4.3) Le système de santé uruguayen.

L’analyse du risque dans les organisations complexes doit prendre en compte les méthodes de travail, les routines organisationnelles, les relations de pouvoir et de hiérarchie et la construction de relations de confiance dans des contextes de présence des acteurs face à face. La construction théorique exposée dans les chapitres I et II sera utilisée pour faire l’étude du risque dans l’ “ Hospital de Clínicas ” de Montevideo. Mais d’abord, nous ferons une contextualisation de l’Hôpital dans le système de santé uruguayen.

Le processus d’intégration globale des systèmes de santé est la principale cause d’une incorporation croissante de technologie médicale aussi bien dans le domaine du diagnostic que dans celui du traitement. Cette rapide intégration de technologie médicale modifie et rend plus complexes les méthodes de travail, agit sur la division de travail à l’intérieur du système de santé et modifie le rapport avec les usagers. Une étude 120 a signalé que les transformations technologiques les plus importantes dans le domaine de la santé en Uruguay se centrent dans “ les services mobiles d’urgence ”, les Centres de Soins Intensifs et les traitements d’hémodialyse. Ces secteurs possèdent un matériel moderne de premier ordre, notamment à partir de 1974, ce qui a entraîné une amélioration de la qualité de traitement de la population uruguayenne. La nouvelle technologie a signifié une plus grande complexité dans les tâches, l’apparition de nouvelles spécialisations et le besoin de compter avec un personnel polyfonctionnel possédant la flexibilité nécessaire pour remplir des tâches diverses. Souvent ce nouveau matériel est “ sous-utilisé ” soit par manque de personnel qualifié, soit par manque de connaissance des possibilités de ce matériel.

Le changement technique a produit d’importants écarts en ce qui concerne les salaires aussi bien au niveau des médecins que des infirmiers et des travailleurs en général selon qu’ils accèdent ou non aux travaux de haute technologie. Cela a comporté en même temps un renversement dans les hiérarchies et les évaluations sociales. On constate un nivellement et une interdépendance entre médecins et infirmiers et, dans certains cas, on trouve une tendance à une déqualification du personnel.

Une étude a souligné 121 que l’incorporation de nouvelles technologies a été faite principalement sous la poussée d’une rationalité économique du marché et non à partir d’une logique thérapeutique, ce qui a entraîné des problèmes de maniement, de contrôle et d’accès à cette technologie. Dans ce sens, l’absence d’une politique publique orientée vers la rationalisation de l’incorporation de machines a contribué à augmenter les déséquilibres et les irrationalités. Il s’est produit aussi un changement profond dans la culture professionnelle médicale. La fragmentation du marché du travail chez les médecins ne provient pas de différences de qualification ou de capacité comme autrefois, mais de différences d’accès au capital économique nécessaire pour l’acquisition de nouvelles technologies. 122

Les nouvelles technologies dans le domaine médical n’ont pas provoqué de chômage ; au contraire, elles semblent avoir augmenté le nombre de postes de travail. L’équipement moderne ne remplace pas le personnel qui se réinsère au niveau de la programmation de l’appareil tandis que le rapport humain et direct avec le patient reste irremplaçable. On n’a pas non plus l’impression qu’il y ait un recyclage générationnel dans le maniement des nouveaux équipements mais une adaptation des travailleurs expérimentés. Un autre point important est celui qui concerne l’augmentation du contrôle sur les travailleurs qui va de pair avec la nouvelle technologie par rapport aux horaires et à la productivité Les nouvelles technologies impliquent aussi un accroissement de l’intensité du travail et de l’effort physique et mental et en plus provoquent des problèmes de santé, surtout certains troubles physiques et visuels. 123

A part le fait que le changement technologique améliore, aggrave ou maintient les conditions de travail en termes physiques, ces changements modifient les relations entre les différents acteurs qui interagissent dans les divers processus de santé. On ne s’attend plus à des rapports permanents consacrés par des accords à long terme ; on voit plutôt des mécanismes d’ajustement et de réajustement beaucoup plus dynamiques entre les différents secteurs sociaux et sans les niveaux de formalisation exigés auparavant. La modernisation technologique de la santé peut-être classée comme “ asynchronie ” négative, qui est constatée dans le cas où sont effectués des changements technologiques qui ne sont ni précédés ni accompagnés de stratégies préparatoires des ressources humaines et des formes d’organisation. 124

