4.12) Les conséquences de l’absence d’une autorité formelle : le Département de Nutrition.

Le Service de Nutrition est le cinquième secteur que nous avons analysé dans cette étude. L’importance de ce secteur pour la gestion du risque organisationnel est dûe au fait qu’il doit assurer les niveaux adéquats d’hygiène et de qualité des aliments de tout l’hôpital.

La structure de ce département comprend, tout d’abord, un chef de ressources humaines, un chef de production et aliments et un chef de département. Viennent ensuite les sous-chefs et, finalement, les nutritionnistes. A leur tour, les nutritionnistes ont du personnel à leur charge. Parmi le personnel non qualifié, on trouve les auxiliaires de service et les “ tisaneros ”. Dans le secteur d’hospitalisation, le “ tisanero ” est celui qui s’occupe de l’attention des patients, celui qui doit interpréter les diètes indiquées et servir les repas aux patients chaque jour (petit-déjeuner, déjeuner, goûter et dîner).

Le travail dans la cuisine a plusieurs aspects. L’un est constitué par l’attention au patient, pratiquée soit par le personnel qualifié, soit par le personnel non qualifié. Il y a aussi le secteur de production, où les travailleurs transforment les produits : fruits, légumes et viandes. Dans certains cas, la préparation se fait trois fois par semaine, dans d’autres tous les jours. Le rythme de travail est fixé en fonction du type de diète et des recettes qu’on y applique. Les nutritionnistes indiquent les recettes suivant les besoins et les différentes pathologies des patients. Mais la variété des recettes n’est pas infinie ; les besoins de production obligent à effectuer une standardisation pour pouvoir venir à bout de la tâche.

Le secteur cuisine centralise l’alimentation de tout l’hôpital. La distribution aux patients est organisée par étages et par ailes. On sert les repas dans 9 étages. Le service compte avec 26 “ tisaneros ” le matin et 29 le soir. Le personnel est très hétérogène et de différentes origines sociales. La majorité est de sexe féminin, mais dans le secteur de production il y a plus d’hommes que de femmes. C’est l’une des plus grandes cuisines du secteur de la santé en Uruguay. Le matin, quand on prépare les repas, au moment où travaille le plus grand nombre dans la cuisine, on peut compter 18 fonctionnaires, dont la plupart travaillent comme cuisiniers.

Ce secteur est un entrepôt de personnel ayant des problèmes de conduite qui a été transféré là par mesure de sanction. Cependant, du point de vue des autorités du secteur, leur conduite ne constitue pas une grande difficulté. Il y a un contrôle hiérarchique très strict qui permet de régler la conduite des travailleurs pendant la production. Le cuisinier, aussi bien que le “ tisanero ”, a un supérieur direct. Le “ tisanero ”, par exemple, est sous les ordres du nutritionniste. Il doit être attentif non seulement à la diète générale, mais aussi aux cas qui ont des diètes spéciales ; l’attention et le suivi continuels qu’il faut accorder aux activités agissent aussi comme mécanisme de contrôle de la conduite du personnel. Contrairement à l’autonomie dont bénéficient les travailleurs des autres secteurs de l’hôpital, dans le secteur cuisine il existe une “ taylorisation ” du travail qui agit à son tour comme mécanisme de discipline de la main d’oeuvre. Le caractère “ taylorien ” du travail dans la cuisine est, sans doute, la raison qui explique la mutation du personnel avec des problèmes de conduite à ce secteur. La mutation opère comme mécanisme de sanction pour les travailleurs et comme mécanisme de contrôle et de discipline pour les autorités de l’hôpital.

Malgré cette composante taylorienne présente dans la configuration du processus de travail, il existe dans le secteur de la cuisine des distorsions importantes dans le fonctionnement organisationnel. Dans ce cas, les distorsions sont produites par deux facteurs : l’absentéisme chronique et l’absence d’une autorité formelle qui établisse les normes de coopération dans le travail.

Le travail dans la cuisine commence à 6 heures 30 du matin. On fait cuire d’abord les légumes, ensuite les travailleurs prennent leur petit-déjeuner, puis ils préparent les viandes et le poisson. A 11 heures, les chariots des repas sont conduits vers les différents étages et la journée de travail se termine. En une journée, les cuisiniers peuvent faire bouillir 120 kgs. de pommes de terre.

La production est un travail très exigeant du point de vue physique : maniement de lourdes marmites et emmagasinement de grandes quantités de nourriture ; l’effort qu’il faut fournir pour pousser les chariots des repas est intense. Les chariots sont lourds et très souvent ils sont poussés par des femmes. Cette tâche (transporter les chariots, servir les repas) qui est prévue pour 2 personnes, très souvent, à conséquence de l’absentéisme, est remplie par un seul travailleur, ce qui accroît l’effort physique. Les travailleurs de ce secteur doivent aussi transporter des poids importants, tels que viandes et cageots de légumes, depuis l’endroit où ils sont entreposés.

