1.2) Les sociétés de risque.

Au niveau d’une analyse générale, BECK met en évidence quelques caractéristiques des sociétés de modernité avancée qui complémentent l’analyse de GIDDENS. La perspective de BECK souligne les composantes du risque présentes dans les sociétés modernes, non seulement à travers du fonctionnement des systèmes experts, mais aussi dans des relations plus importantes que les individus établissent entre eux dans la vie sociale.

La théorie de BECK 18 approfondit les relations entre modernité simple et modernité réflexive et développe le concept de “ société de risque ”. Pour cet auteur, la modernisation simple localise le changement social dans les catégories de la rationalité téléologique. La modernisation avancée ou réflexive, par contre, met l’accent sur les effets latéraux, qu’on ne voit pas, mais qui s’externalisent sous la forme d’une accumulation de faits latents dont l’interrelation provoque une rupture structurelle. La société de risque est le produit de la société industrielle, de la rationalisation et de l’Etat de providence. Dans cette société, la sécurité et le contrôle donnent la place à l’incertitude et à l’ambiguïté, suivant un processus d’autotransformation et d’auto dissolution des fondements de la rationalisation. Le risque apparaît comme la conséquence d’incontrôlables effets latéraux déclenchés par le processus de modernisation.

La crise de la rationalisation et le retour de l’incertitude est une des conséquences de la nouvelle forme de modernité. La société de risque commence quand les systèmes de normes sociales sont insuffisants pour donner la sécurité nécessaire par rapport aux dangers qui sont conséquence de décisions humaines. BECK considère la société industrielle comme une société partiellement moderne, porteuse de contradictions par la collusion de forces modernes et traditionnelles dans son intérieur. Dans la société moderne, par contre, se confrontent des forces coïncidentes : d’un côté, la modernisation réflexive, qu’intensifie l’incertitude, et de l’autre côté, la contre-modernisation, qui propose des nouvelles restrictions et rigidités.

Dans les sociétés de risque, il y a de nouvelles contradictions et de nouveaux problèmes. La distribution des dommages se superpose à la distribution de biens sociaux, qui étaient à la base de la société industrielle. En ce qui concerne la structure sociale, la société réflexive post-industrielle développe de nouvelles formes d’individuation et d’inégalité sociale à la place des groupes et des classes sociales de la société industrielle. Les conflits et l’action collective se structurent sur de nouveaux axes, dépassant la vieille polarité gauche-droite ; une des polarités des sociétés modernes se construit autour de l’axe sécurité-insécurité, qui revient sur les représentations et les règles institutionnalisées que la société construit sur les dangers et les risques.

Le concept de société de risque définit une phase de développement de la société moderne dans laquelle la production de risques politiques, écologiques ou individuels échappe, dans des proportions chaque fois plus grandes, aux institutions de contrôle et de protection de la société industrielle. Dans ce sens, BECK différencie deux grandes phases : la première, dans laquelle les risques se produisent de façon systématique, devenant l’enjeu central du conflit politique, mais autour duquel la discussion publique n’est pas encore développée. Une deuxième phase se déclenche quand les risques de la société moderne sont au centre des débats publics et privés. Ces risques sont la conséquence du triomphe des principes de la société industrielle : rationalité optimisante et consensus sur le progrès. La société de risque ne se constitue pas comme une option choisie ; elle est plutôt la conséquence du développement du processus de modernisation, qui ne prend pas en compte des dangers et des conséquences inattendues que sa dynamique produit.

Dans les sociétés de risque, les conflits autour de la distribution des dangers collectifs se superposent aux conflits classiques autour de la distribution des biens sociaux.19 La discussion tourne autour de comment se distribuent, s’évitent ou se préviennent les dangers produits par le développement industriel.

La société de risque fait son apparition quand les systèmes de règles sociales et les garanties de protection, fondés sur la rationalité, l’autorité et le pouvoir d’imposition perdent leur légitimité dans l’espace public et s’avèrent inappropriés face aux dangers produits par les décisions humaines. La technisation, la bureaucratisation et les catégories de la rationalité sont mises en question par les sociétés de risque de façon systématique, face à l’incertitude et au manque de contrôle de ces processus . 20

La traduction des effets collatéraux des processus industriels en crises écologiques signifie une profonde crise dans le noyau de la modernité. L’incalculabilité des dangers produits par le développement techno industriel oblige à une auto réflexion sur les fondements de la société et sur le fondement des structures de base de la rationalité. La société devient problématique pour elle même, à partir de la confusion produite par le retour de l’incertitude. Les conflits sociaux ne sont plus des problèmes de l’ordre mais des problèmes de risque ; l’univocité des problèmes de l’ordre est substituée par l’ambivalence toujours présente dans les situations de risque.

