4.7) Les activités transversales : la circulation et le traitement du matériel jetable.

Avant d’entrer dans l’analyse des différents secteurs de l’ “ Hospital de Clínicas ” qui ont leur importance pour expliquer la gestion du risque organisationnel, nous ferons une référence aux risques généraux qui sont présents au sein de l’institution. La circulation et le traitement du matériel jetable, la circulation des personnes, les risques liés à l’infrastructure physique et au système d’évaluation constituent les risques globaux les plus importants pour l’institution.

La circulation de personnes et objets est une zone de risque de l’hôpital. Initialement on avait prévu un couloir au sous-sol pour une double circulation : transport des cadavres et des ordures d’un côté et transport de la nourriture par un autre. Cette double circulation se continuait par des ascenseurs séparés. Le couloir du sous-sol n’a jamais fonctionné depuis sa construction. Cette situation a impliqué une adaptation des routines de circulation dont la conséquence a été la création de risques systémiques : pour transporter les repas, par exemple, il faut traverser de nombreuses salles de l’hôpital ce qui comporte de gros risques de contagion. Les ordures sont descendues par les ascenseurs où circulent le public, patients et fonctionnaires de l’hôpital. Les chariots avec les ordures croisent ceux qui contiennent le matériel blanc stérilisé. Il est arrivé qu’on transporte un patient opéré récemment avec un sac de portland ou une brouettée de briques ou qu’on descende un chariot de nourriture à côté d’un cadavre. 135

L’utilisation des ascenseurs est une autre zone de risque à “ l’Hospital de Clínicas ”. Tout d’abord, les boutons d’appel ne fonctionnent pas. Lorsqu’un travailleur de l’hôpital désire prendre l’ascenseur, il doit approcher sa bouche de la fente et demander à tue-tête l’ascenseur. En 1994, on a installé des ascenseurs automatiques, mais, à ce moment-là il s’est produit un phénomène différent : les liftiers ont vu menacé leur poste de travail et leur autonomie et ils ont annulé le système automatique. Le contrôle exercé par ce groupe corporatif sur les ascenseurs provoque, dans un système de circulation verticale tel que l’hôpital, une distorsion du fonctionnement dans son ensemble. L’impossibilité, de la part de l’établissement, d’établir des normes pour l’utilisation des ascenseurs, a permis que le groupe des liftiers transforme les règles d’utilisation en normes de fonctionnement 136: les médecins, travailleurs et patients acceptent tacitement les normes élaborées et imposées par le groupe des liftiers. Ces normes, d’ailleurs informelles, engendrent une zone de risque dans l’organisation.

Une autre zone de risque est l’absence de normes qui prescrivent la circulation de personnes et objets dans l’hôpital : création de zones interdites, panneaux qui indiquent les zones de haut risque pour la santé, identification des personnes. Cela implique un danger permanent pour les travailleurs, les patients et le public qui assistent de façon habituelle ou sporadique à l’hôpital. Il existe encore de nombreuses normes et routines de sécurité qui n’ont jamais été appliquées à l’hôpital. Le port du casque de sécurité, entre autres, n’a jamais été réglementé, ce qui signifie une absence sensible dans une institution orientée à l’attention et la prévention de la santé. 137

En ce sens, on dirait qu’il existe une double réglementation implicite à l’hôpital : celle qui a trait au traitement médical et à l’attention des patients et celle qui vise les travailleurs de l’hôpital non attachés aux soins médicaux. Le souci mis à élaborer les règles du traitement médical a laissé dans un second plan le souci des règles du travail non-médical. Cette situation n’obéit pas à une faille ou omission dans la planification : elle reflète le processus de choix de risques implicite qu’effectue l’hôpital. Etant donné la complexité de l’organisation hospitalière et le manque chronique de ressources, les efforts, non seulement matériels mais aussi normatifs, ont tendance à se concentrer dans la fonction centrale qui définit les objectifs de l’hôpital : l’attention médicale.

