1.5) Le risque acceptable dans les organisations.

Les zones d’insécurité constituent des risques permanents dans le fonctionnement des organisations. PERROW 32 a montré que la structure de certains systèmes sociaux induit la présence inévitable de risques. On peut emprunter cette approche pour analyser les risques systémiques présents dans le fonctionnement des organisations.

Pour le Laboratoire PRINTEMPS 33, dans toutes les organisations, dans la mesure où aucune n’est parfaite, on peut trouver des risques systémiques. Ceux-ci sont d’origines très diverses, mais ils se fondent dans la difficulté à saisir les situations complexes qui forment partie de la vie des organisations. L’esprit humain ne fonctionne qu’en réduisant la complexité, en transformant le dialogue en monologue, en schématisant les situations complexes dans les termes de l’interaction séquentielle, en réduisant le multiple à l’unique, le complexe au simple. Cette réduction est renforcée et formalisée par l’utilisation d’indicateurs d’activité et par la standardisation des procédures. Le taylorisme comme système d’organisation productive est un exemple de ce processus. Les méthodes de résolution de problèmes habituellement utilisées dans les modèles classiques de gestion peuvent participer aussi de la transformation du complexe au simple.

Les études du Laboratoire PRINTEMPS expliquent la complexité des organisations par les innombrables contingences secondaires qui ne peuvent être jamais examinées ou anticipées par la planification de l’activité organisée. Ni la discipline ni la planification, c’est-à-dire, l’uniformisation de réponses dans les situations complexes, ne constituent la solution. Cependant la discipline est, avec la planification, une des conditions du succès puisque, si elle n’était pas, les dangers nés de la discordance seraient multipliés. Mais la discipline ne donne pas de solutions sur la stratégie qui doit conduire l’action collective dans une organisation.

La complexité des situations présentes dans le travail quotidien d’une organisation explique la distance qui s’établit entre le projet et sa réalisation ou entre le prescrit et le réel, phénomène général des organisations. Ces contingences sont produites par des processus qui ne peuvent pas être anticipés car ils sont souvent actifs mais invisibles.

Les études du Laboratoire PRINTEMPS montrent que les méthodes de résolution de problème habituellement utilisées peuvent participer aussi à la transformation des processus secondaires en processus invisibles. L’analyse des problèmes dans l’organisation se conduit par une hiérarchisation de réponses qui empêche la détection de ces processus intangibles ; dans une situation organisée tout concourt à cacher la complexité des interactions, à résumer le multidimensionnel dans l’unidimensionnel, le dialogique dans le monologue; l’économie du temps et la capacité d’action en dépendent. Dans la mesure ou l’action organisée se fonde sur cette vision réduite de la réalité, elle provoque, sans le vouloir, des risques systémiques et crée des zones de danger.

Une organisation est caractérisée par la présence d’outils, d’acteurs et d’interactions d’acteurs qui construisent des routines, c’est-à-dire des savoirs et savoir-faire encodés dans des règles d’action efficaces construites au cours du temps et des expériences. 34 Elles permettent aux individus de centrer leur attention sur des événements et des tâches inédites. La vie collective organisée suppose l’existence de routines fondées sur la confiance. GIDDENS 35 montre que cette routine naît et se développe grâce au sentiment de “ sécurité ontologique ”, élément de base de l’activité sociale de tous les jours. La routine protège la sécurité ontologique ; ainsi, suivant les analyses du Laboratoire Printemps “ dans des organisations où le nombre et l’espace sont à une échelle qui dépasse les capacités humaines, la confiance est essentielle pour qu’une action engagée dans un point soit poursuivie ailleurs, ou pour qu’une décision prise par l’un soit assurée d’être continuée par l’autre.”  36

Cependant, le découpage de compétences, les règles et règlements et les niveaux hiérarchiques, fixés à un moment donné pour résoudre des problèmes, peuvent être dépassés lorsque l’environnement change si l’organisation ne s’est pas dotée d’une capacité d’amélioration continue. Ses défauts d’adaptation sont aussi créateurs de zones de risque. 37

Face aux problèmes dûs à la complexité des organisations, apparaissent différentes réponses et possibilités d’action. L’expérience peut être la base de l’une d’elles. L’expérience peut être un remède possible puisque l’action de celui qui a de l’expérience tient justement compte de ces circonstances contingentes, sans les verbaliser nécessairement, puisqu’elles sont secondaires. 38

