2.1) Du comportement stratégique à l’action commune.

L’érosion des fondements de la société industrielle et l’émergence des sociétés de modernité avancée supposent une nouvelle perspective pour analyser l’action dans la complexité des nouveaux contextes. GIRAUD 58 fait un récapitulatif des deux types d’action qui ont été pris en compte par la sociologie pour expliquer la conduite des acteurs. Le premier modèle est celui de l’action organisée, qui dérive de la rationalité instrumentale de WEBER. Ce modèle ne se limite pas à l’idéal type de la bureaucratie. On peut l’utiliser pour faire, dans un sens plus large, une analyse du lien social dans la société industrielle. Les modèles d’action comme le taylorisme, le fordisme ou le fayolisme sont aussi des modèles de rationalité instrumentale apparus historiquement au moment de la construction du capitalisme occidental et de la société industrielle et moderne.

Le deuxième modèle présenté par GIRAUD est celui de l’action collective. Il a été présenté comme une alternative cognitive au modèle de l’action organisée. C’est une conception de l’organisé construite autour de dynamiques sociales locales fondées sur des rapports de pouvoir et d’intérêt. Elle inclut le principe de la division du travail comme support d’interdépendance, non dans une conception de la rationalité cognitive et normative qui concilie les moyens et les fins, mais à partir d’une conception contingente de l’action et du construit social. C’est surtout dans la perspective introduite par CROZIER et FRIEDBERG 59 et les auteurs qui l’ont développée ensuite, que l’accent est mis sur les espaces de jeux et sur les règles d’action plutôt que sur la rationalité des moyens et des buts. L’action collective se présente comme la traduction des rapports de force issus des relations de pouvoir entre acteurs ou groupes d’acteurs. Pour GIRAUD, ce modèle met au centre de l’intelligibilité de l’action, les logiques d’acteurs et les situations d’interaction, ce qui permet de penser les dynamiques d’un ensemble social quelles que soient les caractéristiques des échanges. Par contre, il n’explique pas assez bien la mobilisation des ressources d’action et le lien social qui se développe au cours d’une action collective.

Ces deux modèles d’action ont été féconds heuristiquement pour analyser les sociétés industrielles, mais la transformation du contexte historique et des relations sociales exposée par BECK, GIDDENS et LUHMANN, limitent sa pertinence théorique et cognitive. Un aspect important de la transformation des sociétés modernes est la tendance à la décompartimentalisation des rôles rendant nécessaire une analyse des stratégies plus large que celle partant de la situation de travail. Le multipositionnement des individus et la porosité des systèmes experts empêchent une clôture de l’espace d’action dans une perspective cognitive et méthodologique centrée sur l’organisation ou l’entreprise. L’analyse à partir des relations de pouvoir et d’intérêt suppose une société industrielle construite sur un appauvrissement et une compartimentalisation des rôles sociaux, mais on assiste en ce moment, suivant l’analyse de GIRAUD, à un processus de recomposition profonde des relations sociales et des façons d’être.

GIRAUD propose un nouveau modèle cognitif et théorique pour ouvrir une perspective différente dans l’analyse de l’action : le modèle de l’action commune. Ce modèle se distingue des précédents par un déplacement du regard : à la place de l’action locale, le modèle d’action commune envisage l’action comme une construction de situations dont l’histoire est centrale dans la compréhension des formes de l’action elle même. Il y a une perspective différente de la relation entre les espaces et les temps sociaux de l’action ; la dimension spatiale de l’action, en tant que lieu où s’affrontent les acteurs, est enchâssée dans l’analyse des temps sociaux de l’action.

L’analyse focalisée sur les dynamiques sociales se décentre sur le multipositionnement des individus issu de la décompartementalisation des rôles dans les sociétés de modernité avancée. Ce processus induit des modes de relations diversifiées dont les relations de pouvoir ne sont qu’une des dimensions. Les références aux valeurs et à un rôle social sont aussi des éléments de composition de l’action. Les nouvelles formes d’action dans le monde contemporain se structurent, dans cette perspective, autour de compétences cognitives et relationnelles fondées autant sur la confiance et l’influence que sur les relations de pouvoir et sur la standardisation des positions.

