Conclusions du premier cas.

L’analyse a porté sur l’identification des acteurs et leurs logiques par rapport à la nappe. Une des conclusions que l’on peut tirer est que chaque site (la nappe de l’est lyonnais comporte 150 sites) constitue un système de décisions et de compétences plus ou moins floues en voie de construction, dont les normes de comportement pour la gestion sont aussi variées que le nombre d’acteurs participants.

Il y a donc une spécificité de chaque site, une logique qui se définit en fonction des représentations et des actions mises en oeuvre par l’organisation responsable de sa gestion et en fonction des activités de la vie en surface. Il n’y a pas par ailleurs une représentation homogène et généralisée des dommages causés à la nappe pour l’ensemble d’acteurs repérés, et encore moins d’indicateurs de mesure des impacts des décisions politiques ou économiques passées et présentes sur la nappe.

La réflexion théorique qui a découlé des problèmes et contradictions des logiques d’acteurs soulevés ci-dessus, s’appuie sur deux hypothèses : celle de l’irréversibilité qui tente de montrer qu’une accumulation d’actions, décisions et non décisions sur la nappe a donné comme résultat son état actuel ; et celle qui fait référence à la traduction comme mécanisme d’intégration d’objectifs dans une action commune de protection d’un patrimoine. C’est sur la base de ces deux hypothèses que le travail a cherché à approfondir la discussion sur l’acceptabilité du risque.

Cette notion permet en effet de prendre en compte l’évolution des occupations du sol, celle de la santé de la nappe, et notamment, l’évolution des objectifs et attentes de qualité et des critères pour les obtenir, sur la base de traductions pertinentes entre des acteurs d’horizons très variés (scientifiques, élus, techniciens, gestionnaires) et parfois difficilement identifiables. Elle permet en même temps de construire un système de prise en charge et de responsabilisation de la part des intervenants, qui se définit à mesure que des actions sur la nappe se révèlent comme dangereuses ou bénéfiques à la santé des ressources aquifères. En ce sens, nous pouvons parler d’une logique d’apprentissage qui permettrait de dégager les normes et critères de décisions, ainsi que les indicateurs que la société peut se donner pour mesurer les impacts positifs et négatifs sur l’évolution de la nature.

Dans cette constellation, la gestion du risque doit passer par la discussion des points suivants :

Par ailleurs, l’action d’acteurs qui voudraient lutter contre une dégradation de la nappe phréatique se voit entravée par :

Une première approche consiste à étudier la logique des acteurs et la représentation du “ risque acceptable ” en partant des intérêts stratégiques des acteurs. Dans cette perspective, on pourrait lier l’acceptabilité du risque à la position institutionnelle des acteurs et distinguer deux catégories : ceux qui vivent de l’existence du risque (les techniciens ; les institutions comme la Direction de l’Eau, la DDAF ; les scientifiques) et les autres acteurs qui sont chargés de l’aménagement de ce risque (les politiques, les aménageurs, les industriels). Les acteurs vivant du risque comme les techniciens ont un intérêt stratégique à exercer une pression sur les politiques et à faire en sorte que le risque soit posé comme problème non résolu. Les politiques ont tout intérêt à minimiser le risque et à faire en sorte qu’il soit perçu comme acceptable par l’électorat et les groupes de pression comme les écologistes. Pour les industriels, la montée du chômage est un instrument de pression sur les politiques pour rendre plus acceptable les risques de pollution liés à l’industrialisation. Pour les aménageurs, la prise en compte du risque est une gêne et leur intérêt est par conséquent de le minimiser.

Mais la complexité du problème que représente la pollution de la nappe, la multiplicité d’acteurs intervenant, la dynamique évolutive temporelle de la nappe et celle des institutions régulatrices des activités de surface, font penser à la nécessité d’un compromis de gestion, qui aille vers la construction d’une intelligence collective qui régule les multiples dimensions, critères et actions sur la nappe.

