4.8) La négociation des seuils de risque acceptable : Le Centre de Matériels.

Le premier secteur que nous analyserons est le centre de Matériel. Ce secteur occupe une position clé dans la gestion du risque organisationnel, dans la mesure où il s’occupe du lavage et de la stérilisation de tout l’équipement médical ainsi que du matériel blanc avec lequel l’Hôpital travaille.

Le Centre de Matériels est situé au 18e étage de l’hôpital, juste au-dessus du bloc opératoire. Ses effectifs sont 45 fonctionnaires (16 infirmières auxiliaires et 29 auxiliaires de services généraux) qui couvrent 24 heures de service. Le personnel a été réduit ces dernières années, à la suite de l’incorporation de technologies qui ont éliminé différentes étapes du travail. La présence féminine est majoritaire et le niveau d’éducation est moyen ou bas. La plupart n’ont pas de double emploi, comme la majorité des travailleurs de l’Hôpital, à cause des problèmes physiques ou psychiques qui les handicapent.

Le Centre de Matériels occupe une situation stratégique dans l’hôpital aussi bien en termes de contrôle de risque que de fonctionnement organisationnel. La stérilisation du matériel est une condition indispensable pour réduire les risques de contamination dans les soins médicaux et dans le fonctionnement de tout l’hôpital. Malgré cela, le recrutement du personnel revêt des caractéristiques particulières par rapport aux autres services de l’hôpital. L’institution assigne au Centre de Matériels du personnel avec des problèmes de colonne vertébrale (hernie discale, arthrose) car c’est un lieu de travail qui exige moins d’effort physique que d’autres. L’hôpital assigne aussi du personnel avec des problèmes psychiques pour l’isoler du contact direct avec les patients. Cette politique ajoute aux composants de risque spécifiques du travail, que nous détaillerons plus loin, un autre composant lié à la conformation particulière du personnel.

Les décisions d’assignation du personnel au Centre de Matériels montrent un procédé de choix de risques dans lesquels l’institution hiérarchise les fonctions d’attention médicale au détriment du travail non médical. Une fonction stratégique de l’hôpital est remplie par un personnel qui est repoussé dans les différents services d’attention médicale. Le potentiel de risque des activités du Centre de Matériels se voit aggravé par les valeurs et les perceptions implicites présentes dans les décisions qui commandent la sélection des risques. Les décisions sont orientées par des codes qui établissent des priorités implicites dans la sélection des risques, pour lesquelles le travail de stérilisation et de nettoyage est considéré de second ordre, étant assigné personnel rejeté d’autres secteurs de l’Hôpital.

Le Centre de Matériels reçoit le matériel de l’hôpital qu’on doit laver et stériliser et le matériel contaminé qui est soumis à un traitement de stérilisation spécial. Le Centre fournit le matériel stérile à tous les services de l’hôpital (médecine générale, spécialisée, polyclinique et urgences). Il pourvoit l’hôpital en matériels qui subissent la stérilisation et en matériels préparés au Centre. Il est chargé aussi du traitement et de la distribution du matériel qui vient directement des laboratoires aux entrepôts. Cette activité est hebdomadaire tandis que la stérilisation se fait quotidiennement. Le matériel qui vient des entrepôts est constitué d’instruments techniques spécialisés : macro compte-gouttes, compte-gouttes, instruments tranchants, matériel de ponction. Le Centre prépare du matériel blanc : gants, plateaux, vêtements, objets délicats tels que stéthoscopes et plastiques, des gazes et des compresses.

 Dans le Centre, on effectue l’opération complète de production à différence d’autres Centres de Matériels, où l’on achète le matériel blanc déjà préparé. Une étude économique financière a démontré que le coût de la main d’oeuvre de l’hôpital était inférieur à celui des autres hôpitaux, donc, que la production interne avait des avantages comparatifs dont l’institution devait profiter. Dans ce sens, le Centre de Matériels de  l’  Hospital de Clínicas” constitue un modèle pour les autres Centres de Matériels dans la mesure où il est le seul à produire son propre matériel.” 142  

La structure physique du Centre de Matériel est petite par rapport aux tâches qu’il remplit. Il y a une séparation en différents secteurs pour minimiser les risques de production. L’opération commence avec l’entrée du matériel qui est classé en deux groupes : sale et contaminé. L’entrée se fait à travers un petit bureau qui ressemble à un comptoir de réception courant. Le personnel sépare le matériel sale, qui est lavé à la main dans deux cuviers courants, sans aucune particularité spéciale. D’un autre côté, le matériel contaminé est traité dans un bidon spécial avec un produit destiné spécialement à cette tâche. Le produit dégage des vapeurs qui contaminent la salle. Pour le matériel endoscopique, qui est rare et coûteux, le lavage se fait avec un autre produit qui permet une stérilisation plus rapide que dans l’opération précédente.

Le personnel n’a pas besoin d’une formation spéciale : il se forme avec le contact direct avec la machine. Une fois lavé, le matériel est stérilisé dans l’autoclave qui fonctionne à base de vapeur. Dans cette aire, nous trouvons un espace fermé avec une porte et des capteurs qui contrôlent qu’il n’y a pas plus de 7 parts d’oxyde d’éthylène sur un million, ce qui constitue, suivant les critères établis, le seuil admissible de risque. L’autoclave est une machine pour stériliser les vêtements. Ceux-ci sont placés à la main sur des chariots contenant des plateaux. Sur ces plateaux, le personnel met le matériel qui est introduit dans l’autoclave. La machine a 918 litres de capacité et permet un 95 % de stérilisation. Quand il s’agit de matériel qui ne supporte pas les hautes températures, le personnel fait la stérilisation à l’oxyde d’éthylène, que a une durée de 6 mois ; celle qui est faite à l’autoclave, dure seulement 8 jours.

Une fois stérilisé, le matériel est remis aux différents services de l’hôpital qui en ont besoin. Les gants sont empaquetés d’une manière spéciale : le personnel numérote d’après leur pointure ceux qui vont au bloc opératoire. Une certaine quantité de matériels stérilisés est emmagasiné en vue d’une utilisation rapide en cas de catastrophe. Une autre issue du matériel consiste en son transport direct au bloc opératoire qui s’effectue à travers un monte-charge situé à côté du secteur de stérilisation. Ce mécanisme d’envoi direct permet d’éviter des contacts physiques indésirables dans le bloc opératoire et, en même temps, c’est une garantie de rapidité et de sécurité.