Une autre zone de risque est liée à la prévention des incendies. Les tuyaux ont été acquis récemment, ce qui indique que pendant de longues années l’hôpital a fonctionné sans les précautions nécessaires pour éviter le risque d’incendie, omission importante, sans doute, pour un centre d’attention médicale. 138 Un autre sujet de préoccupation est que les voies de sortie en cas d’incendie sont les escaliers latéraux de l’hôpital qui ont été bloqués par peur des vols. Dans ce cas, le risque systémique est le produit de décisions qui ont des conséquences non souhaitées sur d’autres plans ; ce qui constitue une mesure de protection sur un plan, devient un risque sur un autre plan. L’évaluation et la perception des risques est une construction sociale : l’organisation a choisi le risque immédiat, celui du vol, comme prioritaire, laissant au second plan le risque médiat, le danger d’un incendie, bien que les conséquences de ce dernier puissent être catastrophiques.

Dans le réseau d’assainissement de Lyon, la perception des risques de pollution et d’inondation n’avait pas de relation avec leur magnitude 139. Aussi dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, la “ culture du risque ” de l’institution valorise plus les risques immédiats et visibles que ceux qui sont médiats et invisibles. Cette priorité montre aussi la difficulté pour l’organisation d’aller au-delà des demandes urgentes à bref délai et d’établir des politiques de longue haleine.

A l’ “ Hospital de Clínicas ” il y a des activités qui affectent l’environnement comme les émanations de vapeur qui sortent de la cheminée bien qu’elle soit placée très haut. Un autre risque est constitué par l’écoulement des eaux non traitées qui sont déversées dans les égouts, ce qui implique un gros risque de contamination de l’environnement. Il en est de même avec les déchets de médecine nucléaire qui sont versés dans le réseau sans aucun traitement. L’absence de techniques qui permettent le filtrage des éléments toxiques peut être expliquée en partie par les difficultés budgétaires de l’hôpital, qui n’a pas de ressources disponibles pour le traitement des déchets. Cette limitation des ressources a comme conséquence un processus de choix des risques qui obéit aux critères cités plus haut : essayer de donner une solution aux exigences immédiates et différer le traitement des autres, ce qui crée des zones croissantes de risque systémique.

La structure même de l’hôpital constitue aussi un facteur de risque. Il y a des endroits où le plancher s’effondre, les baies des étages supérieurs sont détruites ou simplement n’existent plus, ce qui implique une zone de risque : la possibilité de chutes ou de suicides. Dans les “ tierçages ” 140 les murs sont couverts de champignons ce qui nuit à la qualité des repas que l’on donne aux patients.

Pour l’entretien, l’hôpital compte un Département dont dépendent 120 fonctionnaires qui réalisent différentes activités : électricité, plomberie, ferronnerie, vitrerie, chauffage, mécanique, atelier de réparations, entre autres. Le Département effectue la surveillance et réparation des différents équipements et des chaudières, mais, malgré la quantité de ses fonctionnaires et en raison du niveau de détérioration physique, il n’a pas la capacité suffisante, en ressources humaines et matérielles, pour lui permettre d’améliorer la situation.

 C’est la plomberie et l’électricité qui demandent le plus de réparations. De toute manière, les ressources humaines ne sont pas suffisantes pour résoudre les problèmes de la structure physique. Les conditions du travail sont soumises à une détérioration progressive et chronique qui oblige à de continuelles adaptations des routines de travail. ’ ‘ Les travailleurs d’entretien eux-mêmes se voient exposés à des risques permanents. Ils portent des chaussures de sécurité, des bottes et des vêtements appropriés à la tâche qu’ils remplissent. N’importe comment, les éléments de protection s’avèrent insuffisants. En plomberie, par exemple, la désobstruction des conduites expose les travailleurs à des risques de contamination dans la mesure où, à travers la tuyauterie circulent des matières contaminées. ” 141