La référence aux valeurs et à la confiance forme partie du processus de construction de l’acceptabilité du risque. L’analyse des relations de pouvoir à partir des positions et des rôles sociaux structurés se montre insuffisante, car la problématique du risque est transversale aux intérêts et aux positionnements des acteurs. Le problème de la pollution, par exemple, concerne la population mondiale ainsi que les futures générations, dépassant les positions actuelles des acteurs et les intérêts stratégiques dérivés de celles-ci.

La référence aux valeurs montre l’émergence, dans les processus d’acceptation et de négociation du risque, d’une nouvelle logique d’action qui ne peut pas construire uniquement sur la référence aux positions structurées. L’action dans le sens exposé par GIRAUD ne se réduit pas à une logique de positions dans un système d’interactions donné. Elle correspond surtout à une dynamique de situations où l’on met l’accent sur une tendance à la recherche de ressemblances propices à évacuer les conflits perçus comme des malentendus et des obstacles au déroulement de l’action.

La référence à la situation est nécessaire dans l’analyse de l’acceptabilité et de la gestion du risque car, dans notre cas, les actions se construisent autour des situations toujours variables. Pour CROZIER et FRIEDBERG, 60 les contraintes liées à la situation sont les composantes principales des systèmes d’actions concrets et des enjeux de pouvoir autour desquels se déroule l’action stratégique. L’action commune, par contre, fait une référence à la situation à partir des représentations et des valeurs des acteurs. Les solidarités et les accords peuvent se construire autour de croyances ou de représentations communes qui dépassent la situation en construisant, à partir de l’interaction, de nouvelles règles d’action.

L’action commune correspond à des pratiques sociales reposant sur une nouvelle articulation existant entre la vie au travail et la vie hors travail fondée sur des valeurs et sur l’incertitude inscrite sur la configuration variable de situations affectant le multipositionnement des individus. L’action commune se substitue aussi aux logiques de marché en inventant des nouvelles règles d’action reposant sur des apprentissages et sur des valeurs débordant la seule logique de la situation et de la position d’acteur acquise dans un système social donné.

Le concept d’action commune développé par GIRAUD conduit à concevoir les organisations comme une forme d’action non institutionnelle caractérisée par un espace-temps à la fois autonome et dépendant d’autres espaces-temps d’action. Le temps social de l’action est un temps qui varie en fonction de l’action engagée et de la permanence des moyens associés. Il peut être un temps historique, un temps événementiel, un temps d’élaboration de figures culturelles ou un temps de construction d’une rationalité dominante. Il est à la fois centré sur l’action et décentré dans l’articulation avec des ensembles plus larges appelés “ contextes ”, “ ordres ”, “ marchés ”. La gestion du risque définit un espace-temps spécifique, de type événementiel, autonome par rapport aux espaces-temps des institutions concernées, articulé sur un ensemble qu’on peut appeler “ contexte ”, et qui dispose de moyens permanents en fonction de l’action envisagée. On ne peut pas le réduire à l’action organisée car il se focalise sur une multiplicité d’acteurs définis par une même situation d’interaction.

Suivant l’analyse de GIRAUD, un système d’interaction est un ensemble social qui dispose de moyens plus ou moins permanents d’action et dont les actes sont orientés vers la réalisation d’une action. Le système d’interaction est à la fois producteur de situations d’interactions, qu’on peut définir comme une rencontre d’individus dans un contexte social impliquant une référence commune à une action. Une situation d’interaction se comprend à partir de la structure des rôles, de la façon dont les individus les interprètent et de la position dans le système d’interaction. L’acteur agit donc dans une structure d’action particulière dans laquelle les autres acteurs, la nature de l’interaction et la dimension symbolique qui est associée a la position occupée dans l’interaction composent un ensemble d’incertitudes et d’attentes. Celui-ci est un facteur de contraintes et de ressources pour l’acteur mais aussi des normes et des valeurs d’adhésion. Les valeurs et les codes de croyance, hérités d’expériences de situations passées, perdurent en tant que témoins des parcours sociaux des acteurs qui débordent la situation d’interaction.