Le Centre de Matériel non seulement lave et stérilise du matériel, mais il en fabrique aussi. La gaze et l’ouate arrivent brut. Le Centre de Matériels prépare des “ matelas ” de gaze et d’ouate que les travailleurs découpent d’après diverses tailles selon sa future utilisation (blessures ou brûlures).

La structure de qualifications du personnel du Centre de Matériels est composée de deux catégories : infirmière auxiliaire et auxiliaire des services généraux. Cette différence est associée seulement au salaire ; les tâches à remplir sont semblables. La seule différence est que les infirmières ne s’occupent pas du ménage qui est effectué par le personnel des services généraux. La duplication des tâches constitue une source de risque, étant donné la possibilité de transporter du matériel contaminé pendant l’opération.

Le plus important facteur de risque dans le Centre de Matériel n’est pas précisément lié au travail lui-même mais au produit utilisé pour la stérilisation. L’oxyde d’éthylène se trouve dans des ampoules que le personnel introduit dans l’autoclave. Ces ampoules comportent un danger très grand si elles sont percées. Le risque consiste en la possibilité qu’un membre du personnel du Centre perce une ampoule, ce qui peut provoquer une terrible explosion. C’est un risque réel si l’on considère que le Centre de Matériel emploie du personnel avec des problèmes psychologiques. Bien que les travailleurs ayant ce genre de problèmes ne soient pas en contact avec l’appareil automatisé, le risque est toujours là. Une explosion pourrait affecter au moins tout l’étage. Ce matériel très dangereux est enfermé à clé et placé à côté d’une fenêtre fermée. Malgré ces précautions, l’endroit est de toute évidence, inadéquat pour entreposer un matériel aussi dangereux. Il ne s’agit pas d’un entrepôt approprié et l’aménagement effectué pour ranger les ampoules, quoique soigné et ingénieux, n’en est pas moins une adaptation ménagère faite par du personnel non spécialisé. Un incendie dans l’entrepôt pourrait provoquer une explosion dans tout l’édifice.

Les travailleurs du Centre ont une forte perception des risques inhérents à leur travail, ce qui a provoqué des réclamations et des mobilisations d’importance variée. Ils ont des points de vue très critiques envers l’institution, ils ont des leaders très forts qui encouragent leurs revendications et ils se sont opposés de nombreuses fois aux mesures prises par la Direction. Les leaders sont recrutés parmi le personnel le plus sain du point de vue mental.

Le risque d’explosion à la suite d’un incendie ou de la cassure des ampoules de gaz n’échappe pas à la perception des travailleurs. L’un d’entre eux fait le commentaire suivant :

 Pendant la stérilisation, le risque le plus important est la possibilité de cassure d’une ampoule d’oxyde d’éthylène. Moi, j’en ai laissé tomber une et elle ne s’est pas cassée. ” 143

Une autre travailleuse signale :

 Les ampoules sont un risque très grand ; en les plaçant on court le risque de les casser et de provoquer des fuites de gaz ou des explosions.. ”   144

Une troisième travailleuse précise le risque permanent des ampoules, au-delà du risque d’explosion :

 Les ampoules d’oxyde d’éthylène comportent du risque aussi. Même si elles sont rangées il y a de petites fuites de gaz qui contaminent l’environnement.  ” 145

Cette situation nous montre une zone de risque qui peut avoir des effets catastrophiques pour l’organisation. Le manque d’aménagement approprié, qui ne devrait pas forcément être coûteux, et le rangement des ampoules dans un secteur de travail où la Direction de l’hôpital achemine des personnes souffrant de maladies psychiatriques prouve le peu d’attention que l’organisation fait de ce risque potentiel. Cela tient à l’isolement dont semble pâtir le Centre de Matériels par rapport au reste de l’institution. Le fait que l’activité du Centre puisse être effectuée en dehors de la pratique médicale a une conséquence non recherchée : l’isolement institutionnel et géographique de Centre, ce qui le transforme en une vraie zone de risque qui échappe aux normes et routines de l’organisation.

Les travailleurs du Centre de Matériels sont exposés à différents risques physiques. Le personnel interrogé a une ancienneté moyenne de 15 ans dans le secteur. Certains proviennent du secteur infirmerie de l’hôpital, tandis que d’autres ont eu une expérience préalable dans d’autres institutions. La plupart ont effectué toutes les tâches du Centre, sauf le découpage. Certains ne font pas le travail de stérilisation à cause des problèmes de colonne vertébrale ; ils ont tous appris le travail dans le Centre.

Les risques physiques plus importants sont les infections, la possibilité de contracter une maladie contagieuse à partir de matériel contaminé, les coupures aves des ciseaux, un bistouri ou une machine, et les brûlures avec la vapeur. Les affections les plus courantes sont les irritations provenant de la manipulation de substances toxiques. Un autre risque : celui de contracter des maladies respiratoires à cause de la poussière de talc. Les personnes allergiques ou asthmatiques sont exemptes de cette tâche.

Il existe aussi des risques ergonomiques qui proviennent de la position pendant le travail et de la durée de celui-ci : il y a des personnes qui passent quotidiennement 5 ou 6 heures debout ou assis dans une attitude inconfortable. Dans le secteur des autoclaves, il faut un certain effort pour pousser les chariots, ce qui peut se traduire en maladies de la colonne vertébrale. Un autre risque : les coups inhérents à la besogne. Bien que le lieu de travail soit généralement éclairé, certaines tâches doivent se faire sous la lumière artificielle ; ce problème se pose, surtout, pour les gardes nocturnes.

Une des tâches les plus dangereuses est le lavage et le maniement du matériel contaminé. Le contact physique direct avec le matériel contaminé et les possibilités de coupures avec des objets piquants déterminent que cette tâche soit la plus exposée. Certaines conditions impliquent des risques potentiels par l’absence de matériel de protection, principalement des gants et des bottes.

