1.3) La perception et acceptation du risque.

LUHMANN a mis aussi en relief l’importance des risques dans les sociétés modernes. Partant d’une perspective systémique de la société, la théorie de LUHMANN met en évidence la forte contingence des situations de risque, les difficultés d’intervention sociale qu’impliquent cette indétermination et le rôle des acteurs dans la discussion sur les niveaux d’acceptabilité du risque.

LUHMANN 23 souligne que l’attitude des individus et des groupes concernant le risque est un des axes centraux des nouvelles contradictions de la modernité. Il propose la perception et l’acceptation du risque comme un problème surtout social. LUHMANN reconnaît qu’il faut analyser le calcul, la perception, la valorisation et l’acceptation du risque, mais il faut analyser aussi qui ou quoi détermine si un risque doit être pris en compte. La question fondamentale est de savoir si le risque est la conséquence de la décision d’un individu (rationnelle, intuitive ou routinière) ou bien si le phénomène du risque est la conséquence finale d’un ensemble de communications et de décisions prises individuellement. Ceci implique la mise en route d’un processus d’évaluation et de sélection collective des risques qui détermine quels sont les risques auxquels il faut faire face, et quelles sont les attitudes à prendre par rapport à ceux-ci.

LUHMANN met en relief l’importance des processus de perception, de valorisation et de sélection des risques réalisés par les acteurs dans les contextes modernes. La perception et la valorisation des acteurs par rapport aux risques sont déterminées socialement par les valeurs et les normes du groupe auquel ils appartiennent. Ces attitudes déterminent quels sont les risques considérés et quelles sont les conduites associées à la présence des risques sélectionnés. Le processus de sélection de risques n’est pas réalisé selon des critères techniques ou rationnels ; c’est un processus qui met en jeu les valeurs, les interprétations et les codes de fonctionnement des différents groupes sociaux.

Dans la discussion sur l’évaluation et la sélection des risques, LUHMANN différencie le concept de risque du concept de danger. Les sociétés parlent de risque quand le dommage est la conséquence de décisions dans lesquelles les coûts ne justifient pas les avantages. Le concept de danger est l’attribution des dommages aux éléments extérieurs, non contrôlables par l’activité humaine. Cette différentiation suppose l’existence d’incertitude en relation au dommage futur. Le rôle de la volonté humaine dans les situations de risque suppose la possibilité de décider ou d’être affecté par une décision ; la distinction entre décideurs et affectés est, donc, une construction sociale.

Les risques pris par les décideurs sont des dangers pour les affectés. Dans le processus de décision, il y a une attribution de conséquences aux décisions, y compris les futurs dommages, qu’on doit accepter comme un risque. L’affecté, par contre, se trouve dans une situation différente. Il est menacé par des situations qu’il ne peut pas contrôler et qui, pour lui, signifient un danger, au- delà du point de vue des décideurs.

Les décideurs, les bénéficiaires et les affectés peuvent être très séparés, sans possibilité d’être encadrés dans une catégorie socioprofessionnelle, dans un groupe social, dans une organisation, dans un contexte spécifique de normes de conduite ou en relation à certains rôles ; il n’est pas possible de délimiter dans des unités sociales spécifiques des catégories aussi hétérogènes. Plus spécifiquement, on ne peut pas déterminer qui appartient au cercle des affectés, condition improbable, parce que les catastrophes ne sont pas très fréquentes, quoiqu’elles ne soient pas impossibles. LUHMANN montre la structure asymétrique du problème : l’intervention sociale a sa place seulement dans la sphère de la décision, sans pouvoir intervenir sur la condition d’affecté. Cette situation est indépendante du type d’intervention ; les affectés constituent une masse amorphe non susceptible d’être insérée dans une structure.

LUHMANN souligne la nécessité de séparer la discussion des risques technologiques de la distinction entre nature et technique. LUHMANN définit la technique comme la fermeture de relations de causalité dans un ensemble d’opérations, ce qui permet une simplification fonctionnelle dans la grande complexité des processus de cause effet. Les résultats de la technologie sont des isolements à peu près efficaces des relations de causalité. Leur conséquence est de rendre contrôlable ces processus, permettant une planification des ressources et une identification et un calcul précis des erreurs. Dans la mesure où la technique réduit la complexité des processus de causalité, permettant leur isolement, la répétition des phénomènes et la simplification fonctionnelle, son introduction suppose une division en deux sphères : le champ de ce qui est techniquement contrôlable et le champ de ce qui n’est pas contrôlable. La discussion se déplace de l’équipement technique aux limites que celui-ci introduit et à l’incapacité de la technique de réduire la complexité.

Les problèmes écologiques ont leur origine, paradoxalement, dans le fait que la technique fonctionne et aboutit aux fins qu’elle se propose. Celles-ci se présentent à la compréhension générale comme des conséquences secondaires indésirables de l’action planifiée, comme le côté extérieur de la relation entre moyens et fins. Même si les conséquences secondaires non désirables sont des problèmes techniques plus ou moins résolubles, les techniques utilisées pour maîtriser les conséquences secondaires sont aussi une source de problèmes écologiques. Dans la mesure où les problèmes écologiques sont considérés comme des conséquences inévitables et incontrôlables du fonctionnement de la technique, le sentiment d’insécurité est plus fort. Cette situation empêche la possibilité d’avoir une vision globale des groupes potentiellement affectés par les conséquences secondaires.

Pour saisir la complexité de la relation entre société et technique, LUHMANN développe le concept d’accouplement structurel : dans les secteurs de la société qui ont des contacts avec la technique, se développent des formes sociales qui réagissent directement devant les expériences quotidiennes du risque. Le concept ne fait pas référence à une relation de causalité ni à une relation de finalité, mais à une relation de simultanéité. L’idée de simultanéité suppose, en même temps, l’incapacité de contrôler la relation.

Les accouplements structurels entre le système social et la technique ont une tendance à l’équilibre. Les systèmes sociaux utilisent les expériences, les connaissances et les capacités, les normes et les routines pour s’adapter aux effets de la technique. Cela produit une praxis qui réduit l’attention aux normes, aux mesures de contrôle et aux dangers. Quand un évènement catastrophique se produit, le système cherche les responsables, modifie les normes et les mesures de contrôle, mais l’accouplement structurel reste, ce qui rend possible la répétition du succès dans un autre contexte.

Le concept d’accouplement structurel renvoie à l’idée que les différentes valorisations des risques est un processus que les groupes réalisent pour s’adapter aux perturbations et aux changements établis par la présence et le développement des risques. Ces processus ne sont pas forcément dirigés de manière rationnelle et intentionnelle, mais se produisent à travers de continuelles adaptations des conduites face à l’incertitude. A ce sujet, LUHMANN coïncide avec GIDDENS et BECK sur le caractère pratique et post-rationnel qui encadre la conduite des groupes sociaux par rapport au risque.

Notes
23.

LUHMANN, N. 1992