Les réductions de personnel et les restrictions budgétaires qui ne permettent pas d’extension des horaires, rendent plus difficiles le travail et l’accomplissement des fonctions. La journée de travail de 6 heures s’avère trop courte pour remplir les tâches assignées. Les nutritionnistes, par exemple, travaillent du lundi au vendredi et, les samedis et dimanches, elles assurent une permanence. Habituellement, il y a entre 8 et 10 personnes qui travaillent dans le secteur production, mais, à cause de l’absentéisme, il est fréquent de voir un seul cuisinier responsable de toute la production.

L’installation et le fonctionnement des appareils de cuisine sont pleins de défauts de toutes sortes. Les fours et la plaque chauffante son vétustes, les marmites fuient. Un autre risque important est le sol, qui est très glissant : la graisse tombe souvent et il n’y a pas suffisamment de personnel pour le conserver propre tout le temps. L’“ Hospital de Clínicas ” donne aux travailleurs des bottes qui ne glissent pas, mais souvent, ils ne les mettent pas car elles sont froides et lourdes.

La cuisine ne possède ni hache-légumes ni râpes ; tout le travail de découpage et hachage se fait manuellement avec un couteau. Cette tâche prend environ 2 heures par jour dans une journée de 6. Non seulement l’opération en est ralentie, mais la charge physique se voit augmentée et le risque de coupure est important.

 Il y a des années, l’  Hospital de Clínicas ” a remodelé la cuisine et installé une nouvelle cuisinière en parfait état. Depuis lors, elle a subi une détérioration permanente et elle se trouve, à présent, dans un état pitoyable. Au moment du remodelage il y avait 6 extracteurs qui marchaient bien ; aujourd’hui aucun ne fonctionne. L’aération est mauvaise, les vitres sont cassées et les systèmes d’ouverture des fenêtres ne fonctionnent pas. En hiver il fait plus froid à l’intérieur de la cuisine que dehors et il en est de même en été avec la chaleur. ” 239

Le plan de la cuisine a été conçu de manière fonctionnelle, adapté au besoin du service. Les fournisseurs peuvent entrer directement dans l’entrepôt sans gêner les travailleurs de la cuisine ou les infirmières, mais les distances sont grandes. La dimension de la cuisine augmente l’effort physique nécessaire requis pour le transport de la nourriture. Il y a aussi des gros problèmes d’humidité parce que les extracteurs ne marchent pas. Le niveau d’hygiène n’est pas approprié non plus, étant donné que le secteur des magasins est le même où l’on entasse les déchets de la cuisine.

 A un certain moment, la cuisine a été inondée par les eaux d’égout et envahie par des rongeurs qu’on a réussi à éliminer. Malgré ces difficultés, la production ne s’est pas arrêtée ; il a fallu simplifier les menus comme solution d’exception, mais on a réussi à maintenir les niveaux de qualité dans la préparation des repas. Le personnel a fait face aux difficultés avec décision et énergie et il a réussi à s’en tirer dans ces conditions extrêmement défavorables. ” 240

L’un des risques les plus importants pour la santé des travailleurs du secteur cuisine est la température ambiante, qui varie du froid intense en hiver à une grande chaleur en été. Il y a aussi des courants d’air, mauvais pour la santé, du fait de l’absence de vitres aux fenêtres ou du mauvais fonctionnement des fermetures. Les travailleurs doivent entrer et sortir souvent des chambres froides où l’on conserve la viande, les légumes et les laitages.

Les accidents les plus courants sont les brûlures au moment d’ouvrir le robinet d’arrêt des fours, les chutes et les coupures. Les chutes se produisent à cause du sol glissant. Le découpage de la viande et des légumes fait à la main augmente aussi le risque d’accident. La direction du secteur a essayé d’imposer l’achat de légumes et de viande à demi-préparées afin de réduire les coupures des travailleurs. Un autre avantage d’acheter les aliments à demi-préparés est de soulager la fatigue physique de l’opération de magasinage et de transport des aliments. Ces propositions n’ont pas reçu de réponses favorables.

Dans ses rapports avec les différents secteurs de l’“ Hospital de Clínicas ”, les plus graves conflits se produisent avec le secteur d’entretien. Le secteur cuisine se plaint du manque de disposition au travail dont semble souffrir ce secteur. Ce dernier manque aussi de personnel, ce qui se traduit par l’absence d’entretien convenable des équipements de la cuisine et de son infrastructure. L’entretien est indispensable pour le fonctionnement de la cuisine, étant donnée la vétusté de l’équipement et les restrictions budgétaires qui empêchent l’achat de nouveaux équipements. La dépendance du secteur cuisine du secteur entretien explique la relation particulièrement stressée qui existe entre les deux ; ce rapport difficile, de dépendance et de conflits permanents entre les deux secteurs, constitue une zone de risque, vu que les possibilités d’accidents dans la cuisine sont fonction du déroulement de cette relation.

