2.8) Action sociale et risque.

La théorie de l’action commune de GIRAUD 75 met en relief la présence, dans les sociétés de modernité avancée, d’actions orientées par des logiques différentes de celles qui sont existantes dans les sociétés industrielles. La référence aux valeurs, à la confiance et aux codes d’interprétation de la réalité remplace les formes d’action collectives et organisées propres de la société industrielle, orientées par l’intérêt stratégique et les relations de pouvoir qui résultent des positions standardisées de la structure sociale. Les changements dans la stratification sociale, l’éclatement des organisations et la crise de la rationalité diminue le poids des formes d’action orientées par l’intérêt stratégique et mettent en relief de nouvelles formes d’action sociale qui doivent rendre compte de situations incertaines, changeantes et imprévisibles. Ces types d’action sont plus adaptés à la présence et stabilité des risques liés au développement des systèmes experts.

Une composante centrale de la théorie de l’action commune de GIRAUD est l’importance accordée aux codes d’interprétation de la réalité mise en place par les acteurs pour affronter l’incertitude. Ces codes d’interprétation forment partie de la “ conscience pratique ” des acteurs, constituée à partir des expériences quotidiennes et qui n’est pas toujours susceptible d’être rationalisée. L’importance de ces codes implicites, sous-jacents dans la conscience des acteurs, est croissante en vertu de la difficulté grandissante pour affronter les situations de risque depuis la crise de la rationalité stratégique. Ce changement de perspective nous renvoie non seulement à l’analyse du discours implicite des acteurs mais aussi à la rationalité pratique qui oriente leurs actions. La négociation des seuils acceptables de risque s’exprime davantage comme un accord entre rationalités implicites que comme des accords ou des compromis explicites et formels.

La référence aux valeurs et à la confiance est une autre contribution importante de la théorie de l’action commune. Dans la mesure où les risques affectent les individus de manière indéterminée, sans tenir compte de leur position dans la structure sociale ou dans celle de l’organisation, les attitudes des acteurs vont s’orienter davantage par les valeurs partagées que par les intérêts dérivés de leur position. La présence de valeurs fait référence à l’existence d’une  culture de risque ” déterminée qui établit les critères d’orientation des acteurs face aux situations de risque. L’existence de  cultures de risque ” spécifiques, soit au niveau social ou au niveau organisationnel, implique la cristallisation de ces valeurs en conduites et en orientations cognitives face à la non-détermination des situations de risque. Pour analyser le comportement des acteurs impliqués dans des situations de ce genre, il est nécessaire de découvrir les valeurs implicites dans les  cultures de risque ” incorporées comme des codes d’interprétation de la réalité, sous-jacentes dans la conscience des acteurs.

La théorie de l’action commune apporte de nouveaux critères pour comprendre l’action sociale dans les contextes de risque. Par contre, elle ne propose pas d’explication à quelques thèmes, comme les processus de construction de valeurs communes et les processus de négociation entre codes d’interprétation différents. La théorie des conventions de BOLTANSKY et THEVENOT 76 offre une explication à ces processus sur la base de la coexistence, dans un système expert, de “ mondes ” qui doivent établir des accords communs au-delà des différences de principes et de valeurs qui alimentent chacun d’entre eux.

Pour intégrer la théorie des conventions dans le cadre de ce travail, il faudrait d’abord établir une liaison entre les “ mondes ” dont nous parlent BOLTANSKY et THEVENOT, et les “ cultures de risque ” qui ont leurs origines dans la théorie de DOUGLAS. 77 D’après notre perspective, les “ mondes ” basés sur des systèmes d’équivalences partagées sont des réalités beaucoup plus générales que les “ cultures de risque ” exposée par M. DOUGLAS. Nous pourrions dire que les “ cultures de risque ” ont un caractère plus spécifique et local ; elles sont l’expression concrète des accords et des compromis qui s’établissent, dans un contexte déterminé, entre les différents “ mondes ” en conflit.

Quel pourrait être l’intérêt de nous en remettre à la théorie des conventions, s’il est suffisant d’analyser les “ cultures de risque ” pour comprendre le comportement des acteurs ? L’un de ces intérêts est que cette théorie nous permet d’analyser le processus de formation des “ cultures de risque ”. Celles-ci apparaissent comme des compromis ou des accords entre mondes en conflit qui permettent d’affronter et de résoudre des situations concrètes. Ces accords peuvent avoir de plus ou moins de stabilité, ce qui nous renvoie au deuxième point d’intérêt de cette théorie. Dans la mesure où nous définissons les “ cultures de risque ” comme l’expression spécifique, dans un contexte déterminé, des accords produits par la négociation entre mondes différents, nous soulignons le caractère changeant et contingent des propres “ cultures de risque ”. Celles-ci ne se transforment pas en réalités stables et à long terme, sinon qu’elles revêtent un caractère provisoire, dépendant de la durée de ces compromis.

