1.6) Le risque et les nouvelles logiques d’action.

BECK, GIDDENS et LUHMANN ont posé les fondements, à travers de nombreux développements théoriques, de la présence de risques stables et permanents dans les sociétés contemporaines. Ces auteurs ont mis en évidence la présence et l’importance d’un phénomène qui était en quelque sorte résiduel dans les sociétés industrielles. Les risques, dans les sociétés actuelles, ne sont pas les conséquences de fautes ou de fragilités du système, mais ils composent les traits de base du système.

Mais le concept de risque développé par ces auteurs admet la possibilité d’analyse de situations très différentes, ce qui lui donne un niveau de généralité qui finit par limiter le potentiel du concept. A l’intérieur de ce champ, nous pourrions inclure des risques aussi divers que les risques écologiques, les risques sociaux et les risques du travail.

Le concept de système expert permet d’établir un lien entre une approximation macro sociologique du concept de risque, qui définit des tendances très générales d’une société, et une approche plus empirique, qui permette l’analyse de situations de risque plus spécifiques. Dans ce cadre, l’axe de l’analyse passe des dynamiques structurelles aux systèmes experts. Le réseau d’assainissement de la ville de Lyon et l’Hôpital universitaire de la ville de Montevideo constituent des exemples de systèmes experts. Le développement de ceux-ci est une conséquence du développement de la modernité, donc ils font partie de ses caractéristiques générales. Mais, en même temps, les systèmes experts ont des limites plus définies et plus précises ; l’analyse des systèmes experts délimite le champ des risques, permettant d’analyser les processus de production ou d’assignation et d’établir des connexions entre les actions des individus et la dynamique des risques.

Dans la mesure où le champ des risques est délimité par le domaine plus spécifique des systèmes experts, les conditions s’établissent pour incorporer la notion de risque à la théorie de la gestion. Il ne s’agit plus de risques globaux produits par des dynamiques structurelles incontrôlables, mais de risques spécifiques qui sont susceptibles d’être gérés. Ceci n’implique pas que l’on perde la relation entre les risques spécifiques et les dynamiques générales. Les risques produits par les systèmes experts sont la conséquence des changements globaux de la société ; ce sont des risques stables, permanents, inhérents au fonctionnement des systèmes experts. Mais incorporer le risque au domaine de la gestion permet d’opérationaliser le propre concept de risque, ce qui entraîne d’innombrables avantages pour la recherche empirique. Les risques deviennent plus tangibles et peuvent être associés à des processus spécifiques, inhérents au système expert. Les acteurs peuvent se profiler de manière plus précise et l’on peut analyser plus clairement, d’après une perspective microsociologique, leur perception et leur valorisation des risques.

Les risques présents dans le réseau d’assainissement de la ville de Lyon sont des risques de type écologique : contamination de la nappe phréatique et inondations de zones importantes dans la ville. Les acteurs impliqués sont des techniciens, d’institutions publiques ou privées, des chefs d’entreprise, des politiciens et des usagers. Les risques de l’ “ Hospital de Clínicas ” sont des risques liés au travail : contamination, contagion de maladies et accidents du travail. Les acteurs impliqués sont les travailleurs non qualifiés, les infirmières, les employés de l’administration et les professions médicales. Les perceptions et les attitudes de ces acteurs par rapport aux risques sont, comme le signale ANSIDEI 51 , indépendantes de la magnitude et de la portée de ceux-ci, ce qui nous renvoie à la nécessité d’une analyse spécifique des perceptions et des attitudes des acteurs dans les deux systèmes experts concernés dans notre étude.

Dans les deux cas qui seront analysés dans ce travail, l’augmentation de la complexité des systèmes, comme l’exposent DOURLENS, GALLAND et VIDAL52 , est une source de risque permanente. Dans les systèmes experts peu organisés, tels que celui du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, l’augmentation de la complexité s’exprime par l’incorporation de nouvelles technologies décentralisées qui s’insèrent dans le fonctionnement de la ville, augmentant la quantité et l’hétérogénéité des acteurs impliqués dans sa gestion. L’augmentation des niveaux de risque est en relation directe avec le processus de construction d’irréversibilités. Ce processus implique la mise en marche de décisions (au niveau technique, institutionnel ou de la population en général) dont l’orientation ne peut être modifiée dans des étapes ultérieures. La construction d’irréversibilités augmente les possibilités de risque dans le fonctionnement du système ; une gestion du risque efficace doit s’orienter vers la limitation ou la réduction au minimum de ce processus.