L’un des plus gros problèmes du secteur de cuisine est l’instabilité du personnel. Bien que le nombre soit suffisant, les congés maladies, congés aux étudiants et tous les avantages dont jouissent les travailleurs de l’hôpital encouragent l’absentéisme chronique et obligent le personnel hiérarchique à faire des efforts pour pallier cette situation. Cela arrive aussi dans le secteur production. Il faut dire que l’absentéisme a des caractéristiques différentes dans chaque secteur, ce qui oblige à trouver des solutions compliquées pour avoir les ressources humaines nécessaires.

Dans la cuisine, il n’y a pas de contremaître pour distribuer les tâches ; le poste a été éliminé, il y a quelques années faute d’argent. Il y a une diététicienne qui s’occupe aussi de la distribution et régulation des tâches, mais, en fin de compte, ce sont les travailleurs qui ont dû créer leur propre système de distribution des tâches. Les travailleurs, par un accord entre eux, ont établi un système de roulement de manière à éviter la monotonie du travail et d’équilibrer l’usure physique. En été, la température est très élevée près des fours ; la friture des aliments et le travail devant la plaque chauffante ne sont pas non plus très convoités à cause des hautes températures et des risques de brûlure du fait de la vétusté des fours et des difficultés de maniement. Le roulement assure alors que les conditions négatives du travail soient distribuées entre tous les travailleurs.

Mais le système d’organisation du travail constitue aussi une source d’usure et de conflit interne pour les travailleurs. En général, les plus anciens choisissent les places plus convoitées de la cuisine, ce qui éveille chez les plus jeunes désaccords et mise en question de la légitimité de l’autorité des plus vieux. Il est fréquent que les plus jeunes se refusent à effectuer les tâches que les plus anciens leur indiquent, dans un contexte où il n’y a aucune autorité pour les y obliger.

Un autre point de conflit est la surcharge de travail à cause de l’absentéisme. Les travailleurs, très souvent, se refusent à faire le travail des absents. Cela provoque des conflits de rôles : souvent, quand un cuisinier s’absente, on place un travailleur du secteur nettoyage pour faire la cuisine. S’il commet une erreur et qu’on lui fait une remarque, se décharge de la responsabilité en disant qu’il n’est pas cuisinier.

L’absence d’un contremaître a fourni un motif de conflit entre les travailleurs et les hiérarchies. Les travailleurs sentent que la direction ne s’intéresse pas et ne fait aucun effort pour remplir cette vacance.

 Les supérieurs hiérarchiques ne se rendent pas responsables de ces problèmes. Le secteur aurait besoin de 60 cuisiniers, mais, avec le temps ces postes ont disparu. ” 241

Les conflits avec les supérieurs hiérarchiques empêchent une bonne traduction des perspectives de la direction et des travailleurs, et développent un espace d’anomie très fort, ce qui a pour conséquence l’absence de définition des fonctions des travailleurs, de planification et de contrôle du travail. Ces composantes aggravent les difficultés de l’organisation pour rendre compte des risques inhérents aux conditions de travail du secteur.

La formation du cuisinier se fait sur le lieu de travail, grâce au contact avec des travailleurs plus expérimentés. Les travailleurs ont demandé l’organisation des cours de formation, mais le manque de ressources et le fait que cette activité ne soit pas prioritaire, ont fait échouer cette initiative. L’absence de formation aggrave la situation d’anomie et les distorsions de fonctionnement signalées.

L’absence d’une autorité formelle a obligé le groupe de travailleurs du secteur de la cuisine à établir des normes autonomes de coopération dans le travail. Cette activité de régulation n’implique pas, dans ce cas, un apprentissage organisationnel positif. Au contraire, le secteur a montré de l’incapacité quant à établir des normes de coopération internes qui soient légitimes à l’intérieur du groupe. L’absence d’autorité est un espace d’élaboration de réponses autonomes, mais qui n’a pas engendré suffisamment de légitimité et de confiance entre les travailleurs pour construire des routines de travail qui assurent une gestion efficiente des conditions de travail et des situations de risque. Les règles auto-entretenues se sont transformées en un facteur d’anomie et de conflit permanent, ce qui implique la création d’une zone de risque systémique. L’anomie et les conflits accroissent les probabilités d’accidents du travail pour les travailleurs qui doivent accomplir leur tâche dans des conditions structurelles et hygiéniques impropres à une institution de santé. Les conditions matérielles n’assurent pas non plus les niveaux d’hygiène et de qualité que requièrent les aliments destinés aux patients et au personnel, ce qui transforme cette situation en une source de risque systémique pour l’organisation.

Notes
239.

Interview réalisé avec l’infirmière Chef du Département de Nutrition. Juin 1999.

240.

Idem.

241.

Cuisiner, 12 ans d’ancienneté dans le secteur. Juin 1999.