3.5) La gestion du risque pluvial.

L’étude de l’Institut National de Génie Urbain 81 construit trois modèles de conception de l’assainissement pluvial et de la prévention des risques d’inondations. Ces trois modèles permettent d’analyser le comportement des acteurs sociaux en relation aux systèmes technologiques développés.

Dans cette perspective, l’étude considère l’instruction technique 77 284 de 1977 ou circulaire Loriferne comme le texte “ fondateur ” d’une doctrine moderne de l’assainissement pluvial et de la lutte contre les inondations pluviales. Ce texte introduit une rupture avec les méthodes traditionnelles qui avaient été objectivées et institutionnalisées en 1949, par la circulaire CG 1333 ou circulaire Caquot. Cette dernière apportait les premiers éléments de doctrine et fournissait un certain nombre de règles codifiées aux ingénieurs pour les opérations de conception des réseaux d’assainissement. Son caractère technique et normatif pouvait laisser croire aux acteurs sociaux que sa seule application était une garantie suffisante contre les risques d’inondation.

Comme le souligne l’analyse de l’Institut de Génie Urbain, l’instruction technique de 1977 a pour objectif d’adapter les méthodes et les outils de l’assainissement à une nouvelle situation créée par le développement urbain et de rationaliser une pratique définie par des normes périmées. Mais le texte dépasse un simple “ aggiornamento ” ou la reconnaissance d’un nouveau concept comme celui de l’hydraulique. Il incite à dépasser une démarche normative et centralisée et il favorise le développement d’une méthode essentiellement pragmatique, reposant sur l’initiative des acteurs de terrain, sur l’analyse des particularités propres à chaque territoire et sur les arbitrages locaux en matière de définition des niveaux de protection.

A partir des années quatre-vingt, le “ concept hydraulique ” présent dans la circulaire Loriferne se complexifie. Initialement, celui-ci ne s’appliquait qu’au réseau proprement dit. Mais à partir de l’émergence des idées écologistes, on commence à prendre en compte une autre dimension de l’assainissement pluvial, celle de l’impact que peut avoir le réseau sur le milieu récepteur. Le réseau ne véhicule pas que des eaux pluviales ; il draine aussi un ensemble de déchets aussi bien macroscopiques que microscopiques qui peuvent altérer gravement le milieu récepteur. De plus, lorsque l’assainissement se réduisait à la fonction de canalisation le plus souvent enterrée, seule était prise en compte la fonction d’évacuation. Mais à partir du moment où l’eau peut être retenue dans l’espace urbain et où elle peut transiter à l’air libre dans la ville, l’intégration d’autres fonctions et la possibilité de jouer un rôle dans le domaine du paysage, des loisirs et de la vie sont envisagées.

L’étude de l’Institut du Génie Urbain établit trois modèles de rapports entre les technologies alternatives et les acteurs sociaux. Le premier est appelé modèle “ sécuritaire ” articulé autour de la circulaire Caquot ; il s’inscrit dans une problématique d’éradication du risque par addition de sécurités partielles. Les dispositifs de protection mis en place dispensent les opérateurs de s’intéresser à la question des dommages qui peuvent survenir lors de l’occurrence d’événements non prévus. C’est un modèle centralisé et normatif : la conformité aux normes est une garantie de sécurité, tandis que la dimension universalisante de la norme exige que celle-ci soit définie centralement. Les acteurs locaux doivent appliquer une norme abstraite et générale aux cas concrets dont la rigidité est la condition de son efficacité. Une autre caractéristique de ce modèle est son caractère sectoriel et segmenté ; l’opération d’application des normes exige une certaine spécialisation des acteurs, qui reste strictement cantonnée au secteur de l’assainissement pluvial et qui n’intègre donc pas d’autres contraintes.

Le deuxième modèle appelé “ hydraulique ” s’inscrit dans la logique de la circulaire Loriferne. Il est essentiellement centré sur le flux et tend à prendre en compte le réseau dans sa globalité. Ce n’est plus ici la conformité à la norme qui garantit la sécurité ; au contraire, ce modèle laisse une large place à la gestion du réseau pour assurer cette sécurité. La perspective de régulation des flux s’oppose au modèle normatif et centralisé antérieur, ce qui n’empêche pas qu’il reste “ sectoriel ”, dans la mesure où il ne s’intéresse qu’à la fonction d’écoulement qu’il traite selon des modalités différentes de celles du modèle sécuritaire.

Le troisième et dernier modèle est le modèle “ intégré ” qui est plus lié aux technologies alternatives des réseaux d’assainissement. Il s’agit de s’écarter d’une approche sectorielle du réseau et de penser une relation systémique entre celui-ci et son environnement. Les deux modèles précédents traitaient le risque d’inondation exclusivement avec des dispositifs du secteur de l’assainissement pluvial. Dans ce troisième modèle, la prévention des inondations concerne aussi les autres secteurs de l’aménagement urbain. Le risque d’inondation est comparé à d’autres risques urbains (écologiques, destruction du paysage ou détérioration ou changements des liens sociaux). Les décisions doivent intégrer l’ensemble des risques et ne s’appuient plus ni sur des normes, ni sur des objectifs clairs et précis, ni sur les résultats de la science et de la technique. Ce sont des décisions politiques qui ont un sens propre.

On peut différencier aussi les modèles selon la capacité de production de règles qu’ils comportent. Le modèle sécuritaire a pour base l’application d’une règle déjà définie, tandis que le modèle hydraulique et le modèle intégré de gestion du risque pluvial incluent nécessairement une activité de production de règles. Les solutions particulières sont en partie une production politique qui définit les valeurs en jeu et les règles plus appropriées pour la gestion efficiente des technologies alternatives. La gestion des technologies d’assainissement peut se comprendre comme le passage des règles coutumières à des règles rationnelles et, en particulier, à des règles de procédure. En effet, dans le modèle intégré, la concurrence entre les acteurs tourne autour des procédures de décisions plutôt que sur les règles en tant que telles ; l’activité de production de règles est une négociation incessante entre différents groupes et organisations, publics et privés, dont l’enjeu central est de déterminer qui prend les décisions, quand et comment.

La légitimité des normes dans la gestion des eaux pluviales dans le modèle sécuritaire est plus liée à l’efficacité, tandis que dans le modèle hydraulique et dans le modèle intégré, les règles auto-entretenues prennent une importance plus grande. L’équilibre entre les différents intérêts des acteurs en jeu (techniciens, élus, usagers) aboutit à des règles de coopération et d’autorité dans le système de gestion des eaux pluviales. Les relations entre les différents acteurs sont construites en fonction des règles de décision plutôt qu’en fonction du résultat de ces décisions.

Notes
81.

Voir DEUTSCH, J.C., HUBERT, G., VIDAL-NAQUET, A. 1995