L’oxyde d’éthylène n’est pas le seul risque perçu par les travailleurs du Centre de Matériels. L’un des plus importants est la manipulation de matériel contaminé et la possibilité de coupures et de blessures avec du matériel piquant qui n’a pas été correctement écarté. Dans le Centre de Matériels, dans la mesure où il s’agit d’un point stratégique pour le fonctionnement de tout l’hôpital, confluent les conséquences des déficiences, des erreurs et des négligences dans le déroulement du travail des autres secteurs.

 Toutes les tâches comportent des risques pour la santé. L’autre jour, par erreur d’une infirmière, une lame de bistouri est arrivée, mêlée au matériel. D’autres fois on reçoit du matériel contaminé sans l’étiquette et l’emballage qui l’identifie. Cela est dû à des erreurs du personnel qui reçoit le matériel et ne le prépare pas comme il faut. Dans l’étape du lavage, les risques de contamination sont extrêmement élevés. Les spéculums, par exemple, contiennent souvent des matières contaminées. Nous risquons aussi de nous piquer avec une aiguille malgré le matériel de protection. ” 146

Une autre travailleuse signale :

 Je suis tombée malade pour avoir été en contact avec du matériel contaminé Nous demandons qu’on ne mette pas les plateaux de chirurgien dans le cylindre, mais, des fois, ils y sont. Il y a des collègues qui sont malades à cause du contact avec l’oxyde d’éthylène. J’ai attrapé, il y a un an et demi, le virus de l’hépatite C pendant le lavage parce que je me suis piquée. La D.U.S. 147 a proposé de me transférer, mais j’ai décidé de rester. J’ai demandé qu’on me donne une tâche que je puisse faire et on m’a mise à mettre du talc dans les gants et à les envelopper. ” 148

Le lavage du matériel contamminé est un des facteurs de risque les plus remarqués par les travailleurs. Dans les cuviers le risque de coupure s’ajoute à celui de la contamination. La manière dont le travail est fait, l’absence de technologie pour le lavage (il n’y a même pas une machine à laver le linge de type ménager), et le manque d’éléments de protection, engendrent une permanente exposition au risque.

 Les cuviers doivent contenir des millions de microbes. La méthode est totalement manuelle ; l’eau stagne pendant 24 heures ; c’est un vrai bouillon de culture. Dans le matériel d’odontologie il y a des pièces très pointues que je devais nettoyer. Je les brossais l’une après l’autre et, plusieurs fois, je me suis blessé. Je faisais couler un peu de sang, ,je me lavais, je remettais les gants et je continuais. Ça été l’origine de l’infection. Avant, on se piquait tous les jours avec les aiguilles. On les a éliminées maintenant mais la méthode de travail n’a pas changé. Maintenant on lave au préalable tout le matériel chirurgical, mais les problèmes subsistent. Il y a beaucoup de négligence de la part du personnel : ils envoient le matériel sans le classer. ” 149

Les travailleurs signalent aussi des risques physiques pendant le travail. L’un des plus fréquents : les douleurs de la colonne vertébrale provoquées par l’effort de pousser les chariots chargés de linge jusqu’aux autoclaves. Dans ce sens, bien que l’effort physique persiste, les travailleurs voient certaines améliorations dans les conditions du travail.

 Le travail est à l’origine des problèmes de la colonne, surtout à cause de l’effort de pousser les chariots de linge vers les autoclaves. Actuellement, les chariots sont plus légers car ils sont en aluminium, ainsi que les portes des autoclaves, mais, de toute façon, cela exige des efforts importants. ” 150

Les contractures apparaissent aussi comme des risques physiques. Elles sont produites par les mauvaises postures pendant le travail ; les travailleurs passent trop de temps assis sur des chaises qui n’ont pas été conçues pour ce travail, ou de longues heures debout pour faire certaines tâches.

 Les contractures aussi sont terribles. Les chaises n’ont pas été conçues pour ce travail. Beauoup de gens ont des problèmes de colonne ou arthrose. D’autres ont des problèmes au foie à cause de l’oxyde d’éthylène. Le plus gros risque, c’était les aiguilles jetables. Ici, toutes les tâches sont dangereuses. Pendant la coupe tu peux te trancher un doigt. La réception de matériel contaminé est très dangereuse.” 151

Un autre élément de risque perçu par les travailleurs, c’est la contamination à long terme provoquée par l’oxyde d’éthylène. Ce problème se traduit par une discussion quant à l’emplacement des autoclaves ; ils sont installés au milieu du Centre de Matériels. Sans doute, l’élément déterminant de cet emplacement en est le manque d’espace dans l’hôpital, étant donné qu’il n’y a pas d’espace extérieur au Centre qui puisse être utilisé pour les placer.

 L’oxyde d’éthylène a été inauguré en avril ; c’est pourquoi on ne peut pas savoir s’il s’est produit une contamination à long terme. Moi, je travaille le matin et je place les ampoules, mais le travail le plus dangereux revient à ceux qui retirent le matériel pour le mettre en quarantaine car ils sont plus exposés au gaz au moment où l’on ouvre l’autoclave. Les autoclaves et l’oxyde d’éthylène auraient dû être placés ailleurs, loin du reste du personnel du Centre de Matériels. Mais ces décisions ont été prises au niveau de la Direction et ici on n’a pu rien faire. ” 152

Même si la perception et l’évaluation des risques n’est pas homogène parmi les travailleurs du Centre de Matériels, ils reconnaissent la présence de risques variés et divers liés aux conditions dans lesquelles se réalisent les tâches. Le manque de technologie adéquate et de matériel de protection implique des conditions de travail dans lesquelles l’exposition au risque est permanente. La présence de matériel coupant indûment jeté ou de matériel contaminé qui n’a pas été identifié est aussi un risque systémique de l’organisation du travail de l’hôpital. Même s’il existe des procédures formellement établies pour identifier et pour jeter le matériel à risque, celles-ci ne fonctionnent pas de manière adéquate à cause du manque de respect aux normes prescrites. On voit dans le cas un nouvel indicateur de l’absence d’une véritable “ culture du risque ” dans l’organisation, qui s’exprime par un comportement professionnel provocant des risques permanents dans l’institution et par le manque de contrôle de la part des autorités pour faire respecter les routines de travail établies.