Dans les systèmes experts organisés, tels que l’ “ Hospital de Clínicas ”, la complexité s’exprime par la présence de zones de risques stables induites, d’après PERROW 53, par la structure du système expert. La complexité d’une institution hospitalière gigantesque telle que l’Hôpital de Clínicas, avec ses maigres ressources et inscrit dans un cadre normatif laxiste, provoque la présence de risques permanents, qui se traduisent, suivant le Laboratoire PRINTEMPS, par le développement de routines de travail défensives, qui ne donnent pas des réponses efficaces face au risque.

BECK, GIDDENS et LUHMANN ont souligné la difficulté d’obtenir des interventions sociales, que ce soit dans la sphère publique, dans le cadre de la vie quotidienne ou dans le monde de l’organisation, permettant de réduire ou d’éliminer ces composantes du risque. Le fait que le statut de producteur de risque ou de personne affectée par celui-ci soit impossible de déterminer de manière structurelle, laisse la marge d’intervention sociale livrée à la contingence des situations et des décisions spécifiques des acteurs. Il n’existe pas de mécanismes ou de formules pré-établies qui peuvent rendre compte des situations de risque. Sur ce plan, les organisations bureaucratiques sont celles qui ont le moins de capacité pour affronter avec succès les situations de risque.

Les analyses de LUHMANN 54 , FADIER 55 et GODARD 56 montrent comment les systèmes experts, dans la mesure où ils sont incapables d’arriver à des situations de risque zéro, établissent, de manière explicite ou implicite, un processus de sélection des risques. Ce processus de sélection est un processus social : il implique la mise en marche de décisions, qui peuvent être analysées à partir de la perception et la valorisation individuelle ou institutionnelle des risques réalisées par les acteurs. Dans la mesure où ces perceptions et ces valorisations peuvent être différentes pour chaque groupe, catégorie professionnelle ou niveau hiérarchique du système expert, la sélection des risques entraîne nécessairement une négociation, explicite ou implicite, formelle ou informelle, pour définir quels sont les niveaux acceptables de risque dans le système expert en question. La définition du risque acceptable cristallise le résultat de ces conflits, établissant un compromis plus ou moins stable entre les personnes affectées par les risques et les décideurs, ce qui constitue un cadre d’orientation du comportement des acteurs dans la gestion du risque.

Les risques systémiques sont l’expression, au niveau des systèmes experts, de la crise de rationalité de la modernité avancée signalée par BECK. Incorporer le risque à la théorie de la gestion déplace l’attention portée aux procédures adoptées par un système expert pour éliminer les risques, à l’analyse des processus de négociation des niveaux acceptables de risque. Dans la mesure où la contingence et l’indétermination prennent place dans des contextes marqués par l’incertitude, la négociation de niveaux acceptables de risque introduit une logique d’action différente des formes d’action prédominantes jusqu’alors dans les sociétés industrielles. Ce n’est pas un type de négociation comparable à un accord salarial ou à un accord entre groupes formalisés et établis qui s’inscrivent dans les paramètres de l’action rationnelle et stratégique entre des acteurs qui ont des intérêts clairement définis.

La négociation des seuils acceptables de risque est un type de négociation plus précaire, incertaine et changeante, qui met en jeu, non seulement les recours de pouvoir des acteurs, mais aussi leurs valeurs, leurs règles de conduite, leur expérience quotidienne exprimée en termes de rationalité pratique et les relations de communication et de confiance qu’ils établissent avec d’autres acteurs. Dans ce sens, la négociation des seuils acceptables de risque reproduit les conditions d’incertitude et de contingence dans lesquelles elle s’insère. Cette caractéristique oblige à centrer l’analyse dans le déroulement des nouvelles formes d’action présentes dans ces processus de négociation comme une composante qui devra être au centre de la dynamique du fonctionnement des systèmes experts.

Dans le prochain chapitre, nous ferons une exposée et une discussion des principales approches d’analyse de l’action sociale qui peuvent rendre compte des nouvelles logiques d’action dans les contextes de risque. De la même façon, des développements théoriques ont été approfondis au sujet des transformations qui se sont produites dans les sociétés industrielles et de leur influence sur l’action sociale. Cette discussion devient un élément indispensable pour aborder lors d’une deuxième étape l’analyse empirique des logiques d’action prédominantes dans le réseau d’assainissement de la ville de Lyon et dans l’Hôpital de Clínicas de Montevideo.

Notes
51.

Op. cit. pg. 40

52.

Op. cit. pg. 37

53.

Op. cit pg. 43

54.

Op. cit. pg. 1

55.

Op. cit. pg. 41

56.

Op. cit. pg. 43