1.1 ) Modernité simple y modernité réflexive.

Le débat actuel autour du risque est lié à des réflexions sur les composants centraux de la modernité. GIDDENS 14 appuie l’analyse sur l’idée que l’humanité a eu un parcours en trois grandes étapes : la société traditionnelle, la société de modernité simple et la société de modernité avancée ou réflexive. Dans ce schéma de développement, et en coïncidence avec la tradition sociologique, GIDDENS souligne que l’évènement de la société moderne a été le changement historique le plus radical dans l’histoire de l’homme, car elle a changé profondément les aspects permanents et immuables des sociétés traditionnelles. La différence entre la modernité simple et la modernité avancée doit prendre en compte les suivantes dimensions :

  1. la dissociation du temps et de l’espace permettant une distribution spatio-temporelle précise de la vie sociale ;

  2. la délocalisation des systèmes sociaux qui détache l’activité sociale des contextes locaux, réorganisant les relations sociales sur des grandes perspectives spatio-temporelles;

  3. l’organisation réflexive des relations sociales par l’appropriation permanente de la connaissance, ou la production d’un savoir systématique portant sur la vie sociale devient partie intégrante de la reproduction du système, détachant la vie sociale de la fixité des traditions.

Au premier sens, l’analyse de GIDDENS montre que dans les sociétés pré-modernes, espace et lieu coïncident en grande partie, puisque les dimensions spatiales de la vie sociale sont dominées par la notion de présence. Le calcul du temps que marque le rythme des sociétés pré-modernes associait toujours le temps à l’espace. On ne pouvait pas donner l’heure sans faire appel à des repères socio-spatiaux. Le développement de la modernité distingue progressivement l’espace du lieu, en favorisant les relations avec un autrui absent avec lequel on n’a pas de relations face à face. L’invention du mouvement d’horlogerie et l’uniformisation de la mesure du temps ont permis la séparation du temps et de l’espace. L’uniformisation de l’organisation sociale du temps a créé un temps “ vide ”, quantifié de manière à permettre un découpage précis de la journée en différentes zones.

La séparation de l’espace et du temps et leur transformation en dimensions vides et standardisées, casse le lien entre l’activité sociale et sa localisation dans des contextes particuliers de présence. Ceci permet la représentation de l’espace sans référence à un site privilégié et permet aussi aux diverses unités spatiales d’être interchangeables. Les différents lieux sociaux sont complètement pénétrés par des influences sociales très lointaines.

Cette séparation fournit les instruments de pilotage nécessaires à l’organisation rationalisée de la vie moderne. La connexion du local et du mondial donne un dynamisme aux organisations modernes inégalé dans les sociétés pré-modernes. L’historicité radicale liée à la modernité dépend de modes d’insertion dans le temps et dans l’espace dont ne disposaient pas les civilisations précédentes.

Par “ délocalisation des systèmes sociaux ”, GIDDENS comprend l’extraction des relations sociales des contextes locaux d’interaction et leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfinis. Il distingue deux mécanismes de délocalisation inhérents au développement des institutions sociales modernes : la création des gages symboliques et l’établissement de systèmes experts.

Le premier mécanisme comprend des instruments d’échange pouvant “ circuler ” à tout moment, quelles que soient les caractéristiques spécifiques des individus ou des groupes qui l’utilisent. L’exemple le plus connu est l’argent, lequel permet des relations d’échange entre des agents éloignés dans le temps et l’espace et se constitue donc en outil de distanciation spatio-temporelle. L’argent est une des clés de la délocalisation des économies modernes, en particulier de l’expansion des marchés capitalistes au niveau international.

Le deuxième mécanisme associé à la modernité avancée est celui de la constitution des systèmes experts. Les systèmes experts, comme, par exemple, dans notre cas, le système d’assainissement ou les systèmes de santé, sont des mécanismes de délocalisation dans le sens de GIDDENS. Ils sont des domaines techniques concernant de vastes secteurs de l’environnement matériel ou social, mais qui sont utilisés par des personnes qui n’ont pas besoin de connaître leurs principes et leurs fondements. Les relations sociales qui se développent dans leur gestion sont construites dans des champs spatiotemporels indéfinis. Mais son bon fonctionnement repose sur une confiance pragmatique dans un système abstrait et impersonnel que la plupart des acteurs ne maîtrisent pas. Ce n’est pas une confiance dans une relation entre des individus face à face, mais une confiance dans un système abstrait et impersonnel qui ne dépend ni d’une initiation complète à ces processus, ni d’une maîtrise du savoir qu’ils génèrent. C’est une espèce de foi pragmatique, fondée sur notre expérience du bon fonctionnement de ces systèmes en général.

