2.3) La traduction.

La traduction est définie par LATOUR 65 comme une relation symbolique qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier. La traduction est un mouvement qui lie des énoncés et des enjeux à priori incommensurables, permettant d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes. Une approche qui poursuit et approfondit la notion de traduction, mais à partir d’une logique productive, est l’étude menée par RUFFIER 66 sur les conditions nécessaires d’une production efficiente.

Pour comprendre le système productif dans sa globalité, RUFFIER reprend la perspective de CALLON et LATOUR sur la nécessité d’analyser l’ensemble humain et non humain, matériel et non matériel, qui participe au processus. Pour qu’une production soit efficiente, les humains peuvent être équivalant à des machines, à des informations ou encore à des relations. On doit comprendre les hommes et les machines comme des éléments d’un fonctionnement global ; ils sont des parties en relation avec l’ensemble.

Les systèmes productifs modernes font appel à une grande variété de techniques, lesquelles reposent sur des principes des méthodes et des connaissances très diverses. Une décision concernant un système productif techniquement complexe ne peut pas être entièrement rationalisée même au sein d’une organisation sociale. Une telle décision impliquerait la coordination d’informations émanant de tant d’individus différents qu’aucun cerveau humain ne pourrait les contenir. Au moment de la décision, il est impossible de prendre en compte toutes les informations nécessaires à une rationalisation parfaite. Les grandes décisions techniques ne découlent pas purement de raisonnements objectifs ; elles font nécessairement place à des inconnues et à des risques, sans jamais être entièrement rationnelles. L’amélioration de la rationalité d’une décision est fonction des objectifs de cette décision ; mais dans la plupart des décisions techniques importantes, les objectifs ne sont pas parfaitement définis par ceux qui en sont porteurs, et, d’autre part, la décision résulte généralement d’une discussion entre divers acteurs.

Le temps ajoute une autre dimension à la complexité. Entre le moment où une décision est prise, celui où elle est instrumentée et celui où l’objet technique produit ses effets, les acteurs de la décision subissent généralement de nombreuses transformations susceptibles de rendre plus relatifs encore les objectifs qu’ils avaient au moment d’instrumenter la décision. Un même projet productif peut voir se succéder différents acteurs et une incessante évolution des moyens matériels, immatériels et humains. L’efficience productive serait la capacité de maintenir efficace l’ensemble technique et humain producteur d’un bien, malgré la complexité croissante des articulations nécessaires à cette performance.

RUFFIER montre que pour mesurer l’efficience productive d’une entreprise ou d’un service, on doit prendre en compte les relations d’échange et de circulation des connaissances qui s’établissent dans le processus de production. Les choix techniques complexes impliquent des arbitrages entre des options qui ont des effets techniques mais aussi sociaux. Chaque solution est pensée à l’intérieur d’une seule discipline, d’une seule technique et d’un intérêt stratégique personnel sans prendre en compte l’équipement dans son ensemble et dans sa complexité. La recherche de la rationalité dans la prise de décisions techniques complexes doit lutter contre le manque absolu d’informations d’une part et le trop grand volume d’informations disponibles d’autre part. Elle est également compliquée par les jeux de pouvoirs qui empêchent l’unanimité des objectifs et la communication volontaire des informations nécessaires.

La traduction est le moyen d’affronter les complexités de la production. RUFFIER analyse trois axes de complexité :

Comme personne n’est capable de comprendre la multiplicité de points de vue concernant les décisions techniques, l’intégration passe par des réductions de sens que RUFFIER appelle traductions. La traduction est le moyen utilisé pour rendre compréhensible à un acteur la problématique et la vision des autres acteurs. Cette opération est possible seulement si le traducteur réussit à obtenir la confiance de l’acteur traduit, et à se faire expliquer en termes compréhensibles par lui sa perception réelle du problème. La traduction n’est réelle que si le traducteur transforme la préoccupation de l’acteur traduit en une préoccupation de l’acteur récepteur de la traduction. Des intégrations multiples peuvent s’effectuer à travers des traductions dont la présence et la qualité peuvent rendre compte des réussites techniques.

