2.2) Le problème de la coopération.

L’école des conventions représentée notamment par BOLTANSKY et THEVENOT 62 a développé les conditions dans lesquelles la coopération est rendue possible. Le centre de l’analyse est l’existence de cadres communs sans lesquels aucune forme d’échange, même ponctuel, ne serait possible. Le système d’attentes réciproques entre les personnes sur leurs comportements est appelé “ conventions ”. Ces conventions peuvent êtres écrites sous la forme d’accords ou de contrats ou bien être informelles. Pour connaître le processus de production de ces conventions, on doit partir de deux propositions : i) les situations doivent se comprendre à partir de la représentation que s’en font les personnes ii) les personnes ont la même compétence que l’analyste pour évaluer la nature des situations. Ces propositions éloignent cette approche des perspectives critiques ou situées autour de l’idée de fausse conscience. 63

La possibilité de relations entre personnes repose sur des systèmes d’équivalences partagées qui permettent à chacun de trouver les repères qui vont guider ses relations dans une situation donnée. Ces systèmes d’équivalences que les auteurs appellent grandeurs communes se déploient dans des “ mondes ” régis par des principes communs. BOLTANSKY et THEVENOT distinguent six “ mondes ” idéals typiques dans lesquels se structurent de façon cohérente personnes, objets, représentations et figures relationnelles. Ces mondes relèvent de l’inspiration, du domestique, de l’opinion, du civique, du marchand et de l’industriel.

Dans le monde de l’inspiration, c’est le génie créateur et sa production qui sont valorisés. Dans le monde domestique, la famille, la tradition, la conformité avec les règles de l’honneur et le respect du père structurent les relations de hiérarchie et de subordination. Le monde de l’opinion est régi par la reconnaissance des autres, la réputation et la considération. Dans le monde civique, l’intérêt collectif et les notions d’équité, de liberté et de solidarité sont plus importantes que l’intérêt individuel. Les lois de fonctionnement démocratique et les droits d’expression sont au centre de ce monde. Au contraire, le monde marchand est défini autour des lois du marché. Etre concurrentiel, faire de bonnes affaires, obtenir les meilleurs prix, régissent la situation marchande. Enfin, dans le monde industriel, la science et la performance technique, l’efficacité et le contrôle de la production, les machines et leur productivité sont les principes régulateurs.

L’hypothèse de BOLTANSKY et THEVENOT est que l’identification de ces mondes, bien que théorique, est une phase nécessaire pour construire les accords et trouver les solutions aux différents types de conflits. Les auteurs trouvent trois types de relations :

Pour construire les accords, chacun des mondes mobilise différents indicateurs permettant de caractériser sa nature. Un de ces indicateurs est le principe supérieur commun, qui renvoie à une instance où les personnes du même monde peuvent établir des équivalences autour desquelles se scellent les accords. Chaque monde possède ses principes supérieurs que l’on ne peut pas déplacer de l’un à l’autre. Le recours au principe supérieur peut clore une controverse dans un monde, mais on ne peut pas l’utiliser dans une situation d’un monde différent.

Le deuxième indicateur est ce que BOLTANSKY ET THEVENOT appellent l’état de grandeur. Chaque monde a ses catégories de valorisation pour définir ce qui est “ grand ” et ce qui est “ petit ” et les rapports de grandeur entre ces deux états. Par exemple, les catégories valorisées dans le monde marchand (prix, affaires) n’ont pas le même crédit dans le monde de l’inspiration (spontanéité, originalité). Pour accéder à l’état de grand, on doit payer un coût d’acquisition, consentir à des efforts et prendre un risque pour arriver : c’est ce que les auteurs appellent “ formule d’investissement ”.

Le troisième indicateur désigne les éléments humains (sujets) et non humains (objets) qui sont protagonistes dans ces mondes. Ces répertoires sont les machines, les clients ou la production artistique, et ils sont aussi différents dans chaque monde. Ces éléments doivent passer par ce que BOLTANSKY et THEVENOT appellent l’épreuve modèle. Celle-ci est une forme d’épreuve qu’engagent les sujets et les objets pour résoudre un conflit ou une controverse dans un monde. C’est le test d’une machine dans le monde industriel ou une exposition d’art dans le monde de l’inspiration.