Il existe, dans l’organisation, des expertises concernant la maîtrise de la complexité. Des relations informelles très intenses entre services sont un exemple. Les analyses du Laboratoire PRINTEMPS soulignent aussi les adaptations aux défaillances individuelles grâce à des phénomènes de prise en charge de problèmes, débordant les règles et les procédures. L’accent est mis sur le fait que travailler n’est pas seulement fournir de l’énergie dans une activité guidée par de l’information ; travailler c’est aussi poser un problème et le résoudre. Cette perspective doit rendre compte de la façon par laquelle un individu agit face à une situation non routinière ; les processus cognitifs mis en oeuvre permettent à chacun de diagnostiquer un état initial, de se fixer des buts et de mettre en oeuvre des opérations de transformation permettant de palier les défauts d’une situation. 39

La capitalisation de solutions générées localement est aussi une possibilité de solution des problèmes liés à la complexité des organisations. Ces initiatives reposent sur une connaissance collective ou individuelle invisible, locale, remarquée parfois par la hiérarchie du contact, mais valorisée localement sans que ces solutions soient répercutées dans les indicateurs établis. On comprend alors pourquoi l’interprétation d’un tableau de chiffres ou d’un indicateur quantitatif qui résume et décontextualise le résultat d’un processus est trompeur. Le choix d’un indicateur éclaire la réalité organisationnelle qu’il résume, mais, exprimant un seul des multiples processus en présence, il en laisse d’autres, non moins vitaux, sans aucune représentation. Le fait d’établir, dans des situations complexes, des indicateurs standardisés, met la lumière sur un ensemble réduit de processus, tandis que les autres restent dans l’ombre.

De ces observations, le Laboratoire PRINTEMPS tire deux conclusions :

Les différences entre les deux premières, contrairement aux apparences, sont en complète discontinuité. La planification consciente de la prise de risque est qualitativement différente des circonstances qui emmènent au risque. En plus, la sécurité a un coût économique, social et politique. Définir un seuil de risque acceptable, c’est définir le seuil à partir duquel on renonce en raison du coût à augmenter les dépenses de sécurité. Les seuils du risque acceptable se construisent en fait en fonction des “ investissements”  dont ils font l’objet tant en termes d’acteurs que de moyens affectés à leur mesure et à leur traitement. 40

Mais les langages formalisés comme les autres outils qui servent de support à la prise de décision ne sont pas neutres vis-à-vis du choix décisionnel qui sera fait ; ceci pour trois raisons 41 :

Les langages qui commandent l’action sont également ceux qui sont appelés à en sanctionner les résultats, les biais introduits par l’usage répété de ces langages peuvent devenir auto-validants42. Les gestionnaires d’une organisation s’appuient sur des connaissances et des systèmes de représentation, ils se réfèrent également à un langage et à un ensemble d’outils de mesure et d’évaluation, qui par définition sont des représentations formalisées et incomplètes de l’état de fonctionnement de l’organisation et des comportements des acteurs impliqués dans cette gestion.

De nombreux auteurs43 ont montré dans quelle mesure les outils de gestion, les études, les mesures structuraient les comportements des collectifs et orientaient l’apprentissage des acteurs. Dès lors qu’ils sont considérés comme des modèles de connaissance et non comme un outil normatif s’imposant aux acteurs ou encore comme un outil de manipulation, ils sont en mesure de construire une représentation commune mobilisant les acteurs sur des objectifs particuliers et catalysant les efforts d’apprentissage.

On peut estimer dans ces conditions que la notion de risque acceptable peut constituer un outil d’orientation de l’apprentissage et de l’acquisition de connaissances dans la mesure où elle détermine une certaine représentation de la manière d’aborder les problèmes. Le risque acceptable a un rôle de système de représentation, de mobilisation des acteurs sur des enjeux communs ; il peut rendre possible un dialogue a priori difficile entre des acteurs ayant des intérêts et de logiques différentes. Sans éliminer les conflits, elle pose les jalons pour des solutions de compromis ou des solutions intermédiaires entre les principes en jeu. La notion de risque acceptable peut ainsi, par exemple, permettre aux différents acteurs de se représenter la gestion du risque non comme un jeu à somme nulle mais comme un jeu où chacun d’entre eux a un rôle à jouer, des intérêts à défendre, intérêts qui peuvent d’ailleurs évoluer au cours du temps.