Pour articuler les actions et les connaissances des uns et des autres on doit réaliser de nombreuses opérations de traduction. Ces traductions permettent à ceux qui ne se comprennent pas de percevoir qu’ils ont un but commun qui passe par l’échange d’informations et d’actions déterminées. Cette opération de traduction, dans la mesure où le traducteur transporte les préoccupations à d’autres, comporte une “ trahison ” nécessaire. En travaillant pour un objectif global, le traducteur fait entrer en un endroit la logique d’un autre. Le traducteur trahit celui dont il transporte les préoccupations, mais il trahit aussi les personnes à qui il transmet les préoccupations de celui qui est traduit.

On peut comprendre les systèmes experts comme des systèmes complexes, dans lesquels la traduction devient un instrument indispensable pour articuler les connaissances, les fonctions et les acteurs des différentes perceptions et évaluations des risques. Dans les systèmes experts, le processus de négociation des seuils acceptables du risque doit passer, pour arriver à construire une action commune, par un processus de traduction entre les différentes perspectives cognitives et valorisantes du point de vue hiérarchique, technique et institutionnel, qui portent les acteurs concernés dans la situation. Dans ce sens, la traduction est un instrument qui permet de trouver une définition de risque acceptable, dans la mesure où elle rapproche les différents intérêts mis en jeu.

Le concept de traduction développé par RUFFIER introduit l’élément manquant, tant à la théorie de l’action commune qu’à celle des conventions, pour expliquer comment on arrive à établir les actions communes ou les arrangements provisoires. La traduction est l’élément qui permet, dans des situations incertaines, de mettre en commun des points de vue différents et d’engendrer les conditions d’obtention d’une action commune ou d’un accord provisoire.

La traduction est un type d’action propre aux sociétés de modernité avancée, dans la mesure où elle permet d’affronter la complexité des systèmes experts. En incluant le risque et l’incertitude comme conditions permanentes de l’action, la traduction se constitue comme une action post rationnelle, dans le sens de BECK 67. L’échange de connaissances et de communications qui s’opère dans les traductions multiples forme un processus d’apprentissage et de négociation permanent entre rationalité et “ mondes” différents, dont la conséquence est l’établissement d’accords ou d’actions communes contingentes, provisoires et dépendantes des changements dans la situation.

La traduction requiert elle aussi un “ tiers ” qui prenne le rôle du traducteur, mais les qualités de ce “ tiers ” ne sont pas aussi exceptionnelles que celles qui sont proposées par la théorie des conventions. Le “ tiers” peut être un des acteurs impliqués, qui n’a pas obligatoirement des qualités exceptionnelles ou différentes de celles des autres. Ce “ tiers” peut également être rotatif ou être modifié selon les conditions posées par la situation spécifique ou le développement du processus de négociations des différentes rationalités.

L’échange de savoirs et le développement d’espaces de communication donnent la possibilité aux acteurs d’être capables de donner un sens aux situations de risque en relation aux finalités poursuivies et aux arbitrages entre ces finalités. La situation n’est pas extérieure à eux-mêmes et n’est pas non plus définie une fois pour toutes. Ceci suppose la construction de référentiels communs qui doivent être produits et rendus légitimes par une activité de communication ouverte. Le concept de traduction suppose que les acteurs qui participent à la gestion du risque aient la même capacité pour calculer et gérer le risque. Néanmoins, cette capacité n’est pas distribuée de manière égale dans la structure sociale ou dans une organisation concrète. Les positions structurelles déterminent dans une bonne mesure la capacité pour gérer le risque, mais ces différences d’origine peuvent être compensées, comme nous le verrons ultérieurement, par un apprentissage organisationnel.

Notes
65.

LATOUR, B. 1994

66.

RUFFIER, J. 1995

67.

Op. Cit. pg. 27