En dernier lieu, la figure harmonieuse est l’image symbolique et arrêtée du monde : la famille unie dans le monde domestique, l’entreprise performante dans le monde industriel. Ces figures développent une forme de relation naturalisée, attendue de tous dans le monde en question.

Quand les controverses sont à l’intérieur d’un monde, elles retournent à un principe supérieur commun capable d’établir les équivalences qui vont permettre la construction de l’accord. Pour cela, l’épreuve modèle permet le surgissement d’une situation qu’engagent des sujets et des objets dans une relation complexe, se déplaçant dans une grandeur identique et accordant au réel la même signification. Les sujets et les objets sont identifiés et hiérarchisés de façon compatible, de manière à ce que l’épreuve modèle puisse clore la controverse.

Quand des mondes différents se jouxtent sans qu’il y ait de discorde, on n’a pas besoin d’épreuve. Les coordinations se trouvent à l’intérieur de mondes qui se rencontrent dans des relations médiatisées par des sujets et des objets non conflictuels. Même dans ces cas, l’équilibre est toujours provisoire et la cohabitation risque de se transformer en conflit.

Le cas le plus fréquent est la rencontre conflictuelle entre deux ou plusieurs mondes dans une situation donnée. Dans ce cas, BOLTANSKY et THEVENOT proposent trois types de solutions : la clarification dans un seul monde, l’arrangement local et le compromis.

Quand la clarification s’opère dans un seul monde, tous les autres mondes sont subordonnés aux principes communs et aux catégories valorisées de celui-ci. Les différentes logiques s’unifient autour des références du monde prévalent, qui ordonne la situation en fonction d’un seul système d’équivalence.

Dans les situations d’arrangement, chacun reste dans son monde, mais les personnes parviennent à arranger un accord localement sur une transaction. Mais ces arrangements sont provisoires puisqu’ils sont liés aux contingences et aux enjeux de la situation. En effet, ils ne sont pas généralisables à toutes les situations, car ils manquent des principes communs qui les justifieraient.

Le compromis est une forme d’accord plus durable qui dépasse les états de grandeur en opposition et associe les registres d’action des acteurs concernés. Ils sont consolidés par des dispositifs qui extraient les objets relevant de différents mondes en les dotant d’une identité propre, susceptible de dépasser l’opposition originelle pour construire quelque chose en commun. Ces dispositifs peuvent être aussi la construction d’objets innovants associant les logiques de deux mondes.

Ces dispositifs ont parfois besoin d’être articulés par un “ tiers” qui par sa prééminence sert de monde de référence commun aux deux mondes en conflit. Ce compromis est articulé en général autour de personnes qui ont une valorisation positive dans les deux mondes hostiles et qui parviennent à construire une légitimité qui dépasse les différences d’origine.

La négociation des seuils de risque acceptable met en jeu la présence de différents mondes qui doivent parvenir à trouver des accords plus ou moins durables. Dans le cas du réseau d’assainissement, la négociation des seuils acceptables du risque doit prendre en compte l’existence de plusieurs mondes (le monde politique représenté par les élus, le monde scientifique représenté par les techniciens, le monde domestique représenté par les usagers, le monde industriel représenté par les entrepreneurs) et la possibilité d’établir des accords entre eux. Dans le cas de l’hôpital, la négociation des seuils acceptables du risque doit prendre en compte les différents mondes présents dans l’institution : le monde scientifique représenté par les médecins, le monde marchand représenté par les administrateurs, le monde de l’opinion représenté par les différents groupes qui partagent la direction de l’Hôpital. La possibilité de trouver des accords passe par la négociation de “ mondes ” avec des principes et des états de grandeur différents.

La théorie de l’école des conventions analyse et décrit différentes logiques d’action et différents types de conflits. Le premier type d’action pour lequel les controverses s’éclaircissent en un seul monde, sur la base de principes communs propres à ce monde, représente la logique d’action prédominante dans les sociétés de modernité simple. Dans ce type de sociétés, les “ mondes ” sont délimités et clairement séparés ; la différenciation fonctionnelle en sous-systèmes d’action, qui constituent des sphères dotées d’une légalité autonome et qui construisent des légitimités spécifiques, développe des “ mondes ” indépendants, qui ne sont pas connectés entre eux. Dans ces sociétés, les conflits se réfèrent à un seul monde et se résolvent sur la base des principes communs à ce monde.

