5) Systèmes experts ouverts et systèmes experts fermés.

Les analyses macro-sociologiques de LUHMANN, BECK et GIDDENS ont pour référence de base les risques écologiques produits par le développement technologique ; les risques pour l’environnement produits par l’incorporation de technologies alternatives dans le réseau d’assainissement de la ville de Lyon sont un exemple de cette perspective d’analyse. Ces risques apparaissent, en première analyse, différents de ceux qui se produisent dans une organisation de travail comme l’Hôpital de Clínicas. Dans le premier cas, nous sommes en présence d’un système expert avec de bas niveaux d’organisation, produisant des risques qui affectent l’environnement. Dans le deuxième cas, nous sommes en présence d’un système organisé produisant des risques pour les individus qui participent du fonctionnement du système expert : les travailleurs, les techniciens et les usagers. Dans ce travail, nous appellerons les premiers systèmes mentionnés, systèmes experts ouverts et les seconds, systèmes experts fermés.

Les systèmes experts ouverts, comme le réseau d’assainissement de la ville de Lyon, impliquent des relations entre les acteurs qui ne font pas partie de la même organisation et qui n’ont pas de liens formels entre eux. Les systèmes experts fermés, comme l’hôpital universitaire de Montevideo, impliquent, au contraire, l’existence d’une organisation qui définit les relations entre les acteurs à travers des rôles, des hiérarchies et des fonctions.

La gestion du risque dans un système expert ouvert implique la prise en compte de risques liés à l’environnement : pollution, contamination, catastrophes nucléaires ou inondations, dans la mesure où ces risques sont le produit de décisions humaines. Les risques présents dans les systèmes experts ouverts pourraient être qualifiés de risques modernes ; ils sont les conséquences non désirées du développement scientifique et technologique des sociétés modernes. Les risques des systèmes experts organisés, par contre, sont des risques classiques, comme les accidents du travail ou les maladies professionnelles engendrées par les mauvaises conditions de travail.

Dans les systèmes experts ouverts, il n’y a pas d’acteurs préalablement constitués qui se responsabilisent de la gestion du risque. La discussion sur l’acceptabilité du risque est l’axe autour duquel se constituent les acteurs et s’élaborent les représentations communes sur les risques. Dans les systèmes experts organisés, au contraire, les acteurs sont déjà définis dans un réseau de relations de pouvoir et de hiérarchie. La discussion sur l’acceptabilité du risque s’opère dans ce contexte de relations de travail où les fonctions et les responsabilités sont définies dans le cadre de l’organisation du travail. Le cas échéant, la discussion sur l’acceptabilité du risque forme partie d’un ensemble de discussions et de luttes liées aux conditions de travail dans une organisation déterminée. Le risque est une composante de plus à l’intérieur de la trame des conflits qui se présentent dans l’organisation du travail.

Est-il possible de considérer ces deux types de risques à travers une même perspective théorique. Les deux types de risques correspondent-ils à un même champ d’analyse sociologique ? Une hypothèse de ce travail est que, étant donné les changements dans l’organisation du travail et dans les processus de travail qui ont eu lieu au niveau mondial ces dernières années, il est possible d’analyser avec le même cadre théorique les risques dans les systèmes experts ouverts et les risques dans les systèmes fermés ; cette perspective efface la distinction entre risques écologiques et risques du travail.

Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’un des composants les plus importants des sociétés de modernité avancée est la réflexivité, c’est-à-dire la capacité dont la société contemporaine dispose pour analyser les conséquences de son propre mouvement. Dans les relations de travail, le concept de subjectivation remplace l’idée de réflexivité 11 . Cela signifie l’érosion des structures traditionnelles de régulation et des formes de représentation collective des intérêts et la réduction des différences salariales et de statuts entre ouvriers et employés. Les processus de dé-taylorisation et de dé-hiérarchisation des entreprises modernes se caractérisent par de nouvelles formes de coordination entre les différents services, une décentralisation des relations de pouvoir et d’échange et une responsabilité collective élevée par rapport aux résultats économiques. Une transparence organisationnelle élevée avec l’aide des systèmes informatisés et les nouvelles exigences de réflexivité et d’auto direction de la part des employés organisés en cercles de qualité fait apparaître au grand jour les changements profonds dans les attitudes de travail au sein des entreprises.

Suivant cette analyse, la trame événementielle du monde industriel contemporain s’exprime par l’ouverture de l’espace des normes, le rôle crucial des capacités de synchronisation et de gestion des séquences temporelles et l’importance croissante des aspects logiques dans la définition et l’évaluation des performances. 12 L’événement n’est plus seulement l’exception, mais il prend la place des opérations et se transforme en la matière première de l’activité. La capacité d’utiliser les savoirs dans des situations spécifiques et d’analyser globalement les contraintes productives, la capacité d’anticipation et de repérage redéfinit les savoirs professionnels et la qualification des personnes. Les acteurs sont capables de donner un sens à cet événement en relation aux finalités poursuivies et aux arbitrages entre ces finalités. La situation n’est pas extérieure à eux-mêmes et n’est pas non plus définie une fois pour toutes. Ceci suppose la construction de référentiels communs qui doivent être produits et légitimés dans une activité communicationnelle ouverte.

Les transformations dans l’organisation du travail ont des conséquences importantes dans la conception du risque. Dans le modèle taylorien-fordien, le risque est associé à une déviance des opérations prescrites. Dans les nouveaux modèles productifs et organisationnels, le risque est incorporé dans la notion d’évènement. Celui-ci est quelque chose d’incertain et d’imprévisible, qui doit être réduit, mais qui est essentiellement incontrôlable. Les nouvelles formes de production industrielles et les nouvelles formes d’organisation des services, introduisent le risque dans la logique quotidienne des organisations, tout en reformulant les capacités cognitives et communicatives dans les routines du travail.

Les risques dans le travail, dans le cadre des nouveaux modèles de production et d’organisation, revêtent le même caractère d’incertitude et d’imprévisibilité que les risques écologiques présents dans les systèmes ouverts. La gestion du risque, dans les deux cas, requiert le développement de relations de communication entre les acteurs impliqués dans la construction de référents communs, la capacité de traduction de perspectives différentes et la capacité d’établir de nouvelles règles de fonctionnement.

La complexité croissante des organisations et les limites chaque fois plus diffuses qui s’établissent entre les organisations et l’environnement tendent à atténuer les différences entre un système expert ouvert et un système expert fermé. La complexité des organisations incorpore le risque dans les routines de tous les jours, dans la mesure où aucune organisation n’est capable de cerner toutes les composantes de l’imprévisibilité et de l’incertitude qui sont présentes dans leur fonctionnement.

Notes
11.

HEIDENREICH, M. 1996

12.

VELTZ, P. et ZARIFIAN, Ph. 1993