1.4) Le risque dans le champ de la gestion : le risque acceptable

Les analyses de LUHMANN, GIDDENS et BECK ont montré qu’on peut associer le concept de risque aux changements profonds dans les rapports sociaux, dans les formes d’autorité et dans les relations entre la science, la technique et la société. Les processus d’individuation, présents dans les relations sociales les plus diverses, et les limites de la science et de la technique pour maîtriser et contrôler les conséquences non prévues, replacent la thématique de la complexité et de l’incertitude dans les systèmes sociaux. Cependant, le concept de risque n’est pas nouveau dans le champ des sciences sociales ; il a eu un parcours historique avec des points forts et des retombées, autour de différents axes de discussion. DUCLOS 24 distingue différentes phases dans son évolution.

Au début des années soixante-dix, le risque a été introduit comme une tentative de “ techniser ” l’inquiétude sociale diffuse, agrégée autour de l’idée de “ crise ”. Il s’agissait d’une réponse au surgissement de phénomènes à vocation globale, réponse qui prétendait traiter rationnellement les difficultés économiques et les questions écologiques qui émergeaient dans cette période. La discussion visait à traiter rationnellement les phénomènes négatifs pour essayer de mieux fonder des éléments positifs centrés dans le concept de sécurité.

Dans la première moitié des années quatre-vingt, on assiste à une phase “ d’inflation ” du concept de risque, qui commence à être utilisé dans des domaines aussi variés que la sûreté policière, la surveillance stratégique, la protection des laboratoires, la prévision des crises politiques et la sécurité environnementale. C’est à ce stade que se situent les théories de GIDDENS, BECK et LUHMANN. La discussion était placée sur la possibilité de réduire le risque, et si une société de “ risque-zéro” était possible. C’est la phase dans laquelle on voit le développement des discours axés sur les risques qui prennent l’homme contemporain dans la vie quotidienne. Le divorce, le paiement des études, la mobilité géographique et les changements d’emploi sont des exemples des risques associés aux processus d’individuation, à la chute des structures de parenté, à la rupture des liens de solidarité entre les générations et à la crise des formes d’organisation du travail.

DUCLOS montre que le risque demeure, qu’il soit implicite ou explicite, caché ou patent, le concept clef de cette démarche, en ce qu’il véhicule avec lui l’idée d’une discussion possible sur les attitudes acceptables et sur les résultats empiriques supposés tangibles. Le risque tend à se constituer comme la rencontre entre un facteur matériel ou technique et un facteur humain. Le concept de risque permet aussi de construire des modèles centrés sur une logique prévisionnelle, pour induire des actions spécifiques, des discussions autour des limites d’acceptabilité des évènements et la construction d’outils de gestion pour modéliser la probabilité d’accidents.

Dans la deuxième moitié des années 80, par contre, se produit une phase de limitation, puis d’effritement du concept de risque, dans sa rencontre avec des questions qui en dépassent la portée et l’obligent à faire la place à d’autres concepts concurrents dans le même champ : menace, danger ou fortune. L’étape en cours semble être caractérisée, pour DUCLOS, par la résorption et l’ajustement fonctionnel du risque au sein d’un champ plus global, celui de la gestion. Le concept de risque est intégré à la perspective systémique dévéloppée au sein de la théorie de la gestion.

L’introduction du concept de risque dans le champ de la gestion a changé la conception dominante sur la sécurité. DOURLENS, GALLAND et VIDAL NAQUET 25 montrent que la prise en compte de la complexité des systèmes a amené, dès la Seconde Guerre mondiale, à l’abandon progressif d’une conception trop mécanique de la sécurité. A l’idée qu’un système se réduit à une chaîne linéaire de composants, chaîne dont la fiabilité est considérée comme égale à celle de son maillon le plus faible, se substituent les premiers modèles probabilistes qui tentent d’intégrer et de quantifier les interrelations au sein des systèmes. Il est acquis dans le domaine de la gestion du risque technologique que la sécurité absolue n’existe pas et que la fiabilité même très poussée de chacun des composants n’entraîne pas une fiabilité équivalente de l’ensemble d’un système.