La catégorie de risque se situe comme une catégorie post-traditionnelle et post-rationnelle : elle prend ses origines dans la normalisation et l’imposition de l’ordre de la rationalité téléologique, en même temps qu’elle supprime et dissout par ses propres moyens cet ordre. Les formes et critères d’organisation, les processus de décision politique, les principes de responsabilité et les catégories et méthodes des sciences développés par la société industrielle ne sont pas les plus appropriés pour interpréter l’ambivalence et l’incertitude. En somme, la société de risque est une société autocritique, dans laquelle aucun secteur ou groupe (politique, scientifique ou technique) n’a d’autorité pour définir les responsabilités et les attributions .21

Pour BECK, le concept de modernisation réflexive comprend la transition de la société industrielle à la société de risque et la conceptualisation des menaces structurelles de la société industrielle. La transition ouvre la possibilité de l’autodestruction créatrice de la société industrielle produit du triomphe de la modernisation simple et de la rationalisation occidentale. La modernisation simple a vécu la substitution des formes de la société traditionnelle aux formes de la société industrielle. La modernisation réflexive suppose la dissolution et substitution des formes de la société industrielle à des nouvelles formes de la modernité. 22

La modernisation réflexive modifie le cadre socio-industriel de la société ; dans ce processus, la société industrielle perd tout signe d’invariabilité et de consistance. La modernisation réflexive éclate la structure de rôles que l’industrie moderne avait construite, et la remplace par des nouvelles formes d’individualisation. Les effets collatéraux de la modernisation supposent la libération des individus de la coercition des institutions, ce qui fait renaître des concepts comme celui de l’action, la subjectivité et la critique. L’autonomisation des individus après la chute des institutions ouvre le chemin pour le développement de la subjectivité et de l’action.

Suivant l’approche de BECK, la théorie de la modernisation simple part de trois suppositions :

La modernisation réflexive se différencie de la modernité simple dans ces trois suppositions :

La désintégration de la société moderne n’est pas la conséquence de la lutte de classes, mais le résultat du triomphe de la modernisation. Ce ne sont pas les crises du capitalisme ou de la société industrielle les leviers de la transformation, mais leurs réussites. La perspective sociologique de la modernité simple s’appuie sur des structures que les acteurs reproduisent ; la perspective de la modernité réflexive s’appuie sur des structures que les acteurs transforment. Pour BECK, la modernité a été toujours limitée. Le triomphe et la crise de la modernisation s’accompagnent du triomphe et de la crise de la contre-modernisation. La modernisation réflexive substitue la perspective de l’irréversibilité de la modernisation par le début de sa réversibilité. La modernisation n’est pas considérée simplement comme un processus complexe avec des dynamiques opposées, mais plutôt comme une dialectique interminable de modernisation et contre-modernisation produite par l’action et le conflit de ces deux grandes forces.

La thèse de BECK s’appuie sur la modification radicale des structures des sociétés modernes, pour lesquelles le risque apparaît comme une composante permanente, non seulement des systèmes experts, mais aussi de toutes les relations sociales significatives des sociétés modernes : famille, travail, carrière professionnelle et stratification sociale. Les sociétés de modernité avancée se caractérisent non seulement par la présence de risques permanents, comme l’expose GIDDENS, mais par la centralité de ces risques en tant qu’axe des conflits et des luttes actuelles. La dynamique de la lutte des classes est remplacée par la lutte pour la distribution des risques, dans laquelle prédomine les composantes contextuelles par rapport aux composantes structurelles. Même si les différents groupes sociaux mobilisent des recours de pouvoir inégaux, la dynamique de la lutte pour la distribution des risques présente une composante plus contingente, définie par les éléments spécifiques des situations de risque.

BECK et GIDDENS mettent en évidence la crise de la rationalité technique et scientifique et sa substitution par des modes d’action post- rationnelles, marqués par la subjectivité, l’imprévisibilité et l’incertitude. Sur ce plan, BECK souligne l’individualisation croissante dans les relations sociales comme conséquence de l’effondrement des paramètres sur lesquels s’est conformée la société industrielle : rationalité, organisation, hiérarchie et ordre. L’augmentation de l’autonomie individuelle a comme contrepartie l’isolement croissant qui est vécu dans les sociétés modernes. L’action collective est chaque fois plus remplacée par des réponses individuelles et isolées qui augmentent les composantes d’imprévisibilité de la société dans son ensemble.

Notes
18.

BECK, U. 1996

19.

Op cit. pg. 27

20.

Op.cit pg. 27

21.

Op. cit. pg. 27

22.

Idem.