Le troisième point d’intérêt de la théorie des conventions est qu’elle permet d’établir, dans l’analyse de situations concrètes, différents niveaux de compromis et d’accords. La théorie de l’action commune fait appel à des valeurs communes partagées par les membres d’une communauté. La théorie des conventions relativise et contextualise la présence de ces valeurs et leur degré de durabilité. Les valeurs qui orientent la conduite des acteurs seront le produit d’accords et de compromis entre “ mondes ” différents, et leur durabilité dépendra de la durée de ces accords. Les valeurs ne sont pas présentes dans la structure, mais résultent de la négociation et des accords contingents entre perspectives cognitives et valorisations différentes.

La théorie de la traduction développée par CALLON et LATOUR, et appliquée au domaine productif par RUFFIER, permet de compléter l’analyse du processus de formation des accords et des arrangements développés par l’école des conventions. Le développement d’espaces de communication est une condition nécessaire pour la formation de la “ culture de risque ”. Pour pouvoir établir des accords provisoires ou stables, les acteurs doivent développer des capacités de communication qui permettent d’intégrer des points de vue ou “ mondes ” inscrits dans des perspectives, des connaissances et des logiques différentes ou antagoniques. Ces conditions ne sont pas égales dans tous les systèmes experts et ne se distribuent pas de façon équitable dans tous les groupes sociaux. La capacité de calculer et de gérer les risques 78 dépendra des facteurs structurels incorporés à la socialisation de l’individu, et des facteurs groupaux qui permettent le développement de cette capacité en plus ou moins grande mesure. Les espaces de communication et d’échanges sont des constructions de groupe de type informel, qui ne dépendent pas obligatoirement de la structure formelle du système expert. L’existence des “ cultures de risque ” est le produit de l’activité de groupes sociaux ou de travail qui se développent contre ou à la marge de la structure formelle, et qui génèrent les conditions pour l’élaboration de normes et de valeurs associées à la gestion du risque.

L’importance de la confiance est un élément supplémentaire qui doit être considéré quand il s’agit de “ cultures de risque ”. Les relations d’autorité et de hiérarchie formelles présentes dans un système expert sont remplacées par des relations de confiance construites à l’intérieur d’un groupe, permettant d’établir des relations de coopération indépendamment de la structure formelle de l’autorité. La confiance joue un rôle central dans la structuration des “ cultures de risque ” dans la mesure où elle permet l’établissement et l’affirmation d’un réseau de relations sans lesquelles les “ cultures de risque ” perdraient toute efficacité face aux situations de risque. Ce réseau dépasse les relations d’autorité formelle et les hiérarchies en formant le ciment sur lequel s’établit la réalité des “ cultures de risque ”.

La notion de confiance utilisée par GIDDENS est celle de la confiance abstraite dans les principes de fonctionnement des systèmes experts. Ce type de confiance ne suffit pas pour expliquer le comportement des acteurs : pour comprendre la logique de l’action dans des contextes de risque, nous devons faire appel à la confiance qui s’établit entre les acteurs dans le cadre d’une interaction face à face se prolongeant dans le temps. Ce type de confiance structure les relations spécifiques qui se produisent entre les acteurs lors de situations de risque, au-delà des relations abstraites avec le système expert. Nous pourrions dire que la confiance abstraite préfigure la première approximation des acteurs avec le système expert ; à l’inverse, les relations de confiance face à face permettent d’établir de véritables communautés de risque dotées de “ cultures de risque ” spécifiques en relation aux systèmes experts.

La construction d’irréversibilités et les effets émergents sont l’expression des limites de la rationalité dans les systèmes experts. La construction d’irréversibilités montre les limites de la capacité d’une organisation pour établir des processus rationnels dans la prise de décisions. Les effets émergents indiquent la présence de conséquences non désirées à partir d’actions considérées comme rationnelles. Dans les deux cas, la rationalité individuelle et la rationalité du système semblent être mises en question par les propres paramètres sur lesquels sont constitués les systèmes experts.

La construction de règles est un processus de groupe ou collectif permettant de réduire la présence des effets émergents ou des irréversibilités dans un système expert. Selon REYNAUD, les règles n’ont de sens que quand elles sont appliquées à une action commune et liées à la formation d’un acteur social. Les “ cultures de risque” seront  considérées, dans cette étude, comme un ensemble de règles, construites par un groupe social, pour rendre compte des défis rencontrés dans les contextes de risque représentés par les systèmes experts. Les règles ou les normes de ces “ cultures de risque ” sont liées aux valeurs construites par l’action commune, en fonction des compromis et des arrangements nés des différents “ mondes ” impliqués. 