On pourrait dire qu’à l’ “ Hospital de Clínicas ”, dans les différents secteurs et aires de travail, on a développé une vraie “ culture de la détérioration ” : les différentes routines de travail ont institutionnalisé les manques physiques et matériels de l’hôpital effectuant des adaptations originales qui permettent à l’institution d’arriver à ses objectifs. Cette “ culture de la détérioration ” a un aspect positif sur les routines de travail étant donné qu’elle agit en renforçant les normes de coopération et d’intégration des groupes de travail, condition nécessaire pour faire face aux défis imposés par l’ambiance du travail. Cet aspect va être développé plus loin quand nous analyserons les secteurs spécifiques. La “ culture de détérioration ” substitue, dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, ce que Mary DOUGLAS appelle la “ culture du risque ” ; cette culture, comme nous l’avons vu au chapitre II, implique un ensemble de perceptions de valorisations et de normes, explicites ou implicites, construites par les individus et les groupes pour s’adapter au contact et à l’exposition des risques. Contrairement à la “ culture de risque ”, la “  culture de détérioration” n’implique pas l’élaboration de perceptions et de normes communes pour toute l’organisation ; elle s’exprime plutôt par l’élaboration de réponses isolées, sporadiques, d’individus ou de groupes ne parvenant pas à engendrer une attitude homogène de la part de tous les membres de l’organisation ni à conformer des réponses communes face aux risques présents dans leurs conditions de travail.

Le système d’évaluation élaboré par l’hôpital est aussi un source d’incertitude dans le cadre des relations de travail de l’institution. Ce système a commencé à être appliqué à partir de 1998 ; l’institution a créé des tribunaux auxquels participent le président du tribunal, désigné par la direction, un délégué des fonctionnaires, élu par vote et un délégué de la corporation. Ces tribunaux se réunissent une fois par an ; ils reçoivent les évaluations des fonctionnaires effectuées par leurs supérieurs directs et en discutent les résultats. Les conséquences de ce système est la mutation des travailleurs dont les résultats de l’évaluation sont au-dessous de la moyenne, à des secteurs moins convoités de l’hôpital. Ce système a produit, chez certains travailleurs, la crainte de perdre leur poste, insécurité et méfiance envers les supérieurs hiérarchiques. Il existe aussi de l’incertitude quant aux différents aspects du travail comme le pourvoi des postes obtenus après concours, le régime d’embauche et les bénéfices spéciaux.

Le système d’évaluation s’est heurté aussi à de nombreuses difficultés pratiques. Il a signifié une dépense très grande de temps et d’énergie. L’institution a consacré une année d’efforts exclusivement à mettre en marche le système ; pendant un mois et demi le personnel du tribunal a abandonné ses tâches habituelles pour se consacrer à l’évaluation, ce qui implique un détournement de ressources humaines discutable étant donné le manque de personnel qui existe à l’hôpital. Un autre sujet de discussion : l’intégration de plusieurs tribunaux, où ont été mélangés les niveaux de direction et les niveaux opérationnels, ce qui a engendré des tensions et des rejets internes. Les travailleurs ont eu l’impression que les tribunaux n’ont pas appliqué de critères d’évaluation objectifs et que les évaluateurs se sont occupés davantage des formes que des contenus des critères d’évaluation.

L’incertitude provoquée par le système d’évaluation est un facteur négatif pour ce qui est de la construction de relations de confiance entre les travailleurs. Son application constitue une zone de risque pour le fonctionnement des routines de travail de l’organisation. Cette zone de risque s’accentue si l’on tient compte des caractéristiques de la population qui travaille à l’hôpital. La plupart des travailleurs, à l’exception des techniciens de haut niveau, sont recrutés dans les secteurs les plus pauvres et les moins éduqués de la société. Cette tendance, au lieu de reculer, s’approfondit avec le temps. Le personnel recruté est formé à l’hôpital et, parfois, il profite de cette formation pour obtenir de meilleurs emplois dans le secteur privé. Cependant, ces possibilités sont de plus en plus rares à cause de la saturation du marché de travail. Ces composants structuraux augmentent l’incertitude provoquée par la mise en marche du système d’évaluation.

Notes
135.

Interview réalisé avec l’ingénieur Directeur du Département d?Entretien de l’Hospital de Clínicas. Octobre 1988

136.

Voir pgs. 46-47

137.

Interview réalisé avec le médecin sous Directeur de l’Hôpital. Novembre 1998

138.

Interview réalisé avec le Directeur du Département d?Entretien de l’Hospital de Clínicas. Octobre 1998

139.

Voir ANSIDEI, pg. 40

140.

Endroits d’où l’on distribue les repas.

141.

Interview realisé avec le Directeur du Département d’Entretien de l’Hospital de Clínicas. Octobre 1998