La gestion du risque suppose la confrontation de plusieurs mondes : le monde civique (élus, usagers), le monde domestique (usagers), le monde industriel (entreprises), le monde de l’opinion (techniciens, bureaux d’études, chercheurs) et le monde marchand (investisseurs privés) 119 Les choix techniques doivent passer par la décision des élus, les entreprises doivent respecter les droits des usagers, les investisseurs dépendent des éléments techniques et des décisions politiques. Dans ces situations complexes, la clarification dans un seul monde, c’est-à-dire, la subordination de la plupart des mondes aux principes communs et aux catégories de l’un d’entre eux, devient contre-productive. Aucun des acteurs qui agissent dans les différents mondes concernés par notre analyse n’a la légitimité ni le pouvoir pour imposer une logique prévalante. Les élus ont un pouvoir de décision très important, mais ils sont limités par les contraintes techniques, les évolutions des marchés, les ressources financières et l’opinion des usagers. Les techniciens ont la connaissance et la maîtrise technique, mais ils ne peuvent pas imposer une logique purement technique dans les décisions. Les conséquences économiques et politiques des choix techniques empêchent une subordination des investisseurs, entrepreneurs et élus aux principes purement scientifiques.

Un compromis durable qui dépasse les registres d’action des différents mondes engagés dans la gestion du risque afin de construire une identité propre peut pourtant sembler utopique. Pour cela, on devrait trouver un “ tiers ” capable d’avoir une forte légitimité et une prééminence dans les mondes en conflit. Mais il n’existe pas. Ce “ tiers ” est dans d’autres cas représenté par l’État, mais, dans le cas qui nous occupe, le pouvoir public est un des acteurs concernés, et il est difficile de dire qu’il a plus de légitimité que les autres. Même dans les exemples que donnent BOLTANSKY et THEVENOT, le compromis ou l’accord durable sont consolidés par l’association de deux logiques au maximum.

La gestion du risque dans l’assainissement des eaux pluviales concerne plus de deux mondes, ce qui rend plus difficile encore la possibilité de compromis durable par juxtaposition de logiques différentes. Les situations d’arrangement semblent les plus probables. Les échanges et ajustements entre les différents mondes sont provisoires, avec un caractère local, liés à la situation spécifique et sans possibilité d’être généralisables à toutes les situations. La construction des codes d’interprétation de la réalité dépend des projets et des “ mondes ” des acteurs, mais la situation oblige à une négociation et à une traduction permanente des représentations mises en jeu dans chaque situation.

Les cultures de risque des acteurs qui interviennent dans la gestion de la nappe phréatique sont en phase d’élaboration et se caractérisent par leur fragmentation et leur dispersion. Les techniciens tendent à privilégier des dimensions du risque différentes de celles des politiciens qui a leur tour sont différentes de celles des industriels. Les usagers, en ce qui les concerne, ont une culture du risque peu élaborée, ce qui les place dans le rôle d’acteurs de peu d’importance, sauf dans certains cas pour lesquels ils sont organisés et participent à la gestion des technologies alternatives. Dans ce sens, ils semblent partager de façon plus permanente le statut d’affectée que celui de décideur en ce qui concerne le risque.

Vu la fragmentation et la dispersion des “ cultures de risque ”, la négociation des seuils acceptables de risque assume également des caractéristiques locales et ponctuelles ; il n’existe pas d’accords même implicites qui permettent d’orienter de manière stable sa gestion. Chaque endroit spécifique semble obtenir certains accords implicites minimums, mais qui souffrent d’une instabilité et d’une fragilité intrinsèque. Dans certains cas, ce n’est même pas possible d’arriver à ces accords minimaux.

L’analyse du risque pluvial lié à l’utilisation des technologies d’assainissement de la ville de Lyon montre la grande complexité de la gestion du risque dans les systèmes ouverts, provenant de la pluralité des acteurs qui y participent et du caractère non déterminé de leurs responsabilités et de leurs sphères d’action. Le fait que les acteurs ne soient pas préalablement constitués, mais qu’ils se construisent par rapport à la propre gestion du risque, rend difficile les processus de négociation et l’établissement d’accords durables. Les acteurs qui participent de manière implicite ou explicite à l’élaboration de certains seuils acceptables de risque peuvent disparaître ou être remplacés par d’autres acteurs, ce qui implique de recommencer à zéro les processus de négociation. L’absence d’un cadre institutionnel général qui précise les limites et cerne les espaces de négociation réduit les possibilités de réaliser une gestion du risque efficace et de portée générale.