Les études du Laboratoire Printemps présentent les situations de double injonction explorées par BATESON 44 et l’école de Palo Alto, qui ont analysé des situations de paralysie dans lesquelles se trouvaient des sujets à qui l’on commandait en même temps deux actions jugées par eux incompatibles. Les solutions trouvées par les acteurs passent, dans ces cas, par la fabrication de réponses autonomes en relation aux ordres et aux règlements de l’organisation, en privilégiant le résultat au risque de se mettre hors du règlement pour accomplir ce qu’ils jugent être leur tâche première. 45

Les activités de planification de la prise de risque, saisie d’une opportunité et création de référentiels locaux d’action, ont pour conséquence d’augmenter l’incertitude, donc la méfiance. La confiance ne se décrète pas, elle se construit46. Contrairement à l’idée d’opposer la confiance au risque, comme si l’absence de l’un entraînerait l’apparition de l’autre, les études du Laboratoire PRINTEMPS, suivant les analyses de KARPIK 47, proposent l’idée qu’il ne saurait y avoir de sécurité ontologique s’il n’existe pas de dispositifs qui permettent à la confiance de s’établir et de subsister. Les auteurs distinguent deux types de mécanismes qui peuvent permettre aux routines rassurantes d’exister : les dispositifs de promesse et les dispositifs de jugement.

Les dispositifs de promesse sont mis en place avant la transaction visant à obtenir de l’autre un comportement conforme à ce que l’on attend de lui. Les dispositifs de jugement, par contre, construisent des mesures après que l’action a eu lieu. Ils évaluent la pertinence des dispositifs de promesse qui ont été engagés avant que l’action ait eu lieu. Ils réduisent l’ignorance sur le comportement des acteurs avec lesquels on veut poursuivre la relation et permettent de relativiser la confiance que l’on peut avoir en quelqu’un.

En somme, pour les auteurs, la confiance se construit en mettant en place des dispositifs de prévention qui indiquent comment l’action doit se dérouler. Mais le caractère faillible de l’activité humaine conduit aussi à connaître comment l’action s’est effectivement passée. Elle conduit à installer des appareils de mesure, capables d’évaluer les probabilités d’apparition des erreurs par secteur, par localité, par niveau de responsabilité, et ainsi remonter dans le système et rendre négligeables, voire supprimer complètement les causes des défauts de conduite qui engendrent la méfiance, donc empêchent les routines de s’installer.

Les conséquences de ces processus, exprimées par KARPIK et reprises par les auteurs, sont les suivantes :

L’apprentissage organisationnel peut être considéré comme une modification de ces routines, de ces règles d’action et des représentations sur lesquelles elles sont basées. Ce processus d’auto-renforcement est également au coeur de l’analyse théorique de l’apprentissage d’une organisation qui l’explique par l’existence de  “ routines défensives ” figeant les comportements individuels et collectifs même si ceux-ci se traduisent par des dysfonctionnements. 49 Dans ce cas, l’apprentissage est restreint, la correction des problèmes ne donnant pas lieu à une réflexion sur les valeurs directrices des stratégies d’action.

Les études du Laboratoire PRINTEMPS montrent que les organisations ont une résistance à admettre l’existence de risques systémiques. Il y a une forte tendance, présente dans la psychologie humaine, qui attribue les incidents ou catastrophes à la responsabilité individuelle. PIAGET 50 fonde cette tendance sur une quadruple illusion, conduisant à minimiser le caractère organisé et institutionnel de l’exposition au risque et à refuser le hasard, conçu comme la rencontre de deux chaînes de causalité indépendantes l’une de l’autre :

Notes
32.

PERROW, CH. 1984

33.

Voir GUARDIOLA, A., MERCIER, D., TRIPIER, P. TUILLIER, J.N. 1998.

34.

CYERT R.M. et MARCH J.G. 1970.

35.

Op. cit. pg. 1

36.

Laboratoire PRINTEMPS. 1998 pg. 44

37.

Idem.

38.

Idem.

39.

Idem.

40.

BOURDEAUX, I. et GILBERT, C. 1997

41.

BARROUCH, G. 1989

42.

Idem.

43.

Par ex. MOISDON, J.C. 1997

44.

BATESON, G. 1984

45.

Laboratoire PRINTEMPS pg. 44

46.

Idem.

47.

KARPIK, L. 1996

48.

KOENIG, G. 1994.

49.

ARGYRIS, C. 1995

50.

PIAGET J. et INHELDER, B. 1951