Le deuxième et le troisième type d’action se référent à l’émergence de logiques d’action propres à la modernité avancée. Dans ces sociétés, la différenciation fonctionnelle est substituée par la connexion et l’harmonisation des sphères, faisant s’écrouler la séparation entre les sous-systèmes dotés d’autonomie 64. Dans ce contexte, la coexistence et la controverse entre différents “ mondes” se généralisent et se transforment en modèle d’action prédominante. La complexité croissante de la modernité s’exprime par la juxtaposition de différents “ mondes ” et par l’existence de conflits qui traversent les limites de chacun d’eux.

La théorie de l’école des conventions permet de résoudre quelques-uns des doutes que la perspective d’action commune développée par GIRAUD soulève. Cette approche explique le processus à partir duquel les acteurs peuvent parvenir à des compromis ou des accords malgré leur logique d’action s’inscrivant dans des “ mondes ” différents. Elle définit également différents degrés d’accords qui peuvent s’établir à partir de ce processus : des arrangements provisoires ou des compromis durables. Ces deux possibilités dépendent de l’existence d’un “ tiers ” qui permette d’articuler les “ mondes ” en conflit. Quand ce “ tiers ” n’existe pas ou n’est pas présent, les accords sont provisoires et contingents. Dans le cas où ce “ tiers ” serait capable de surmonter les “ mondes ” en conflit et de construire des principes communs, le compromis est plus stable et durable.

Même si la théorie des conventions permet d’analyser les logiques d’action prédominantes dans les sociétés de modernité avancée, en surmontant les insuffisances de la théorie d’action commune, elle présente trois points faibles : en premier lieu, elle nécessite la construction de principes communs pour obtenir un accord ou un compromis entre les différents mondes. Deuxièmement elle requiert l’intervention d’un “ tiers ” pour obtenir des compromis durables. Troisièmement elle ne spécifie pas quelles sont les conditions qui doivent exister, dans le cas où un “ tiers ” n’interviendrait pas, pour que les acteurs établissent des accords provisoires.

La construction de principes communs peut seulement être comprise dans un processus de longue durée, qui ne permette pas d’analyser des situations de risque contingentes et incertaines. Cette construction de longue durée est menacée par le processus d’individuation et par la dynamique de changement incessante qui constituent les caractéristiques centrales des sociétés de modernité avancée. La stabilité des principes communs s’oppose à la contingence et à l’incertitude des contextes modernes, dans lesquels les acteurs doivent faire face à des situations sans avoir recours aux modèles établis de comportement ou à des principes communs de référence.

La nécessité d’intervention d’un “ tiers ” est le deuxième point faible de cette théorie. La présence d’un “ tiers ” n’est pas un cas de figure qui se présente nécessairement dans toutes les situations. Au contraire, sa présence paraît être plus une exception qu’une règle. Dans la négociation des seuils acceptables de risque, les acteurs ne peuvent pas toujours compter sur un “ tiers” qui ait la capacité d’articuler les différents “ mondes ” impliqués. Ceci a pour conséquence, selon la théorie des conventions, que ce processus de négociation ne peut aboutir qu’à des accords provisoires et instables, dépendants de la contingence des situations.

Quant au troisième point faible, la théorie de BOLTANSKY et de THÉVENOT ne spécifie pas non plus quelles sont les conditions requises pour arriver à un accord provisoire. Elle s’en tient simplement à dire que dans ces accords, les acteurs se maintiennent dans leur “ monde ”, mais elle n’approfondit pas pourquoi, dans certains cas, on arrive à un accord quand cela ne se produit pas dans d’autres. 

La théorie de la traduction développée par CALLON et LATOUR et complétée par RUFFIER, analyse les conditions qui doivent exister, dans le processus de négociation des niveaux de risque acceptables, pour que l’on puisse établir des actions communes entre des acteurs qui proviennent de “ mondes ” différents. Ces actions communes, comme nous le verrons ci-dessous, ne constituent pas nécessairement le produit des accords ou des arrangements et n’impliquent pas que les acteurs s’orientent à partir de valeurs partagées, dans le sens de GIRAUD.

Notes
62.

BOLTANSKY, L. et THEVENOT, L 1987

63.

Pour une discussion de cette problématique, voir AMBLARD, H., BERNOUX, PJ., HERREROS, G., LIVAN, Y. 1996.

64.

Voir BECK, pgs. 27-29