Dans le Centre de Matériels, il existe un ensemble de normes de sécurité qui comprend, entre autres, l’utilisation de matériel protecteur. Cependant, dans la routine quotidienne, beaucoup de ces normes ne sont pas respectées. Dans certains cas, il y a une contradiction entre la perception des risques et le comportement par rapport à eux. L’évaluation des risques faite par les travailleurs se heurte à d’autres valeurs implicites dans les attitudes quotidiennes : se sentir à l’aise dans l’exécution des tâches est un exemple.

Une travailleuse signale :

 S’il est vrai que nous utilisons des gants, des fois ils sont trop grands et malaisés pour le travail. C’est pour cela que, très souvent, je fais le travail sans gants avec un risque permanent de contamination. Le récipient pour décontaminer le matériel, je crois qu’il ne sert à rien. ”  153

En même temps qu’ils constatent que les normes de sécurité ne sont pas toujours respectées et que les éléments de protection ne sont pas toujours utilisés, les travailleurs réclament des améliorations dans les éléments qu’ils utilisent, par exemple, les uniformes de travail.

 Les éléments de protection, ce n’est pas tous qui les utilisent. Certains vont au cuvier sans gants, d’autres ne mettent pas le couvre-bouches. Pendant le lavage, il n’y a plus de piqûres avec les aiguilles mais avec des ciseaux ou des pinces oubliées. Avant, on lavait à l’eau froide, maintenant on a l’eau chaude ; c’est un progrès parce que cela tue mieux les microbes. Nous recevons un uniforme neuf tous les deux ans. Celui que nous avons, nous le lavons tous les quatre jours.. ”   154

Les travailleurs ont la perception globale que l’habitude de ne pas utiliser le matériel de protection n’est pas du tout généralisée ; il existe aussi, en même temps, un consensus sur le besoin de remplir les normes de protection.

 En général, on respecte les normes de protection. Parfois le personnel qui reçoit le matériel ne met pas les gants mais, en général, on prend les précautions nécessaires.” 155

Cette dissociation entre la perception du risque, l’évaluation des éléments de protection et les routines quotidiennes, constitue un facteur permanent de risque. D’un côté c’est un indicateur de l’absence d’une “ culture du risque ” dans l’organisation. D’un autre côté, cela renvoie à l’absence de normes de cultures du travail dans un ensemble de travailleurs non qualifiés qui ont appris leur tâche dans la pratique quotidienne et qui ont assimilé d’une manière plus ou moins consciente des comportements qui contredisent leurs orientations cognitives. Il n’existe pas d’apprentissage organisationnel spécifique qui donne aux travailleurs une orientation qui leur permette un maniement convenable des situations de risque dans le travail.

Le manque de ressources humaines est un autre élément qui provoque des distorsions dans le travail. L’absence d’un travailleur alourdit la charge physique du moment que la même tâche doit être accomplie par moins de personnes. L’absentéisme chronique qui sévit dans le secteur, comme dans presque tout l’hôpital, oblige à faire de continuels roulements de tâches et à remplacer des travailleurs.

 On a des problèmes, faute de personnel. On était environ 14 personnes, qui faisaient des heures supplémentaires ; maintenant on a supprimé les heures supplémentaires et le personnel s’est réduit pour cause de retraite. Si on ajoute que le personnel est limité dans ses fonctions à cause de problèmes de santé, la charge de travail augmente pour les rares personnes bien portantes qui restent encore. ” 156

Les distorsions, dans le fonctionnement normal de l’activité du Centre de Matériel dû à l’absentéisme chronique, aggravent les conditions de risque présentes dans le secteur. Mais cette situation n’est pas particulière au Centre de Matériel. L’absentéisme chronique est un phénomène qui se répète, de façon permanente dans les différents services de l’hôpital que nous avons analysé : son extension et sa durabilité le convertissent en un facteur de risque systémique pour l’organisation.

Le climat de travail est un autre composant important pour le déroulement de la tâche. Les relations informelles de coopération ou de conflit affectent la perception des risques. Pour ce qui est du Centre de Matériels, sa spécificité provient de la présence de travailleurs avec des problèmes psychologiques, qui ont été déplacés d’autres secteurs de l’hôpital. Dans plusieurs cas, le personnel a une vague impression que dans le Centre de Matériels le climat est tendu et difficile à cause de ces caractéristiques. Les entretiens effectués ont montré différentes perceptions à ce sujet qui vont des plus négatives aux plus positives.

Une travailleuse dit :

 Pour moi, le plus grand risque est le climat de travail, la tension permanente dans lesquels on travaille. Je suis diabétique et hypertendue. Quand je fais des heures supplémentaires, je suis épuisée. J’ai demandé à être transférée à cause du stress. Quand je suis partie en congé, j’allais bien, mais, quand je suis retournée au travail, j’ai fait une décompensation du diabète et de l’hypertension. Je prends très à coeur les problèmes du travail. ” 157

De toute manière, les tensions ne semblent pas provenir de la présence de personnes avec des problèmes psychologiques, mais, plutôt, des conditions du travail et des rapports spécifiques en relation au travail.

 Le climat du travail est relativement bon, malgré la présence de personnel avec des problèmes psychologiques. Ils s’adaptent tous au travail et l’on essaie de vivre tous ensemble. Cela affecte le travail car nous devons être tous attentifs et agir avec célérité. De toute manière, il y a des personnes qui ne travaillent pas bien en équipe, mais qui le font très bien quand elles sont seules. ”  158

La présence de travailleurs avec des problèmes psychologiques semble être plutôt un facteur de cohésion que de tension. D’un côté le groupe semble s’adapter à cette réalité, aussi bien quant aux liens informels et affectifs que dans l’exercice des tâches. D’un autre côté, est un facteur générateur d’une solidarité qui permet d’entretenir, entre autres, la continuité de la tâche. Les éléments qui provoquent des tensions dans le climat de travail proviennent principalement de la perception des risques reliés spécifiquement au travail, que ce soit dans l’organisation du travail ou dans les conditions de celui-ci.

Malgré les critiques qu’ils font des conditions du travail, les travailleurs reconnaissent qu’il y a eu des progrès et des améliorations importantes ces dernières années. L’amélioration technologique, l’utilisation de seringues jetables qui évitent les piqûres et les progrès en ce qui concerne l’hygiène, le nettoyage et l’aération sont les changements les plus remarquables. Un autre facteur que les travailleurs interrogés soulignent est la sensation de protection qu’ils ont éprouvée quand la Division Santé de l’Hôpital (D.U.S.) a fait des inspections et des contrôles médicaux aux travailleurs. Ce sentiment s’oppose, en partie, à la sensation d’insécurité manifestée par rapport aux autorités et à leurs supérieurs directs.