Nous n’avons pas remarqué non plus, dans l’étude, l’existence d’une activité de régulation qui engendre des règles autonomes de coopération et d’efficacité pour résoudre les problèmes qui se présentent dans la gestion du risque. Cette absence est due, en partie, à la précarité des acteurs concernés, mais elle est aussi une conséquence du fait que les acteurs soient liés aux règles de fonctionnement prescrites par la connaissance technique. Les acteurs n’ont pas été capables d’établir des règles alternatives, bien que la réglementation formelle promeuve la construction d’accords entre les parties impliquées, pour la régulation des situations de risque. La demande d’une réglementation plus détaillée dissimule l’incapacité des acteurs pour établir des accords autonomes, dans un cadre normatif ouvert à la décision des acteurs impliqués. Les difficultés quant à établir un modèle “ intégré ” de gestion des technologies d’assainissement et la persistance des critères associés au modèle “ sécuritaire ” sont la conséquence de l’incapacité des acteurs pour développer une activité de régulation autonome qui prenne en compte les différentes perspectives et les intègre à travers de processus de négociation et de traduction.

Une gestion efficace implique un processus d’apprentissage culturel au cours duquel les acteurs doivent construire et négocier ces scénarios d’interprétation de la réalité pour aboutir à des références communes. Etant donné la complexité du système, l’articulation efficiente des différents points de vue devra passer par des opérations de traduction, afin de rendre compréhensible pour un acteur la problématique et la vision des autres acteurs. La capacité de traduction doit se construire grâce à un processus d’apprentissage culturel au cours duquel l’échange d’informations et la transmission des préoccupations aux autres permettent d’intégrer les différents points de vue et de percevoir les buts qu’ils ont en commun. Dans le cas étudié, ce processus d’apprentissage est à un stade naissant et fragmentaire, avec des avancées et des reculs qui varient en fonction des caractéristiques locales et du degré de constitution des acteurs. Sur ce plan, il est difficile d’affirmer qu’il existe réellement un processus d’apprentissage, porteur d’une véritable accumulation d’expériences dotées de sens, lui donnant cohérence et continuité dans le temps. Il s’agit plutôt d’actions isolées, ponctuelles, sans lien les unes avec les autres, marquées par l’urgence et la précarité.

En synthèse, il est difficile de parler, dans le cas du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, d’un développement de nouvelles logiques d’action qui rendent compte de l’incertitude et de la contingence des situations de risque. La discussion sur les responsabilités des différentes institutions dans la gestion du risque, le concept mécanique adopté par les institutions sur la sécurité, les demandes pour que soit créée une réglementation plus détaillée afin de définir les responsabilités et les compétences dans la gestion du risque, le renvoi aux règles techniques pour l’établissement de règles d’accords, l’insuffisante élaboration de “ cultures de risque” homogènes, les difficultés pour mettre en place des actions communes ou des processus de traduction basés sur la confiance, la pauvreté de l’activité de régulation et par conséquent la précarité et la fragilité des accords sur les niveaux acceptables de risque, montrent le piètre développement de nouvelles logiques d’action qui donnent des réponses adéquates aux nouveaux contextes de risque.

Le cas analysé montre une dissociation entre le contexte de risque produit par le fonctionnement du système expert et les formes d’actions prévalantes, où les logiques classiques orientées par l’intérêt stratégique et les positions structurelles perdurent. Cette dissociation augmente les composantes d’irréversibilité des situations de risque, empêche une gestion efficace de celles-ci et se révèle incapable d’établir des accords minimaux sur les niveaux acceptables de risque dans le fonctionnement du réseau d’assainissement de la ville de Lyon.

Notes
119.

BOLTANSKY et THEVENOT, op. cit. pg. 64