2) Objectifs du travail.

La brève description que nous venons de réaliser montre la grande diversité d’approches et de perspectives en ce qui concerne le risque. Cette hétérogénéité nous oblige, dans le cadre de ce travail, à établir préalablement une série de définitions sur les caractéristiques de cette étude, son objet et les thèses qu’elle tente démontrer.

Pour analyser la gestion du risque, nous devons d’abord définir ce que nous considérons comme risque dans cette étude. Le champ des risques comprend en premier lieu les risques collectifs, associés à des catastrophes comme les inondations, la contamination, la pollution, etc. Deuxièmement, nous pouvons trouver des risques liés à un contexte institutionnel ou spécifiques au travail : dans ce cas nous pouvons rencontrer des risques de type physique, psychique ou organisationnel. Enfin, il est possible de penser aux risques liés à la vie quotidienne, comme les accidents de la route ou les accidents domestiques.

Quel est le dénominateur commun de tous ces risques ? A notre avis, l’élément commun à ces risques divers est qu’ils ont tous une composante d’incertitude et d’imprévisibilité, ce qui implique que la gestion du risque présente des caractéristiques spécifiques qui la différencie d’autres types de gestion. Cette composante d’incertitude est le lien qui permet d’articuler les théories générales, centrées sur les changements de la modernité, avec les théories qui expliquent les nouvelles logiques d’action et les processus de décision présents dans la gestion du risque.

Dans cette perspective, le travail s’efforcera d’établir des ponts d’analyse entre les théories qui soulignent la présence de risques dans le fonctionnement global de la société et les perspectives orientées sur l’étude de situations de risque spécifiques. Ces deux perspectives d’analyse ne sont pas nécessairement articulées ; elles répondent plutôt à des objectifs, à des thématiques et des discussions différentes. Comment est-il possible d’articuler une perspective d’analyse centrée sur des modifications structurelles de la modernité, avec l’analyse de situations de risques concrets ? Existe-t-il des points de contact entre ces deux dimensions, ou obéissent-elles à des logiques différentes ?

Á notre avis, l’analyse du fonctionnement des systèmes experts concrets est le point qui permet d’articuler les théories macro-sociologiques sur le risque avec les perspectives microsociologiques centrées sur l’étude de situations concrètes de risque. Les systèmes experts sont définis comme des domaines techniques ou de savoir faire professionnel concernant de vastes secteurs de l’environnement matériel ou social.8 Ces systèmes, comme les réseaux de transports aériens et les systèmes de santé, regroupent les connaissances dans un domaine déterminé, mais sont utilisés par des personnes qui n’ont pas besoin de connaître leurs principes ni leurs fondements. Les systèmes experts reproduisent les situations de risque qui existent à un niveau général ; par conséquent, l’analyse de la gestion du risque dans les systèmes experts permet de comprendre et de discuter la façon dont s’expriment et se condensent, lors d’une situation spécifique, les transformations structurelles qui se produisent dans les relations sociales modernes. Les situations de risque dans les systèmes experts nous permettent de rendre compte des changements dans la logique des acteurs (dans des contextes marqués par l’imprévisibilité, l’incertitude et la contingence) qui ont des lignes de continuité avec les traits de base du contexte quotidien des sociétés modernes.

En deuxième lieu, nous devons définir le concept de gestion de risque et ses composantes principales. Comme nous l’analyserons dans le chapitre suivant, le concept de risque utilisé pour analyser des phénomènes globaux des sociétés est venu s’incorporer à la théorie de la gestion. Si nous analysons le risque dans un système expert déterminé, nous devons prendre en compte les attitudes et les actions spécifiques que mettent en place les acteurs quand ils sont confrontés à celui-ci. Dans la mesure où la gestion du risque se produit dans un contexte d’incertitude, elle constitue un processus d’apprentissage social ou institutionnel ; étant donné que les acteurs ne disposent pas de modèles établis de comportement auxquels ils puissent s’ajuster, ils doivent construire, coup par coup, les mécanismes et les attitudes pour affronter ces situations. Discuter la gestion de risque implique de concentrer notre attention sur les conditions requises pour que cet apprentissage puisse obtenir des résultats positifs en termes de minimisation des dommages ou d’atteinte de niveaux acceptables.

Ce travail part de l’hypothèse que le processus d’apprentissage de la gestion de risque dépend des facteurs suivants :

  1. L’existence d’une “ culture de risque” dans  le contexte, qu’il soit institutionnel ou social, dans lequel se produisent les situations de risque. Mary DOUGLAS9 a développé le concept de culture de risque : il fait référence à que la perception et l’attitude en relation au risque ne sont pas homogènes entre les différents groupes sociaux ni entre les différents systèmes sociaux. Chaque groupe social et chaque système social construit une conception et une valorisation du risque qui dépend des valeurs de la culture, des règles explicites et implicites, de son histoire. Cette culture détermine, de la part des acteurs, une perception et une estimation des risques. Plus la “ culture de risque ” est développée moins l’apprentissage aura de difficulté à se mettre en place.

  2. La capacité pour les institutions et les acteurs impliqués dans la gestion du risque d’éviter la construction d’irréversibilité. Les situations de risque se produisent à cause d’une accumulation de décisions à sens unique qui rendent irréversible le sens du processus et rendent impossible le retour en arrière ou le changement de direction.

  3. La capacité de régulation autonome des acteurs impliqués, qui permet la réduction des effets émergents de ces décisions. Dans les situations de risque, les acteurs doivent faire face à des conséquences imprévues dans le cadre des règles qui orientent leurs activités, qu’elles soient professionnelles, institutionnelles ou quotidiennes. Le développement d’une capacité pour construire des nouvelles règles qui permettent de réduire l’incertitude des situations de risque fait partie du processus d’apprentissage.

  4. La capacité des acteurs pour traduire leurs perspectives et leurs points de vue, en général hétérogènes, afin d’atteindre des niveaux minimums d’accords et de pouvoir mettre en place des actions communes. La gestion de risque met en jeu des perspectives qui partent de modèles différents tant au plan cognitif, qu’en matière de système de valeurs. Le développement des relations de communication et la construction de référents communs devient pour l’action un élément irremplaçable dans l’apprentissage de la gestion du risque.

  5. La légitimité des relations de pouvoir et de hiérarchie, de manière à favoriser la construction de relations de confiance entre les acteurs, sur laquelle repose la possibilité de développer des comportements qui permettent d’affronter des situations de risque. La confiance est à la base de l’apprentissage des routines qui procurent un sentiment de sécurité ontologique aux acteurs impliqués dans la gestion du risque.

La combinaison de ces facteurs génère un processus dynamique dans lequel la perception et les niveaux d’acceptabilité du risque deviennent le produit d’une négociation implicite dont le résultat dépendra de l’équilibre des facteurs mentionnés et de la spécificité du contexte : systèmes ouverts ou systèmes organisés.

Notes
8.

GIDDENS, A. Op. Cit. Pg. 1

9.

DOUGLAS, M. 1985