2.5) La construction des règles.

Les “ cultures de risque ” n’incluent pas seulement des valeurs partagées pour assurer la coopération entre les individus. Les règles de comportement dérivées de ces valeurs communes forment aussi une partie essentielle de ces “ cultures ”. L’activité de régulation est aussi une composante centrale dans les processus de négociation des seuils acceptables du risque. La construction de normes formelles ou informelles dans les groupes est une réponse face à l’incertitude et la complexité des systèmes experts, cristallisée en règles de conduite. Mais, d’autre part, cette construction peut être aussi une source de risque, dans la mesure où elle peut avoir des effets inattendus dans d’autres domaines ou d’autres registres du système.

Dans les sociétés de modernité simple, la logique d’action prédominante est le respect ou l’obéissance aux normes établies, qu’elles soient formelles ou informelles, explicites ou implicites. Dans les sociétés de modernité avancée, la logique d’action émergente est l’activité de régulation en tant que réponse à la généralisation de l’incertitude et du risque. Les contextes d’incertitude obligent les acteurs à construire, de manière autonome, des règles de comportement, dûes à l’impossibilité de rendre compte des situations de risque à partir de règles incorporées ou apprises dans le processus de socialisation professionnelle.

La construction de règles est en relation directe avec la construction de relations de confiance. GIDDENS associe le développement de la confiance dans les systèmes experts au sentiment de sécurité ontologique que crée l’expérience pratique du bon fonctionnement des systèmes expert. Mais, comme le signale KARPIK 69, la confiance ne se décrète pas ; l’activité de régulation permet à la confiance de s’établir et de se construire. L’existence de normes implicites de conduite, partagées par les membres d’un même groupe engendre la confiance quant à savoir que la conduite de chacun d’eux répondra aux attentes des autres, au-delà de l’existence de mécanismes de contrôle.

REYNAUD 70 nous conduit à considérer la variété des règles dans les différents systèmes sociaux. Il y a des règles coutumières, des règles rationnelles et des règles de procédure. Toutes ces règles n’ont pas non plus la même efficacité dans leur application. Elles ne sont pas séparables de l’activité de régulation qui les créé et les maintient, et cette activité n’est généralement pas exercée par un seul groupe ou organisation, mais par plusieurs qui sont souvent en concurrence.

REYNAUD distingue un type particulier de règles, qu’il appelle les règles auto-entretenues ou autonomes : dans ces règles, le calcul de l’intérêt individuel coïncide avec le respect de la règle. Les règles de coopération, de décision commune et d’autorité sont de ce type. Elles se maintiennent dans un groupe même si elles ne reçoivent qu’une faible adhésion, parce que tout le groupe a intérêt à les respecter, tant qu’il n’en adopte pas d’autre. La règle se constitue en un point d’équilibre obligé entre les attentes mutuelles. Ces mécanismes s’accompagnent d’une affectivité forte et spécifique, qui est le fondement de leur légitimité. La valeur morale attachée à la règle est invoquée par ceux qui réclament son respect et se chargent de sanctionner la déviance ; elle est l’incarnation d’un pouvoir social et elle est au service de ce pouvoir. La fonction la plus importante de l’activité de régulation vient du fait qu’elle est le fondement de l’action collective.

REYNAUD résume les relations entre les règles et l’action collective en trois propositions :

Les règles extérieures et publiques ne sont pas les mêmes que les règles appliquées à l’intérieur. Il y a entre les règles affichées et les règles internes un conflit ou une opposition de pouvoirs. Cette distinction entre règles affichées et règles internes est souvent recherchée et utilisée par les acteurs d’une manière stratégique, même si c’est un comportement risqué parce que ses conséquences sont imprévisibles. Il y a donc une concurrence des règles qui constitue une bonne partie du jeu social.

Suivant l’analyse de REYNAUD, une règle ou un système de règles peuvent être soutenus par plusieurs sources de légitimité, dans le sens de WEBER, de façon combinée ou concurrentielle. La légitimité n’est pas, donc, un attribut stable de certaines positions de pouvoir, mais elle est plutôt invocable dans une perspective ou dans un projet et liée à son efficacité dans ce projet. Il s’agit plutôt d’une efficacité interne, de la cohérence de la règle dans un système de règles. Tout ensemble de règles ne forme pas nécessairement un système. Il y a des ensembles de règles non cohérents ou peu cohérents et, le plus souvent, on peut trouver une incohérence par coexistence de cohérences différentes. Même si on ne peut parler de système que partiellement, cela n’empêche que ses composants soient étroitement liés, tout en gardant une extraordinaire solidité.

Il existe, néanmoins, une forte relation entre légitimité, construction de règles et confiance. L’existence de différentes sources de légitimité et d’incohérences dans le système de règles se transforme en un obstacle quant à la construction de relations de confiance. La négociation et la définition des seuils acceptables de risque impliquent également la discussion au sujet des sources de légitimité qui constituent le fondement des règles. Dans le cas du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, la construction de règles de procédure, dans un système normatif décentralisé, est un enjeu central dans la négociation des seuils acceptables du risque. Ce processus de régulation est porté par des acteurs (élus, usagers, techniciens) qui ont des identités et des projets différents, soutenus par différentes sources de légitimité. La négociation des seuils acceptables du risque dans l’Hôpital de Clínicas de Montevideo met en jeu les problèmes de légitimité et de cohérence des normes de l’institution et la dissociation entre normes publiques et normes appliquées. Les différentes sources de légitimité présentes dans l’institution empêchent la communication et la traduction des actions entravées par des acteurs porteurs de logiques contradictoires, ce qui rend difficile la définition du risque acceptable.

Notes
69.

Voir pg. 49

70.

REYNAUD, J.D. 1988.