GIDDENS comprend cette confiance de base comme la mise entre parenthèses des faits possibles qui pourraient être, dans des circonstances données, motif d’alarme. Naturellement, les acteurs intègrent les coordonnées existentielles de leurs activités, établies par les conventions d’interactions de la vie quotidienne. Cette attitude naturelle tire sa certitude des activités de l’individu, des autres et du monde objectif qu’on suppose vrais dans les routines quotidiennes. La conscience pratique, résultat de l’activité quotidienne, est la base cognitive et émotive des sentiments de “ sécurité ontologique ”. Elle est la conséquence de l’attitude naturelle dans la vie quotidienne. Mais la réalité partagée par les individus est à la fois forte et faible. Elle est forte parce qu’elle se construit sur l’interaction quotidienne des personnes qui n’ont pas de connaissances scientifiques ou techniques. Mais elle est aussi fragile parce qu’elle s’appuie sur l’expérience qui peut devenir anxiété et désorganisation à la suite d’un évènement catastrophique. La conscience des risques correspond à la conscience des limites de la compétence technique et des connaissances : aucun système expert ne peut maîtriser complètement les conséquences de l’adoption des principes experts. 15

La dernière dimension dans l’analyse de GIDDENS est l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des connaissances et des informations concernant les pratiques elles mêmes, ce qui a pour effet d’altérer ainsi leur caractère. Avec l’avènement de la modernité avancée, la réflexivité participe du fondement même de la reproduction du système, justifiant les pratiques à la lumière des nouvelles connaissances et de la réflexion systématique. La notion de risque est un exemple de cette dimension. Le risque est perçu aujourd’hui à partir des réflexions sur les conséquences de l’activité humaine. La perception du risque se détache d’une perspective fataliste ou naturelle, ce qui permet d’altérer et de modifier les pratiques des acteurs pour sa prévention. Perception du risque et risque réel sont donc en étroite liaison et peuvent être modifiés réciproquement.

Les sociétés modernes sont confrontées aux risques produits par l’introduction du savoir humain dans la nature. La pollution et les inondations, conséquences de la gestion des eaux pluviales, en sont deux exemples possibles. Le développement d’environnements à risques institutionnalisés augmente la conscience des dangers et leur connaissance par un vaste public. GIDDENS 16 souligne que la notion de confiance dans les sociétés de modernité avancée est associée à celle de risque, qui naît avec la conscience que des résultats imprévus et incalculables peuvent résulter de nos propres activités ou décisions, sans aucune relation avec des forces divines ou naturelles. Pour GIDDENS, la confiance présuppose la conscience du risque, mais n’est pas tout à fait identique au sentiment de sécurité. Confiance et sécurité évoquent une attente qui peut être déçue, mais si la sécurité est liée plutôt à la certitude de la stabilité des choses familières, dans le sentiment de confiance l’individu est parfaitement conscient des choix possibles. La distinction tient à l’attitude de l’individu par rapport à la possibilité d’être déçu et à la distinction entre risque et danger. Dans le premier cas, la responsabilité du danger est liée à des circonstances externes. Dans le deuxième cas, l’acceptation du risque est un choix conscient des acteurs, où l’individu assume partiellement sa responsabilité en cas d’échec.

GIDDENS définit les caractéristiques qui permettent de comprendre cette différence dans la notion de confiance dans les sociétés modernes :

  • La confiance est liée à des activités qui ne sont pas visibles en permanence et dont les modes de raisonnement ne sont pas transparents. L’insuffisance d’information est une condition de la confiance.

  • La confiance est fondamentalement non liée au risque, mais plutôt à la contingence. Dans la notion de confiance, l’idée de pouvoir compter sur quelque chose face à certaines contingences est toujours présente, que ces dernières soient dûes aux actions d’êtres humains ou au fonctionnement des systèmes.

  • La confiance n’est pas la foi dans une personne ou dans un système, bien qu’elle dérive de cette foi. Elle est le lien entre la foi et le sentiment de sécurité ; toute confiance est donc d’une certaine manière une confiance aveugle.

  • La confiance envers les gages symboliques et les systèmes experts repose sur la foi en la validité de principes que l’on ignore ; elle concerne leur bon fonctionnement plutôt que leur fonctionnement en tant que tel.

  • On peut définir la confiance comme un sentiment de sécurité justifié par la fiabilité d’une personne ou d’un système dans un cadre circonstanciel donné, et cette sécurité exprime une foi dans la probité d’autrui ou dans la validité de principes abstraits (savoir technologique).

  • Dans la modernité, la confiance existe dans le contexte d’une conscience générale que l’activité humaine est d’origine sociale et qu’elle a une grande capacité de transformation, conséquence du dynamisme des institutions sociales modernes.

  • Le risque acceptable -ou danger minimal- varie selon les contextes, mais il est généralement la base de la confiance. Quand les risques sont institutionnalisés, il y a presque toujours équilibre entre confiance et risque consciemment calculé, ce qui réduit ou minimise les dangers inhérents à certains types d’activités. Risque et confiance sont pourtant indissociables.

  • Il y a des “ environnements à risque ” affectant collectivement un nombre important d’individus. On peut définir la sécurité comme une situation ou les dangers ont été supprimés ou minimisés. L’expérience de la sécurité repose généralement sur un équilibre entre confiance et risque acceptable.