La rémanence de certaines situations d’insécurité, malgré la multiplication des dispositifs et des techniques de protection, ou l’apparition de nouveaux risques qui paraissent quelquefois annuler les progrès accomplis amènent à la fois à constater les limites de la conquête de la sécurité et à formuler une interrogation quant à son mode de développement. Le point fondamental de cette remise en question réside dans l’ébranlement de l’idée que l’addition des mesures de sécurité partielles est toujours de nature à augmenter la sécurité globale des systèmes. Le doute à ce propos est apparu à travers la reconnaissance d’un certain nombre d’effets pervers liés à la mise en oeuvre opérationnelle de telle ou telle technique de sécurité spécifique, soit que cette technique semble engendrer un déplacement des problèmes à l’intérieur même du champ concerné, soit que telle ou telle réussite incontestable dans son champ d’application d’origine s’accompagne d’une montée de l’insécurité, dans un registre inattendu. La complexité des systèmes conduit maintenant à probabiliser les défaillances éventuelles ainsi que leur combinaison ; les modèles mécaniques sont substitués à des modèles probabilistes qui tentent d’envisager les accidents potentiels dès leur conception. 26

La complexification croissante des systèmes techniques, économiques et sociaux rend de plus en plus délicate l’identification de l’origine des événements dommageables. La prise en compte de l’interdépendance des causes ou même de l’interaction éventuelle des causes et des conséquences dans un processus dissout dans une certaine mesure la notion même de causalité, qui commence à être substituée à des approches probabilistes.

L’acceptation du fait qu’un facteur identifié de risque peut être, sur un autre registre, considéré comme un facteur de protection ou à l’inverse, qu’une solution à une cause supposée de dysfonctionnement peut être à l’origine d’un autre dysfonctionnement relativise les objectifs de sécurité et invalide la notion de risque nul, dans pratiquement tous les domaines concernés. La gestion du risque consiste à reconnaître les risques, les évaluer et les réguler les uns par rapport aux autres, plutôt qu’à rétablir des situations où les risques seraient totalement exclus. 27

L’évolution du concept de risque a mis l’accent sur l’idée de que “ trop de sécurité tue la sécurité ”. La reconnaissance d’une certaine irréductibilité des risques conduisent à la nécessité de réaliser des évaluations et des quantifications des différents risques potentiels dans une situation. L’analyse probabiliste du risque, dans ses derniers développements, envisage de multiples scénarios possibles d’accidents et tente de quantifier les probabilités conséquentes d’atteinte aux biens et à la population.

DOURLENS, GALLAND et VIDAL NAQUET montrent comment, dans ces conditions, le rapport à l’accident a évolué considérablement. Dans une phase antérieure, de conquête de la sécurité, l’accident était une scorie à éliminer qui ne servait, le cas échéant, lorsqu’il advenait, qu’à l’élaboration conséquente de nouveaux moyens de protection. Les calculs des risques et l’évaluation des dangers supposent l’existence de “ risques résiduels” malgré la croissance des niveaux de sécurité.

La tendance à la quantification et à la monétarisation des risques les plus divers, a largement contribué à l’unification du champ général de la gestion des risques et à la construction d’instruments d’aide à la décision. A l’éparpillement des méthodes et des façons de prendre en compte les dangers spécifiques, éparpillement dû à la singularité et au cloisonnement des modes progressifs de constitution des savoirs dans les divers domaines, succède une tendance à la comparaison de ces champs particuliers et au transfert des modes d’approche jugés les plus performants. La gestion du risque induit aussi une communication, certes encore difficile et complexe, entre les divers spécialistes des secteurs de la sécurité. Cependant, la non-homogénéité et la non-objectivité du rapport aux dangers dans la population, constitue un halo d’incertitude qui entoure les derniers développements de la recherche.

