2.6) La construction d’irréversibilités.

La traduction, la mise en place d’actions communes et l’obtention d’accords de coopération dans des contextes marqués par la complexité et l’incertitude, favorisent la négociation des niveaux acceptables de risque et engendrent les conditions pour réduire l’occurrence de dangers ou de catastrophes. Mais les acteurs peuvent aussi mettre en place des actions qui contribuent à augmenter les probabilités de risque. La construction d’irréversibilités est une forme d’action qui s’oppose dans son développement et ses conséquences aux types d’actions que nous avons définies jusqu’ici dans ce chapitre.

Il y a des raisons pour penser que les stratégies des différents acteurs qui participent à la gestion du risque conduiront à la construction d’irréversibilités. Ce processus peut être analysé à partir de la conception de réseau technico-économique, développée par CALLON 71 et LATOUR 72. Les réseaux technico-économiques sont les formes d’organisations productives qui prévalent dans les sociétés modernes. Dans ces réseaux hétérogènes, dans lesquels s’insèrent les systèmes experts, les différents acteurs ne s’identifient pas nécessairement à des unités organisationnelles bien définies. A un univers de contraintes et de ressources se substitue un univers d’acteurs hétérogènes engagés dans un processus de création dont les rôles et les activités mélangent des sphères considérées jusqu’à présent comme obéissant à des logiques propres et incommensurables.

CALLON souligne que le comportement dynamique des acteurs peut être obtenu par la description des flux d’intermédiaires dont le réseau est le noeud, et des définitions implicites ou explicites que ces intermédiaires donnent des autres acteurs avec lesquels ils établissent des interactions. Les acteurs qui participent à la structuration des réseaux sont orientés vers des comportements stratégiques et cherchent à obtenir des positions plus favorables dans le réseau. Ces stratégies obéissent à une double logique :

Pour sortir de cette irréversibilité paralysante et ruineuse, l’acteur cherche à se dégager, à établir de nouvelles interactions et branchements et à transformer son espace de circulation pour créer d’autres irréversibilités. Les stratégies oscillent donc entre l’attachement à d’autres acteurs et le détachement pour édifier de nouveaux réseaux. Les nouvelles configurations stratégiques s’expriment à travers cet équilibre que les différents acteurs s’efforcent de trouver entre attachement et détachement, irréversibilité et flexibilité.

LUHMANN 73 montre également comment le processus de prise de décisions dans une organisation peut conduire à la construction d’irréversibilités qui rendent le risque plus probable. Pour cet auteur, les organisations se constituent en systèmes dont les opérations élémentaires sont les décisions. Les organisations transforment en décisions les relations avec l’environnement. Les conduites individuelles des membres et de non-membres, ainsi que les omissions sont aussi des décisions, avec indépendance des critères de rationalité. Une décision a pour condition une ou plusieurs décisions prises antérieurement : ce réseau des décisions produit une histoire décisionnelle, dans lequel les décisions prises au début vont marquer les décisions futures.

Dans l’impossibilité de décider de façon parfaitement rationnelle et optimale et de prévoir les décisions futures, toute communication dans une organisation devient un risque. De cela résulte un manque d’attention sur des informations susceptibles de se révéler annonciatrices de dommages, ou par des prises de décisions susceptibles de ne pas éviter ces derniers. Un procédé organisationnel typique analysé par LUHMANN consiste à fondre chaque décision dans un ensemble de décisions, ce qui comporte les ordonner en une succession temporelle. La bureaucratie divise le processus décisionnel en une série de séquences, ce qui fait que son compromis initial se transforme en irréversible. L’irréversibilité condense les probabilités en direction d’une plus grande probabilité, ou bien condense les improbabilités en direction d’une plus grande improbabilité. Les conséquences de ce processus sont la surestimation de la sécurité, soit en direction de ce qui est pratiquement sans risque, soit en direction de ce qui est très improbable. Le résultat final est l’accroissement des risques pour l’environnement de l’organisation. 011

En plus, les organisations sont incapables de faire des calculs rationnels des risques. La catastrophe se présente toujours comme un évènement qui met l’organisation dans une incapacité à trouver une relation d’équilibre avec l’environnement. Dans la mesure où les organisations prennent des décisions risquées et introduisent obligatoirement les conséquences d’autres décisions, elles se rendent incapables d’établir des équilibres durables et calculés entre opportunités et risques.

Les systèmes experts comme le réseau d’assainissement de la ville de Lyon ou l’Hôpital de Clínicas de Montevideo peuvent être analysés dans cette perspective. La gestion du risque est en relation directe avec les stratégies d’irréversibilité et de flexibilité. La construction d’irréversibilités rend le risque plus probable, dans la mesure où la cristallisation et l’accumulation de décisions dans le sens initial deviennent difficiles à être modifié ou transformé ultérieurement. La décision flexible, par contre, devient l’enjeu crucial. L’analyse économique montre que plus la décision initiale est flexible, plus la valeur attachée à l’information future sera élevée. En d’autres termes, la flexibilité a un coût plus élevé que l’irréversibilité. Cette conclusion est centrale pour la définition que se font les acteurs de l’acceptabilité du risque.

La traduction et les accords de coopération sont les instruments qui peuvent empêcher la construction d’irréversibilités, dans la mesure où ils engendrent les conditions qui permettent une flexibilité au niveau des décisions. L’échange d’information et le développement de la communication qui incorporent l’incertitude et la complexité dans le processus de prise de décisions se traduit par une capacité accrue, de la part des acteurs, pour rendre compte de situations de risque. La traduction est la contrepartie de l’irréversibilité ; les résultats des processus de négociation et d’acceptation des seuils de risque dépendront pour chaque situation spécifique de l’équilibre entre ces deux composantes.

Notes
71.

CALLON, M. 1992

72.

LATOUR, B. 1994

73.

LUHMANN, N. 1994 op. cit. pg. 32