été substituées par des concepts comme celui du mutltipositionnement des individus et celui de la décompartementalisation des rôles, ce qui a généré de nouvelles perspectives pour comprendre la conduite dans le contexte actuel de la modernité.

Dans la deuxième approche, il s’agit d’analyser les situations spécifiques de risque, à partir de trois types dominants 5 :

  • les approches quantitatives de type psychosociologique, centrées sur l’étude des comportements et la rationalité des acteurs.

  • les approches institutionnelles qui centrent leur analyse sur les processus de décision.

  • les approches sociologiques axées sur les relations de travail dans l’industrie.

Les approches psychosociologiques sont en général centrées autour de l’événement - catastrophe. Ce type d’approche risque de ne pas prendre la distance suffisante vis-à-vis des faits, souvent construits par les journalistes et les chercheurs. La focalisation sur l’accident laisse aussi de côté l’analyse des processus qui s’inscrivent à longue échéance. Les approches institutionnelles s’intéressent aux systèmes d’acteurs, laissant de côté les riverains et les habitants en général. Elles tendent également à délaisser l’étude des processus internes à travers lesquels une institution donnée définit sa position, construit sa légitimité et négocie avec les autres acteurs. On pourrait dire la même chose des approches sociologiques, restreintes à l’analyse des relations de travail dans une organisation donnée.

Quelques études6 soulignent l’écart entre l’adoption de nouvelles réglementations et de nouvelles distributions de compétences dans le champ des risques majeurs et l’extrême diversité des pratiques locales en la matière. L’éclatement et l’hétérogénéité des pratiques proviennent du fait que la prise en charge des risques est très différente selon les types de risque ou les régions, mobilisant des structures de concertation plus ou moins institutionnalisées et des références juridiques diverses. Une caractéristique de ces processus locaux de prise en charge des risques est la faible transparence des décisions, qui sont le fait de groupes restreints d’acteurs dont l’activité est peu lisible par le public. On peut expliquer cet éclatement par la diversité des principes de référence et des systèmes d’action qui historiquement constituent les champs de la prévention, de la réparation et de la gestion des dysfonctionnements. D’autres études7 montrent que les mesures partielles de sécurité peuvent se révéler productives, dans le sens où l’engagement de l’Etat et l’investissement dans des infrastructures de protection peuvent donner l’illusion d’une sécurité totale et conduire à une déresponsabilisation des citoyens.

Notes
1.

GIDDENS, A. 1994

2.

LUHMANN, N. 1992

3.

DEUTSCH, JC., HUBERT,G. , VIDAL NAQUET, A. 1995

4.

DUCLOS, D. 1996

5.

Voir les études du CERPE (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Pratiques de l’Espace)

6.

DECROP, G.; DOURLENS, C. et VIDAL NAQUET, P.A. 1997

7.

BARTHELEMY J.R., BAYE, E., BLANCHER, Ph. 1995