La conséquence de tous ces changements est que le système de santé est soumis simultanément à de multiples codes qui l’ordonnent. Les vitesses de transformation du contexte (changements dans l’articulation du public et du privée, incorporation rapide de technologie sophistiquée, croissance en nombre des usagers) ont engendré une confusion à propos de quel est le code dominant dans une situation donnée. En ce qui concerne la santé, les codes dominants sont fortement déterminés par les normes culturelles et éducatives de la population. Des sociétés comme l’uruguayenne, possédant d’importants niveaux d’information et d’éducation formelle, seront plus exigeantes que d’autres sociétés de la région quant à l’incorporation technologique et la qualité du service. Cela explique en partie l’incorporation disproportionnée de technologies de diagnostic dans le système de santé uruguayen par rapport à d’autres. 125

Historiquement les systèmes de santé ont articulé des codes de type humaniste (ils ont été créés pour guérir) avec des codes de type économique (ils doivent faire faire des bénéfices à l’entreprise), avec des codes de type statutaire (ils doivent se plier à une ordonnance où le médecin est omniprésent). A l’heure actuelle, ces codes n’ont pas disparu, mais d’un côté ils sont devenus plus complexes et d’un autre, l’ordre des priorités a changé. Cela est arrivé sans qu’un nouvel ordre stable soit créé pour autant ; tout au contraire, les systèmes de santé subissent un permanent processus de recomposition, ce qui les fait paraître souvent incohérents du fait qu’ils sont soumis à différentes logiques dans les différents endroits du système. 126

Dans ce sens, devient spécialement important l’analyse de la culture normative du groupe à propos de la coopération et de l’autorité, parce que la construction, de la part des acteurs, de rapports et arrangements au niveau micro devient plus légitime que les régulations globales au niveau des accords collectifs ou des normes officielles de l’institution. En tant que systèmes d’action concrets, les organisations de la santé manquent de pouvoir pour contrôler les zones d’incertitude. Les ressources nécessaires pour ce contrôle : compétence, relations et contact avec l’entourage sont insuffisants compte tenu de la complexité du système ; c’est pourquoi les actions stratégiques des acteurs acquièrent une importance remarquable. Dans ce sens, dans ces organisations semble prédominer une rationalité stratégique dans la prise de décisions. Chaque groupe de pouvoir à l’intérieur de l’institution essaie d’imposer sa stratégie ; pour y parvenir, il doit tenir compte des mouvements des autres dans un jeu qui devient de plus en plus complexe. 127

La complexité croissante de l’information exige du dévouement chez les acteurs liés dans les différentes étapes du travail. L’information, à son tour, est construite par les acteurs eux-mêmes en fonction de leurs stratégies et sert à les négocier avec les autres acteurs. Cette information provient de différentes origines et s’inscrit dans des traditions de raisonnement très différentes (médecins, infirmiers, fonctionnaires administratifs, délégués des corporations). L’évaluation dans la prestation des services de santé s’effectue aussi selon diverses perspectives. L’efficacité de production de l’entreprise requiert nécessairement la traduction réciproque de ces perspectives pour la construction de codes communs. Les critères d’évaluation de l’efficacité ne sont pas objectifs ; ils impliquent un processus de construction sociale dans lequel interviennent des acteurs aussi bien internes qu’externes. L’évaluation de l’efficacité se mesure avec des paramètres divers en accord avec les différents systèmes ; il y a une efficacité du point de vue financier, politique et technique.

Ces caractéristiques permettent de définir le système de santé uruguayen comme un système réflexif dans la mesure où il incorpore des normes tout à fait modernes pour remplir ces fonctions et pour relever les défis qui se présentent. Mais, en même temps ils montrent la complexité d’une organisation dans laquelle différents codes de conduite et différentes sources de légitimité coexistent, ce qui rend difficile la construction d’un système normatif cohérent et stable. La complexité de ce système est aggravée parce qu’il s’agit aussi d’une organisation universitaire, ce qui fait que les normes générales du système de santé se traduisent à l’intérieur d’un autre système régi par des normes différentes. Pour comprendre ce deuxième aspect, il faut faire allusion à l’histoire de la construction et constitution de l’ “ Hospital de Clínicas ” de la ville de Montevideo.

Notes
120.

GRUPO GRAPHES. 1993

121.

GRUPO GRAPHES. 1993

122.

Idem.

123.

Idem.

124.

WALTER, J. 1994

125.

ARGENTI, G. et FERNANDEZ, J. 1995

126.

SUPERVIELLE, M. 1995

127.

CROZIER, M. et FRIEDBERG, E. op.cit pg. 59