 Le travail s’est spécialisé et il va mieux qu’il y a quatre ans. On a commencé à utiliser des seringues et des gants jetables, éliminant ainsi les piqûres et la contamination. On a nettoyé tout le Centre, on l’a repeint, on a acheté des ventilateurs. Il y a encore des problèmes avec les chariots pour les vêtements à stériliser, mais, de toute façon, ils sont meilleurs que ceux d’avant. On se sent plus protégés parce que la DUS est venue et a contrôlé l’aspect médical du personnel. Il y a beaucoup de travailleurs avec des problèmes de la colonne vertébrale ou des allergies ; ces derniers ne peuvent pas travailler avec l’oxyde d’éthylène. ”  159

Quand les travailleurs comparent les nouveaux autoclaves à la technologie que l’institution utilisait avant, ils perçoivent une amélioration substantielle de leur situation. L’ancienne technologie provoquait plus de situations de risque et plus d’accidents que les autoclaves actuels.

 Avec l’autre système de stérilisation, il y avait souvent des fuites de gaz. On avait tout le temps la nausée et des maux de tête. Un jour, il y a eu une fuite très grande, je me suis senti très mal et je me suis évanoui. On m’a fait des contrôles et on a trouvé d’importantes quantités d’éthylène dans mon corps. Les nouveaux autoclaves sont, apparemment, très sûrs, mais il y a eu beaucoup de problèmes. Les capteurs n’indiquent que les niveaux très élevés, les alarmes sonnent à n’importe quel moment. Les techniciens ne nous renseignent pas avec clarté et exactitude sur ce qui se passe. Avant, avec les autres autoclaves, il était courant de se brûler. L’effort physique pour transporter les chariots était très grand. Les nouveaux sont plus légers, mais ils déraillent. Avant les chariots sortaient brûlants, ou, des fois, du matériel chaud tombait et produisait d’importantes brûlures. Quelques-unes de ces tâches, on les fait toujours, mais on essaie de transporter le plus grand poids dans des distances courtes. ” 160

Une autre travailleuse dit :

 Il y a eu des collègues avec des problèmes de santé : nausées, céphalées ; deux d’entre elles ont fait de fausses couches. Cela arrivait avec les autres autoclaves, alors on a commencé à stériliser hors de l’hôpital. Ce qui est curieux c’est que le matériel revenait au bout de 24 heures et, pourtant, on nous avait dit qu’il fallait 48 heures pour l’aération du matériel. ” 161

Sans doute, dans la perception du risque joue de manière significative la comparaison entre la situation antérieure et la situation actuelle, vu que la majorité des travailleurs ont une longue ancienneté dans le poste. La connaissance pratique qui surgit de la comparaison de l’expérience antérieure à l’expérience actuelle permet de modérer et d’équilibrer l’évaluation que font les travailleurs à propos des risques. De toute façon, l’investissement fait par l’organisation pour améliorer la situation n’est pas cristallisé en une solution négociée entre les travailleurs et la Direction au sujet des seuils de risque acceptables.

 Nous nous sommes remués au sujet de l’oxyde d’éthylène. Des techniciens, des médecins du travail, des chimistes, etc., sont venus. Mais ils continuent d’étudier l’affaire et ne nous donnent pas de réponses concrètes. ” 162

Certains travailleurs ont acquis de l’expérience dans les Centres de Matériels d’autres hôpitaux publics ou privés. D’importantes différences apparaissent quand ils comparent ces activités avec le travail de l’ “ Hospital de Clínicas ”. Par rapport à l’activité privée, l’ “ Hospital de Clínicas ” est considéré comme plus dangereux. Mais, par rapport à d’autres centres hospitaliers publics, ils le considèrent moins dangereux. Cette expérience préalable, quand elle existe, modifie l’évaluation des risques.

Un travailleur signale :

 J’ai travaillé dans le Centre de Matériels du CASMU et de la Fraternidad.  163 Au CASMU, le travail était très spécialisé, on encourait moins de risques et le personnel était très qualifié. A la Fraternidad, tout au contraire, le risque était plus grand qu’ici. Il n’y avait pas d’autoclaves, mais on travaillait avec de vieilles chaudières. On se brûlait avec les tambours de pansements quand on retirait le matériel. ”   164

La perception et l’évaluation du risque semblent dépendre d’une multiplicité de facteurs difficiles à déterminer. Même si les relations de travail, les expériences et les rapports avec les supérieurs sont semblables, on peut voir différences de perception importantes entre le personnel. L’existence de perceptions différenciées et individuelles est une expression de la “ culture de détérioration ” de l’institution : chaque groupe ou chaque individu élabore ses perceptions et ses réponses, de manière implicite, sans qu’existent d’homogénéité ni de traduction en actions collectives communes. Ceci implique que la “ culture de détérioration ” que nous avons signalée n’est pas une véritable “ culture du risque ” puisqu’elle manque de composantes communes à toute l’organisation.

L’absence d’une “ culture du risque ” n’est pas un phénomène qui s’explique seulement par les composants spécifiques de l’organisation, mais elle nous renvoie à des normes culturelles générales de la société uruguayenne où le thème du risque n’occupe pas la même place que dans d’autres sociétés. Étant donné l’absence d’une “ culture du risque ”, les routines quotidiennes qui se développent pendant le travail constituent la seule base pour la construction d’une confiance ontologique qui permette la continuité des routines de travail.

Bien que les travailleurs aient conscience du risque, ils n’ont jamais entrepris de mobilisation de type syndical pour améliorer les conditions du travail. Cette attitude semble être liée à une attitude de méfiance du secteur envers le syndicat.

 Les problèmes des risques dans le travail n’ont jamais été posés à niveau syndical. C’est, peut-être, qu’on n’a pas très confiance dans le syndicat. En général, on pose les problèmes à nos supérieurs. ” 165

La valorisation que les travailleurs font de la fonction stratégique du Centre de Matériels à l’intérieur de la structure globale de l’hôpital est une autre raison qu’ils invoquent pour expliquer l’absence d’actions syndicales.