La gestion du risque peut se comprendre aussi comme un système d’interaction, dont les références communes doivent se construire autour de l’acceptabilité du risque dans des situations de configuration variable selon les différentes contraintes techniques. L’acceptabilité du risque se construit à partir de la situation d’interaction qui définit les incertitudes et les attentes, mais où interviennent aussi les valeurs et codes de croyance des acteurs confrontés à des parcours sociaux très différents. Dans ce processus, les codes d’interprétation des différents acteurs ont une place décisive car l’incertitude des situations d’interaction définit un espace relativement ouvert à la création et à l’apprentissage de nouvelles règles d’action et de valeurs d’adhésion, débordant la logique de la situation et les intérêts stratégiques.

L’articulation entre système d’interaction et situation d’interaction s’effectue à travers l’apprentissage culturel qui renvoie à la relation existant entre les expériences sociales passées de l’individu et les positions d’acteur occupées dans les systèmes d’interaction. La logique de comportement est liée à l’espace et au temps devant lequel se joue l’action et se constituent les valeurs et les catégories d’interprétation des problèmes au sens de GOFFMAN. 61 Cette perspective permet d’articuler la contingence des situations et le processus de socialisation à partir duquel les individus construisent ces codes d’interprétation de la réalité.

Pour comprendre l’action des acteurs, GIRAUD propose de mettre en évidence à la fois les logiques comportementales qu’induit le système d’interaction et la genèse sociale des situations traduites en valeurs et en codes de croyance, ainsi que les conflits et la négociation autour de l’interprétation de celles-ci. L’analyse diachronique permet de rechercher, lorsque la diversité des logiques d’acteurs résiste aux critères de la position dans le système, les raisons de ces différences dans les codes de croyance et dans la reconstruction des scénarios d’interprétation. Les dynamiques sociales résultent de ces interrelations bien qu’elles ne peuvent pas être réduites aux relations de rôles correspondant à l’interdépendance des positions occupées au sein d’une organisation. Les positions circonscrivent le champ des possibles, mais laissent aussi la place à l’interprétation des rôles et au jeu des acteurs en fonction de leurs possibilités et désirs.

Le développement de l’action commune implique l’émergence d’un nouveau type d’action sociale, pour laquelle les valeurs, la confiance et l’interprétation des situations se substituent à la rationalité stratégique et à la lutte entre les positions de structure. Ce type d’action se construit sur une logique basée sur le multipositionnement des individus et sur la décompartementalisation des rôles, produit par l’accroissement de la complexité et de l’incertitude dans le contexte de la modernité avancée. Les “ cultures de risque ” ont besoin d’incorporer des valeurs communes, structurées comme codes d’interprétation pratiques de la réalité. Las acteurs portent les valeurs incorporées dans leur socialisation, mais ils ont besoin de construire de nouveaux codes pour interpréter les nouveaux contextes signés par l’incertitude et la contingence.

Mais le concept d’action commune développé par GIRAUD s’avère insuffisant pour expliquer comment on peut développer des valeurs communes dans un contexte d’action marqué par des codes d’interprétation de la réalité différents ou antagoniques. Il n’approfondit pas non plus le processus de négociation qui culmine dans la production de références communes. D’où viennent ces valeurs communes ? Comment peut-on établir des accords durables sur celles-ci ? La référence aux valeurs n’implique-t-elle pas une vision ingénue en ce qui concerne le comportement des acteurs ?

Ces doutes qui surgissent du concept d’action commune rendent nécessaire une approximation théorique qui approfondisse les conditions permettant la coopération entre les acteurs, et qui analyse le processus de négociation entre les différents codes d’interprétation utilisés par les acteurs dans des situations de risque et d’incertitude. La référence aux valeurs et à la confiance s’intéresse moins aux conflits entre rationalités différentes qu’aux conditions qui rendent possible la coopération et le fait pour les acteurs d’aller ensemble dans le même sens. Mais la reconnaissance d’acteurs autonomes n’explique pas la permanence de liens et l’existence d’accords de coopération qu’on ne peut pas réduire à un échange marchand.

Notes
58.

GIRAUD, C. 1993

59.

CROZIER, M et FRIEDBERG, E. 1977

60.

Op. cit. pg. 59

61.

GOFFMAN, E. 1975