Le caractère incontournable de l’incertitude en la matière, qui fragilise l’établissement de politiques de sécurité, ne découle pas seulement de la complexification croissante des systèmes, mais résulte aussi des progrès de la science elle même. L’instauration diffuse d’une forme de doute scientifique quant aux méthodes d’appréciation et de prévention de dangers a des conséquences importantes sur les rapports qu’entretiennent à ce sujet experts, politiques et populations concernées. DOURLENS, GALLAND et VIDAL NAQUET soulignent que la récurrence de certains risques et l’incapacité au moins partielle de la science à fonder des politiques préventives drastiques amènent les pouvoirs publics à tenter une difficile modification des rapports qu’eux-mêmes entretiennent avec les populations concernées. En effet, lorsque les mesures de sécurité pouvaient se laisser directement déduire des progrès de la connaissance, le choix social qui présidait à leur adoption était, dans une certaine mesure, occulté. La prise en compte de la complexité des phénomènes à gérer, du caractère concurrent des risques à maîtriser et de l’incertitude qui pèse sur les décisions en la matière incite à penser différemment la finalité des politiques de sécurité. Il ne s’agit plus de garantir ici ou là la sécurité absolue, mais d’élever les niveaux de sécurité en recherchant des compromis entre objectifs contradictoires, en déterminant des seuils acceptables de risque et en gérant, dans un univers incertain, les équilibres des systèmes dynamiques.

La notion de risque acceptable est indissociable de la détermination de mesures, de seuils qui vont établir la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable. Ainsi, on peut dire que si le seuil entre l’acceptable et l’inacceptable est évalué à l’un de certains critères comme :

Si la notion d’acceptabilité paraît pertinente pour rendre compte de la construction sociale des règles de décision et d’action dans le domaine de la gestion, cette notion n’a pas, par contre, abouti à la production d’une théorie, ou du moins d’éléments théoriques, permettant de déterminer la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable. ANSIDEI 28 montre que la perception des risques par les individus et leur attitude face aux risques dépendent peu de la réalité des risques. L’esprit semble se fixer sur des risques précis plutôt que sur des probabilités de dommage. Les observations font apparaître que l’on accepte mieux de mourir de la grippe que du SIDA, de se faire écraser en traversant la rue que de subir l’explosion d’une usine voisine.

Dans certains cas, le risque est difficilement appréhensible et ses conséquences peu explicites pour la population. Il ne s’agit pas d’un risque qui se négocie, car les victimes potentielles ne sont pas identifiables à l’avance, et peuvent ne pas être nées encore. On les voit donc mal s’asseoir à une table de négociation. Le risque de pollution est un exemple de cette situation.

Si on en croit DOUGLAS 29, dans le grand public, ce qui est inacceptable, ce n’est pas le risque mais la faute. La non-responsabilité aurait pour effet de désarmer l’action sociale. En fait, l’affirmation de l’inacceptabilité des risques est une des manières par laquelle les groupes sociaux tentent d’imposer des normes données sur la société. L’analyse de l’acceptabilité des risques présente donc un double intérêt. D’une part, elle permet de mieux gérer ces risques en prenant en compte les perceptions qu’en a le grand public ; d’autre part, elle renvoie une image de l’évolution des normes sociales. FADIER30 admet plus simplement qu’on ne traite comme risque que ce qui peut être renvoyé à une défaillance. De dernier point de vue, le seul fait de créer un gestionnaire va faire exister le risque puisque tout risque non géré sera considéré comme une défaillance du gestionnaire.

La notion d’acceptabilité est liée à celle de détermination de mesures ou de seuils au-delà desquels le risque devient plus réel et se matérialise. Or, il paraît utopique d’espérer que le processus de décision pourrait donner lieu à la détermination de seuils acceptables et acceptées par les différents acteurs intervenant dans la gestion, seuils qui pourraient donner lieu ensuite à des actions afin de les faire respecter. Il semble plutôt que ces seuils, loin d’être produits en toute clarté autour d’une table sur laquelle chacun mettrait en jeu ses intérêts et attentes, sont construits au cours d’un processus plus ou moins caché, résultent des interactions et relations que les acteurs réussissent ou non à établir entre eux, évoluent en fonction des rapports de force, des conditions scientifiques, économiques, sociales qui peuvent rendre acceptable un risque qui ne l’était pas auparavant ou inversement.