 Quant aux risques du travail, le syndicat a lutté ; ceux des déchets ont obtenu des choses, ceux de la cuisine et de la laverie aussi. Mais, le Centre de Matériels, qui est le coeur de l’hôpital ne peut jamais s’arrêter. ”   166

Par rapport à l’autorité formelle de l’institution, l’attitude des travailleurs est ambivalente. D’un côté, ils se sentent délaissés par leurs supérieurs : d’un autre côté, ils reconnaissent qu’ils n’ont pas posé les problèmes à niveau syndical pour ne pas créer une situation hostile envers les supérieurs du Centre de Matériels.

 Nous n’avons pas posé ce thème à niveau syndical pour ne pas aller contre notre chef. C’est une infirmière diplômée qui a beaucoup lutté pour nous, qui est très humaine. ” 167

Cette ambivalence est un élément qui a arrêté le développement d’actions de type syndical dans la mesure où elles peuvent avoir comme conséquence que l’institution rende responsable leur chef, résultat que les travailleurs refusent. L’ambivalence dans l’attitude des travailleurs en relation aux actions de type syndical est un autre indicateur de la “ culture de la détérioration ”, qui implique des attitudes et des réponses face au risque isolées et très peu institutionnalisées. La légitimité des autorités est un élément qui joue fortement dans les décisions des travailleurs. Dans ce cas-ci, nous trouvons une absence de légitimité des autorités de l’hôpital tandis que les autorités du secteur jouissent d’un degré de légitimité plus élevé. Cette rupture dans la légitimité des autorités engendre des espaces pour la mobilisation locale et ponctuelle, mais, en même temps, freine le développement d’actions plus profondes du point de vue syndical.

En ce qui concerne l’environnement, les plus grands risques sont la toxicité de l’oxyde d’éthylène utilisé dans la stérilisation et la possibilité de contamination. Par rapport à la première situation, le Centre de Matériels a des capteurs qui mesurent et contrôlent la toxicité de l’environnement. Quant à la seconde, les autoclaves sont munis d’ordinateurs qui contrôlent tous les pas de la stérilisation. Il existe encore un risque : que l’équipement se contamine et, de là, le matériel. Pour l’éviter, le personnel spécialisé effectue des contrôles biologiques pour détecter le bon fonctionnement de l’équipement.

 Il y a deux autoclaves de dernière génération qui effectuent la stérilisation. Les appareils fonctionnent bien ; les difficultés de fonctionnement se présentent quand il n’y a pas de vapeur à l’hôpital et qu’on ne peut pas utiliser les autoclaves. L’autoclave est manoeuvré par des travailleurs qui n’ont pas les problèmes physiques ou psychiques de la plupart des travailleurs du Centre, ce qui constitue un élément important de prévention des risques.” 168

Pour ce qui est du contrôle, il y a dans l’autoclave des alarmes qui préviennent lorsqu’il y a un problème de contamination dans l’opération. Le secteur le plus sensible est celui de l’oxyde d’éthylène, qui possède des capteurs plus sensibles à l’intérieur et à l’extérieur de la chambre. Malgré ces composants de contrôle technique, les travailleurs n’ont pas confiance dans le fonctionnement correct des capteurs, ce qui a donné lieu à de sérieux conflits avec la Direction de l’Hôpital.

Une travailleuse signale :

 L’oxyde d’éthylène comporte beaucoup de risque. On doit travailler avec couvre-bouches, calotte, masque, bottes et gants en caoutchouc. Le plus grand risque se présente au moment de retirer le matériel. 169

La discussion quant au seuil acceptable dans la manipulation de l’oxyde d’éthylène est l’un des aspects principaux de la négociation du risque dans le Centre de Matériels. Ce problème montre les difficultés de l’organisation pour maîtriser l’incertitude associée à l’introduction de nouvelles technologies dans le travail et pour construire des rapports de confiance dans l’utilisation de la technologie de stérilisation. L’un des facteurs les plus importants pour la construction d’attitudes de confiance par rapport aux instruments technologiques, c’est la confiance qui naît de la pratique quotidienne. Dans ce sens, les appareils de mesure qui marquent un niveau de sécurité sont un composant central dans la construction de la confiance pratique. On pourrait considérer, en accord avec GIDDENS, que les capteurs constituent l’un des points d’accès au système technologique. En ce qui concerne les appareils de mesure, l’impression des travailleurs n’est pas basée, précisément, sur une attitude de confiance.

 Les capteurs ne sont pas fiables. Très souvent, ils indiquent le maximum, d’autres fois ils sonnent quand ils ne devraient pas. S’ils indiquent des niveaux au-dessus de ceux qui sont permis, nous n’en savons rien. D’après l’infirmière, c’est notre problème car nous ne comprenons pas le fonctionnement de l’appareil. Ce que nous comprenons c’est que les niveaux les plus dangereux ne sont pas indiqués par le capteur. ” 170

La méfiance n’est pas centrée seulement sur les appareils de mesure, mais elle se présente aussi par rapport aux éléments de protection et aux routines d’urgence qu’il faut adopter en cas de panne de l’appareil.

 En cas d’accident, ce qu’on nous a indiqué, c’est de sortir en courant, d’appeler l’entreprise et de laisser le secteur fermé L’appareil d’oxyde d’éthylène actuel est neuf, offre plus de sécurité, mais nous ne sommes toujours pas rassurés, surtout à cause des capteurs. Les fournisseurs disent que les masques que nous utilisons n’ont pas de charbon activé, donc, qu’ils ne servent à rien, c’est comme si nous avions du papier hygiénique dans la bouche. ” 171

Une autre travailleuse signale :

 Ceux qui ont vendu l’appareil nous ont expliqué les mécanismes de sécurité, ils ont parlé de la protection: une blouse avec du charbon, un couvre-bouches particulier, la calotte, les bottes et un masque spécial en cas de fuite. Les collègues suivent les indications, mais, il y a quelque temps, ils sont venus et ont dit que les couvre-bouches c’était comme du papier hygiénique. ”  172

Mais les autorités de l’hôpital ne prêtent pas beaucoup d’attention aux activités du Centre de Matériels, étant donné la situation d’isolement géographique et institutionnel de laquelle nous avons déjà parlé. La perception du risque de la part des travailleurs est mise en question par les supérieurs hiérarchiques du Centre de Matériels :