Notre point de vue est que les règles présentes dans les “ cultures de risque ” présentent cinq caractéristiques qui les différencient d’autres ensembles de règles. D’abord, ce sont des règles implicites, produites dans le cadre de la rationalité pratique des acteurs. Ceci fait que leur analyse écarte la considération des normes formelles et explicites pour se centrer sur l’analyse des codes de conduites sous-jacents du comportement des acteurs. Deuxièmement, ce sont des règles produites dans des contextes d’incertitude, par conséquent leur durée et leur portée sont également limitées et provisoires. Les règles présentes dans les “ cultures de risque ” ne constituent pas une construction stable et cohérente. L’instabilité endogène, la complexité et les contradictions entre règles opposées composent leurs traits les plus saillants. D’après ces caractéristiques, le système de règles des “ cultures de risque ” peut avoir, lui aussi, des effets pervers, dans la mesure où des réponses adéquates sont élaborées dans différents registres de comportement mais se transforment en sources de risque dans d’autres registres.

Troisièmement, les contrôles et les sanctions pour la déviance des règles des “ cultures de risque” ne  sont pas non plus établis formellement ; ils signifient des réactions établies par le propre groupe face aux infractions, marquées par des composantes affectives et par le critère d ’ “ exclusion-inclusion ”. Leur fonctionnement est indépendant de la structure formelle du système expert, des règlements et des dispositions officielles.

En quatrième lieu, les sources de légitimité des normes des “ cultures de risque ” sont liées elles aussi au groupe qui les impose. Les sources de légitimité formelle des systèmes experts sont bien souvent en opposition totale ou partielle aux sources de légitimité informelle des normes des “ cultures de risque ” et engendrent des situations de conflit de pouvoir et de négociation des critères de légitimité. Les “ cultures de risque ” ne se juxtaposent pas à la structure formelle des systèmes experts, mais se développent en partie en marge et en fonction des systèmes experts. Elles ne sont pas, à notre avis, nécessairement des cultures d’opposition, mais elles ne reproduisent pas non plus exactement les normes et les critères de validité de la structure formelle des systèmes experts. Les “ cultures de risque ” constituent des élaborations relativement marginales, qui ne sont pas même perçues par la structure formelle, ce qui ne signifie pas qu’elles n’aient pas de force au moment d’orienter le comportement des acteurs.

Cinquièmement, on peut dire que les règles des “ cultures de risque ” sont basiquement des règles d’efficacité, de coopération et d’autorité, qui ne sont pas liées à la hiérarchie formelle ni à la division du travail dans un système expert déterminé. Elles prescrivent non seulement les opérations à réaliser mais aussi la façon de coopérer pour atteindre un objectif et les critères d’autorité informelle qui président à la décision du groupe. Elles établissent des normes de coopération et des leaders informels, qui ne s’ajustent pas à la structure formelle du système.

En synthèse, la discussion développée dans ce chapitre nous a permis de faire une élaboration plus détaillée des diverses composantes présentes dans la notion de “ culture de risque ” conçue par DOUGLAS. Les différentes approximations de la théorie de l’action présentées, même si elles partent de cadres analytiques et cognitifs divers, contribuent, par des aspects partiels ou centraux, à l’approfondissement du concept de “ culture de risque ”, qui constitue le cadre de l’orientation des acteurs dans les contextes de risque. La gestion et définition des niveaux acceptables de risque seront déterminées par ce cadre d’orientation, élaboré de façon informelle par les groupes concernés dans le fonctionnement des systèmes experts.

Les études de cas que nous développerons vont nous permettre une approche plus spécifique à l’analyse des nouvelles formes d’action sociale présentes dans les situations de risque. Premièrement, nous ferons une analyse, dans le prochain chapitre, du fonctionnement des technologies alternatives pour l’infiltration des eaux pluviales dans le réseau d’assainissement du Grand Lyon, des expériences mises en place et des problèmes d’articulation entre les différentes logiques des acteurs concernés dans la gestion du risque pluvial. Dans ce cas, nous sommes en présence de logiques d’action qui se développent dans des systèmes ouverts, avec des acteurs mal définis et qui établissent des relations précaires et instables les unes avec les autres. Dans le chapitre suivant, nous analyserons les logiques d’action qui se développent dans un système organisé, avec des acteurs structurés qui participent aux relations formalisées et hiérarchisées dans un espace d’action limité par l’organisation.

Notes
75.

Voir pgs. 58-62

76.

Voir pgs. 64-68

77.

Voir pgs.56-58

78.

Voir SAINSAULIEU, pg. 74