La récurrence de certains risques et l’incapacité au moins partielle de la science et de la technique à fonder des politiques préventives drastiques amènent les pouvoirs publics à tenter une difficile modification des rapports qu’eux-mêmes entretiennent avec les populations concernées. DOURLENS, GALLAND et VIDAL NAQUET montrent comment la question de l’acceptabilité du risque ramène sur le devant de la scène les populations concernées en tant que partenaire obligé de la gestion des risques, tandis que la permanence de l’incertitude exprimée par les scientifiques les déconnecte de la sphère de la décision politique et induit l’instauration d’un jeu complexe entre experts et décideurs. Ainsi, de nombreuses décisions et responsabilités du ressort de l’Etat sont-elles partiellement transférées à des organisations émanant de la société civile ou aux individus eux-mêmes. Pour les auteurs, l’évolution des pratiques en matière de risque semble résider dans le recours à des solutions pragmatiques, plus ou moins fortement impulsées par l’Etat. Ces solutions mettent en jeu, outre les populations concernées, un certain nombre d’intermédiaires émanant de la société civile, de l’Etat ou du pouvoir local, qui développent avec plus ou moins de succès des stratégies locales et ciblées, dont l’important réside moins dans la validation scientifique des méthodes utilisées que dans le suivi immédiat des résultats obtenus ponctuellement.

La complexité et l’importance des décisions que doivent prendre les responsables publics face aux populations affectées amènent une oscillation continue entre transparence et opacité des décisions lié au fait qu’il reste difficile de prendre des choix présentant des solutions suivant le principe d’utilité selon lequel le sacrifice, même potentiel, d’un petit nombre est acceptable s’il bénéficie au plus grand nombre ; ce principe se heurte au rejet local et à l’exigence d’une sécurité absolue. A partir du moment ou certains risques restent irréductibles, la résorption des inégalités face aux dangers devient problématique et implique que soient discutés diverses solutions ou compromis possibles.

Dans ce contexte, on peut soutenir que la détermination des seuils acceptables est implicite. C’est plus l’observateur qui la décèle, que le décideur qui s’appuie sur elle. Autrement dit, si les processus de décision s’appuient sur des compromis, des jugements prenant en comptes de nombreux variables, intérêts, enjeux, il semble que ces détours, ces évaluations ne soient pas admis en discussion : les choix et discours lorsqu’ils sont discutés sont plutôt binaires.

L’acceptabilité se révèle alors être une notion difficilement  théorisable ” : l’acceptabilité n’est en fait analysable qu’a posteriori, elle n’est pas un outil de décision.

L’acceptabilité s’exprime dans des décisions que prennent des acteurs à un moment donné en exerçant leur jugement. La pragmatique de l’acceptabilité comme celle de la précaution dépend, comme l’indique GODARD 31 de règles et de procédures à inventer au cas par cas et non de l’application mécanique d’une règle.

Pour pouvoir émerger et fonctionner, une démarche de gestion doit mobiliser les acteurs sur des objets et des objectifs communs. Les objectifs ainsi que les critères de décision ne sont pas des données et n’apparaîtront qu’à l’issue d’une démarche d’apprentissage commune. Il est primordial dans cette perspective que les acteurs soient capables d’identifier ce qui se trouve mis en cause dans leur pratique actuelle et participent de ce fait à l’élaboration des questions et des solutions.

La notion de risque peut constituer un outil d’orientation de ce processus d’apprentissage et de construction de solutions inédites sous la forme d’innovations techniques, institutionnelles et organisationnelles (nouvelles pratiques) pour gérer le risque. Cependant il faut également se demander s’il existe toujours et quelles que soient les circonstances un intérêt à faire du risque acceptable un moyen de gestion formel et explicite. L’explicitation des compromis donnant lieu aux décisions peut aussi bloquer la négociation dans la mesure où personne ne reconnaîtrait vouloir participer à un processus de décision qui partirait explicitement de l’hypothèse qu’un certain risque est nécessaire. L’acceptabilité du risque reste encore un élément de discrimination mais seulement à l’usage de ceux qui analysent les décisions déjà prises et qui pourront dire quels sont les risques acceptables. Les décideurs ne diront jamais qu’ils acceptent le risque de morts humaines, ils peuvent simplement se glisser dans une logique du choix de la solution la moins mauvaise, ce que l’observateur pourra traduire comme risque acceptable.

Notes
24.

DUCLOS, D. 1996

25.

DOURLENS, C. GALLAND, J.P. et VIDAL-NAQUET P.A. 1991

26.

Op.cit. pg. 37

27.

Idem.

28.

ANSIDEI, M. 1998

29.

Op. cit. pg. 7

30.

FADIER, E. 1994

31.

GODARD, O. 1998.