 Le personnel hiérarchique immédiat sous-estime notre capacité et nos connaissances. Ils disent que nous n’avons pas de neurones, ils nous traitent comme des ignares parce que nous ne sommes pas spécialisés. Cependant, nous cherchons toujours une formation. C’est nous qui préparons les plateaux pour le bloc opératoire et nous avons demandé, il y a des années, qu’on nous enseigne dans quel ordre nous devons placer les instruments. Ils n’ont jamais organisé de cours ni donné d’instructions. Ici chacun fait comme il veut. ” 173

On trouve ici un double problème. D’un côté, les appareils de mesure et les éléments de protection qui précisent les seuils de risque n’inspirent pas de confiance aux travailleurs. En même temps, la perception du risque qu’ont les travailleurs est mise en question et considérée comme illégitime par les cadres supérieurs. Dans la discussion, il y a des problèmes de traduction entre deux niveaux de connaissance différents : la connaissance technique et la connaissance pratique.

Comme le remarque KARPIK, 174 la construction de rapports de confiance passe par une période préalable de confrontations et de négociations. Dans ce processus, les rapports que les travailleurs établissent avec l’équipement technique sont très importants, ainsi que les rapports qui s’établissent entre les travailleurs et leurs supérieurs. La confiance dans l’équipement technique semble fortement liée à la légitimité des supérieurs hiérarchiques et a la possibilité de traduire leur perspective aux travailleurs. Cette légitimité est mise en question aussi bien par manque de transparence dans l’information que par l’absence d’appui dont se plaignent les travailleurs.

 Le thème de l’oxyde d’éthylène n’a pas été résolu non plus de manière à rassurer le personnel. Quand on a acheté l’appareil, on a fait des causeries et on a préparé le personnel. On nous a donné des éléments de protection, mais une autre entreprise nous a dit que les couvre-bouches que nous utilisions ne servaient à rien. Nous n’obtenons ni réponses ni information de la part des chefs du Centre. J’ai l’impression qu’ils voudraient nous aider mais seulement dans certaines limites qui, je crois, se définissent au niveau de la Direction de l’hôpital. ” 175

Les travailleurs ont l’impression que l’absence d’appui ne provient pas directement de leurs supérieurs directs mais de la Direction de l’hôpital. Cependant, ils sentent que la Direction du Centre de Matériels a une attitude ambivalente, en fonction des pressions contradictoires : d’un côté la Direction de l’hôpital, de l’autre, les travailleurs. Cette attitude ambivalente est une source d’incertitude, qui nuit à la possibilité de construire des relations de confiance et de faire une bonne traduction des différents points de vue.

 On ne peut pas tuer les gens gratuitement sans leur dire la vérité. L’entreprise ment. La direction du Centre de Matériels est au courant et l’on attend qu’ils viennent nous dire ce qui se passe. La Direction de l’hôpital dit qu’elle n’a pas de ressources, mais on ne peut pas faire marcher l’hôpital aux dépens de la santé des travailleurs. On sent qu’on n’a aucun appui. ” 176

Cependant, le sentiment de méfiance envers les autoclaves et envers les supérieurs n’est pas unanime. Une autre travailleuse signale :

 Le Centre de Matériels subit la contamination de tous les étages, en plus de celle qui provient de l’oxyde d’éthylène. S’il y a une fuite, il faut se sauver en courant. Des fois, l’alarme des capteurs a sonné quand on faisait le nettoyage. De mon point de vue, ils sont fiables. Nous utilisons aussi des éléments de protection personnelle. Un autre indicateur c’est la porte : quand elle n’ouvre pas bien, c’est que la situation n’est pas normale. ” 177

Il y a encore d’autres travailleurs qui ne voient pas de risque dans l’oxyde d’éthylène :

 A présent, je travaille dans la stérilisation. J’aime aussi ce travail. On s’occupe du public. Je m’occupe des autoclaves neufs avec lesquels on travaille d’une autre manière. Par exemple, il faut entasser le matériel de manière qu’il ne tombe pas. Moi, je reçois le matériel à stériliser aussi bien à travers le guichet que celui qui vient du bloc opératoire. Ce dernier est déjà lavé, mais non pas stérilisé ; il peut y avoir du matériel contaminé qui est séparé, par exemple : spéculums de gynécologie, du service des urgences ; ceux-là, on les considère comme contaminés. Moi, je les mets dans le glutaraldeyde. ’ ‘ Le maniement de l’autoclave est simple : on marque, on introduit le chariot et on l’active pour 50 minutes. Il n’y a pas de risque. Le lavage est fatigant, mais il n’est pas dangereux non plus. Le thème du risque apparaît dans les conversations quotidiennes, surtout en rapport à l’oxyde d’éthylène. Nous avons échangé des idées et nous avons demandé des réunions pour éclaircir le sujet. Moi, je n’ai pas senti de tension à cause du problème du gaz. Quand on a besoin d’information, on la cherche et comme ça la tension diminue.  En cas de problèmes, il y a les capteurs. Au début, j’avais peur, mais après je m’y suis habitué. ” 178

La notion de risque acceptable est indissociable de la prise de mesures qui établissent une frontière entre l’acceptable et l’inacceptable Mais les décisions qui donnent lieu à la définition de critères pour déterminer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas, ne sont pas le produit d’une négociation dans laquelle les acteurs qui participent à la gestion du risque établissent clairement quels sont leurs intérêts et leurs expectatives. Les seuils d’acceptation sont construits au long d’un processus implicite, en tant que résultat des interactions et des relations que les acteurs parviennent à établir entre eux, à partir de leurs rapports de force et en fonction des conditions objectives dans lesquelles se déroule l’action. 179

Dans le Centre de Matériel, la négociation des niveaux acceptables du risque s’est déroulée de manière pragmatique, à travers les décisions prises par les acteurs à conséquence de l’exercice de leurs perceptions et de leurs évaluations180. La discussion a tourné autour de la définition des seuils minimums acceptables d’oxyde éthylène qui peut être présent dans l’atmosphère. La perception des employés au sujet du risque de contamination a été substantiellement différente de la perception des autorités de l’hôpital. Pour les employés, le risque est une composante systémique de leur situation de travail. Les autorités de l’hôpital, en contrepartie, ont démontré une résistance à admettre ce risque systémique, en attribuant les accidents à la responsabilité individuelle ou aux caractéristiques psychologiques des employés, minimisant le caractère organisationnel et institutionnel de l’exposition au risque. Cette tendance à admettre l’existence de risques systémiques, que PIAGET 181 appelle l’illusion caractérologique, se traduit par une surestimation des variables caractérologiques et une sous-estimation des variables structurelles ou inhérentes à la situation. La référence constante faite par les autorités à la présence d’individus souffrant de perturbations psychologiques dans le Centre de Matériel et le peu d’attention prêtée aux conditions objectives de travail exprime cette tendance. Les entrevues ont montré que la présence d’individus souffrant de problèmes psychologiques n’est pas pour les employés une source de tension dans le travail, mais un facteur de cohésion au niveau du groupe : la source de tension est la situation objective de risque dans laquelle se déroule l’activité professionnelle.