  • Le contraire de la confiance n’est pas uniquement la méfiance, mais un état d’esprit caractérisé par une anxiété ou une angoisse existentielle.

Gages symboliques et systèmes experts impliquent une confiance active, opérant dans les environnements à risque où l’on peut obtenir des niveaux variables de sécurité ou de protection contre le danger. La relation entre confiance et délocalisation demeure abstraite, tandis que la connaissance s’applique à l’activité sociale par l’intermédiaire de quatre facteurs :

  • Le pouvoir différentiel.: certains individus ou groupes sont plus susceptibles de s’approprier le savoir spécialisé que d’autres.

  • Le rôle des valeurs. : les valeurs et le savoir empirique sont en relation, à travers un réseau d’influences mutuelles.

  • L’impact des conséquences inattendues : la connaissance relative à la vie sociale transcende les intentions de ceux qui l’appliquent à des fins de transformation.

  • La circulation de la connaissance sociale, appliquée aux conditions de reproduction du système altère intrinsèquement les circonstances auxquelles elle se référait initialement.

La confiance envers les systèmes abstraits privilégie deux sortes de garanties de fiabilité : celle qui s’établit entre des individus se connaissant bien et pour lesquels une longue relation justifie la confiance ; celle instituée dans le cadre du processus de délocalisation, qui ne présuppose aucune rencontre entre les individus ou les groupes qui en sont d’une façon ou d’une autre “ responsables ”.

La conscience des risques correspond à la conscience des limites de la compétence technique et des connaissances : aucun système expert ne peut maîtriser complètement les conséquences de l’adoption des principes experts. La confiance dans la fiabilité des objets non humains est fondée sur la foi primitive dans la fiabilité des individus humains, qui a ses origines dans le parcours psychosocial de l’individu.

Dans un sens plus large, la confiance joue un rôle fondateur dans la structuration des sociétés. BERNOUX 17 montre que la confiance est associée à la conscience du lien à l’autre, exprimée dans ses racines mythiques et religieuses par l’idée de dette. Cette dette structure les sociétés à travers un système de créances qui règlent les relations sociales, établissant l’idée de contrats et d’obligations. La dette suppose un crédit octroyé par les divinités et se traduisant aussi entre les citoyens ; elle repose sur la confiance inspirée par les divinités et le peuple, indispensable à la création de liens entre les individus.

La confiance implique un processus de construction sociale qui se réalise entre acteurs s’engageant progressivement dans une interaction que les lie entre eux. Ce processus demande du temps et se base sur des actes s’inscrivant dans une durée. En même temps, la confiance n’est jamais construite une fois pour toutes. Elle est fragile dans le sens où elle se gère en situation d’incertitude ; les termes de l’échange sont toujours incertains et la confiance peut être trahie ou remise en cause.

En synthèse, GIDDENS souligne la présence, dans les sociétés de modernité avancée, de relations abstraites et impersonnelles qui ne coïncident avec aucun espace-temps, et qui sont inscrites dans le cadre du développement des systèmes experts. La généralisation des systèmes experts dans plusieurs domaines de la vie sociale est l’expression la plus aboutie des niveaux de développement de la modernité. Etant donné sa complexité et sa généralité, la présence de risques produits par les décisions humaines est un élément permanent du fonctionnement des systèmes experts. Dans ces  contextes de risque ”, la rationalité technique et le développement scientifique sont remplacés par une attitude de confiance pratique, qui ne repose pas sur la connaissance scientifique ou technologique, mais sur le savoir qui surgit des expériences de la vie quotidienne.

Conjointement au développement de ce type de rationalité pratique, GIDDENS souligne une autre composante de base de la modernité : la réflexivité. Celle-ci suppose que les individus et les groupes des sociétés modernes soient capables de réfléchir sur leurs propres pratiques et en particulier sur la relation existante entre leurs actes et les conséquences de ceux-ci. La réflexivité n’implique pas nécessairement une attitude technico-rationnelle, mais elle s’inscrit dans les mêmes paramètres de la rationalité pratique, qui est le fondement du fonctionnement des systèmes experts. La réflexivité implique la possibilité pour les individus ou les groupes de rendre compte de leurs propres actes et des conséquences de ceux-ci, au-delà du savoir technique ou scientifique dont ils disposent. Ces concepts, suivant GIDDENS, incorporent le savoir quotidien dans le fonctionnement des systèmes experts, ce qui permet d’analyser ceux-ci non seulement en fonction des décisions établies par les segments professionnels et techniques, mais aussi à travers des décisions quotidiennes prises par l’ensemble des acteurs qui participent de ces systèmes. Dans ces décisions, la rationalité est remplacée par la confiance pratique et les risques sont considérés comme une composante permanente du système, qui peuvent être réduits à des niveaux acceptables mais qui ne peuvent pas être éliminés.

Notes
14.

Idem.

15.

GIDDENS, op. cit. pg. 1

16.

Op. cit. pg. 1

17.

BERNOUX, Ph. 1996