L’acceptabilité du risque est étroitement liée au développement des relations de confiance entre les acteurs impliqués dans sa gestion. Mais, comme l’affirme le Laboratoire PRINTEMPS 182, la confiance ne se décrète pas ; pour qu’elle s’établisse, il faut mettre en marche des dispositifs de promesse et des dispositifs de jugement 183. Dans le cas du Centre de Matériel aucun de ces dispositifs n’a fonctionné de manière adéquate. Les dispositifs de promesse sont en relation avec la capacité de l’institution d’obtenir le comportement conforme des employés en ce qui concerne l’utilisation de la nouvelle technologie de stérilisation. Cette capacité a été entravée par le manque de légitimité de la part des autorités de l’institution face aux travailleurs ; la possibilité de construire des normes de conduite partagées est fortement déterminée par les fondements de la légitimité des relations d’autorité. 184

Comme nous l’avons signalé ci-dessus, différentes sources de légitimité coexistent au sein de l’hôpital ; la légitimité technique, la légitimité hiérarchique et la légitimité du savoir acquis au quotidien. Ce cas particulier semble renforcer la perspective de GIDDENS 185 dans le sens où le composant pratique est décisif pour la construction d’attitudes de confiance. Les dispositifs de promesse se sont basés sur des critères de légitimité technique, en contraste avec le savoir acquis au quotidien par les travailleurs concernant le fonctionnement des nouvelles technologies. La coexistence de différentes sources de légitimité et l’impossibilité de faire prévaloir un critère par rapport à un autre ont empêché l’élaboration de normes partagées et le développement de routines basées sur la confiance. L’impossibilité pour les médecins et les techniciens de traduire les critères du “ monde scientifique ” au “ monde pratique ” des travailleurs a rendu difficile la construction de niveaux acceptables de risque pour les parties concernées. L’incapacité à établir des dispositifs de promesse a empêché de façon évidente le développement des dispositifs de jugement, dans la mesure où ceux-ci sont construits afin d’évaluer les dispositifs précédents.

La construction de relations de confiance est un apprentissage organisationnel qui modifie la gestion des situations et les situations en elles-mêmes.186 L’organisation évolue d’un contexte d’incertitude, dans lequel les possibilités sont exogènes au décideur, à un contexte dans lequel les possibilités sont construites par les acteurs qui décident, non seulement de la meilleure option mais aussi de la liste d’options possibles. Dans le cas du Centre de Matériel, l’apprentissage organisationnel de la gestion du risque est encore embryonnaire ; les employés perçoivent le risque comme une composante exogène, que l’on doit critiquer et à laquelle il faut résister ; les autorités ont du mal à admettre son existence, et l’attribuent aux caractéristiques individuelles des travailleurs : ignorance, peurs injustifiées, problèmes psychologiques. Dans ce contexte, l’acquisition de nouveaux savoirs et la modification de routines, des règles et des représentations est impossible. Ce qui existe c’est un apprentissage organisationnel réduit, basé sur le développement de “ routines défensives ”, 187 que règlent les comportements individuels et collectifs sans corriger les représentations qui guident les stratégies d’action ; les “ routines défensives ” ne modifient pas la gestion du risque mais au contraire engendrent de nouveaux dysfonctionnements dans l’institution et de nouvelles zones de risque.

Notes
142.

Interview réalisé avec l’infirmière Chef du Centre de Matériels. Mars 1999

143.

Interview réalisé à une infirmière, 15 ans d’ancienneté dans le Centre de Matériels.

144.

Interview réalisé à une travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre de Matériels. Mars 1999

145.

Interview réalisé à une travailleuse sans qualification, 11 ans d’ancienneté dans le Centre de Matériels. Mars 1999

146.

Travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

147.

“División Universitaria de Salud “ Division Universitaire de Santé

148.

Travailleuse sans qualification, 16 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

149.

Idem.

150.

Travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

151.

Idem.

152.

Travailleuse sans qualification, 12 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

153.

Travailleuse sans qualification, 12 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

154.

Travailleur sans qualification, 12 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

155.

Travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

156.

Travailleur sans qualification, 13 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

157.

Travailleuse sans qualification, 15 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

158.

Travailleur sans qualification, 12 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

159.

Travailleuse sans qualification, 23 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

160.

Idem.

161.

Travailleuse sans qualification, 12 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

162.

Idem.

163.

Hôpitaux privés à Montevideo.

164.

Travailleur sans qualification, 15 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

165.

Idem.

166.

Idem.

167.

Idem.

168.

Interview réalisé avec l’infirmìère sous Chef du Centre de Matériels. Mars 1999

169.

Travailleuse sans qualification, 25 années d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

170.

Idem.

171.

Idem.

172.

Travailleuse sans qualification, 15 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

173.

Idem.

174.

Op.cit. pg. 49

175.

Travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

176.

Idem.

177.

Travailleuse sans qualification, 14 ans d’ancienneté dans le Centre. Mars 1999

178.

Idem.

179.

Voir pgs. 41-43

180.

Voir GODARD, O. pg. 43

181.

Voir pg. 51

182.

Voir pg. 44

183.

Voir KARPIK, L. pg . 49-50

184.

Voir REYNAUD, J.D. pgs. 75-78

185.

Op.cit pg. 1

186.

Voir ARGIYRIS, C. pg. 50

187.

Voir pg. 50