Conclusions du deuxième cas.

Ce travail a essayé de montrer de quelle manière une organisation complexe comme l’“ Hospital de Clínicas ” centre hospitalo-universitaire produit nécessairement des zones de risque permanent du fait de l’impossibilité, étant donné sa complexité, d’obtenir une adaptation ajustée aux différents et contradictoires besoins exigés, aussi bien par le milieu interne que par l’externe. Le risque systémique exprime, au niveau de l’organisation, la crise de la rationalité d’un système expert fermé, de la même façon que la construction d’irréversibilités est l’expression de la même crise dans un système expert ouvert. Le risque systémique et la construction d’irréversibilités sont les deux faces d’un même processus : l’incapacité, pour les systèmes experts, d’éliminer le risque et l’incertitude. La présence de risques systématiques contraint l’ “ Hospital de Clínicas ” à réaliser un continuel processus de sélection de risques, à partir de l’acceptation implicite de l’impossibilité d’atteindre le risque zéro. Ce processus de sélection de risques devient un processus de construction sociale où interviennent les codes dominants dans l’institution et les différents intérêts et valeurs des groupes de travail présents à l’hôpital.

L’une des premières difficultés montrée par l’étude est l’inexistence de codes dominants à l’hôpital, en raison des transformations qui se sont produites au sein du système de santé uruguayen. On assiste plutôt à une coexistence, à l’instar du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, de différents “ mondes ” : le “ monde ” scientifique, représenté par le segment médical, le “ monde ” industriel représenté par les secteurs administratifs, et le monde “ domestique ”, représenté par les travailleurs. Ces “ mondes” sont régis par des principes différents, et empêchent l’existence d’un code commun qui oriente les conduites des individus.

A la suite de la coexistence de différents mondes, à l’hôpital coexistent aussi différentes sources de légitimité : la hiérarchie formelle, la connaissance technique et la connaissance pratique. La présence de ces différentes sources de légitimité a de multiples conséquences : dans certains cas elle implique une permanente négociation des règles de coopération dans le travail, ce qui se traduit par l’existence, dans certains secteurs, de demandes contradictoires dans la mesure où on n’arrive pas à construire des règles de fonctionnement consensuelles. L’absence d’un système d’autorité clairement établi sur lequel se base la légitimité des règles de coopération et d’autorité, crée des processus de régulation autonome des travailleurs. Les normes de fonctionnement et les routines du travail sont créées et soutenues, dans de nombreuses occasions, par les travailleurs eux-mêmes, en créant des espaces de régulation qui conservent une grande autonomie par rapport aux normes établies par l’hôpital. Ces espaces de régulation autonome permettent que le travail de l’hôpital se réalise dans toute sa complexité, mais, en même temps, sont des espaces qui produisent des zones de risque permanent.

L’existence de demandes contradictoires produit, dans quelques cas, des réponses autonomes qui débordent les normes techniques établies pour l’attention aux patients et qui construisent des espaces réglés par des normes autonomes, établies par les travailleurs. Dans d’autres cas, l’absence d’une autorité formelle ayant un niveau minimal de légitimité, engendre des espaces anomiques, marqués par l’incertitude et par les luttes de pouvoir entre les différents groupes corporatifs. Ces espaces deviennent des zones de risque dans la mesure où il n’existe pas de possibilité d’élaboration de normes qui engendrent une confiance pratique et un sentiment de sécurité par rapport aux défis du travail quotidien.

Le manque de légitimité de l’autorité formelle détermine aussi des espaces dans lesquels les travailleurs règlent les normes de coopération dans le travail, ce qui se traduit par des conflits permanents et produit une profonde usure dans le groupe de travailleurs. Les espaces d’autonomie deviennent une charge que les propres travailleurs assument par besoin, mais qu’ils repoussent comme mécanisme permanent dans le déroulement de leur travail. L’intérêt, apparemment contradictoire, que montrent les travailleurs pour établir une échelle de hiérarchies stable, est fondé dans cet état permanent de conflit qui apparaît dans les espaces de régulation autonome.

Mais le développement d’espaces de régulation autonome a aussi des aspects positifs. L’autonomie des travailleurs est profondément associée à la satisfaction dans le travail. En dépit des conditions du travail désastreuses et des bas salaires, la présence de défis permanents dans le processus du travail (non prescrits par la routine du travail) est une source de motivation et de cohésion du groupe. L’élaboration de solides valeurs de solidarité, d’action commune et de cultures de groupe spécifiques qui maintiennent la cohésion interne sont des conditions indispensables pour maintenir la continuité de la tâche et pour affronter les risques permanents présents dans l’institution. Ces cultures de groupe remplacent les manques matériels, organisationnels et cognitifs des travailleurs et déterminent les conditions pour établir des relations de confiance dans les routines quotidiennes de l’hôpital. Bien que nous ne soyons pas en présence de “ cultures du risque ” pleinement élaborées, la présence de ces valeurs informelles établit une logique qui va au-delà d’un comportement stratégique des acteurs.

Une autre conséquence de la laxité des normes formelles de fonctionnement de l’institution est le rapport entre absentéisme et surtravail dans les activités de l’hôpital. La présence de normes légales qui donnent droit à des bénéfices spéciaux en matière de congés, la stabilité dans le travail, conséquence du caractère public de l’activité et l’absence de contrats rigoureux, expliquent l’important absentéisme. L’augmentation croissante des exigences, le manque de ressources et l’absentéisme, produisent une surcharge de travail pour la majorité des travailleurs. Ce déséquilibre entre absentéisme et surcharge de travail se voit compensé par l’élaboration de normes des groupes qui punissent de manière informelle le travailleur qui manque faisant retomber le travail sur les autres. Le système de régulation informel remplace le système d’évaluation formel, critiqué et rejeté pour les travailleurs comme facteur de récompense ou de punition.

Le déséquilibre entre absentéisme et surcharge de travail est un facteur de risque permanent dans l’institution, d’un poids plus ou moins grand. D’un côté, la surcharge de travail a augmenté les possibilités d’accidents par suite de l’augmentation du rythme de travail et à la fatigue que cela provoque. D’autre part, l’absence d’un système clair de punitions et récompenses affaiblit la confiance des travailleurs dans les normes institutionnelles et dans les autorités qui les établissent et fait augmenter l’incertitude à propos du comportement souhaitable. L’incertitude et la méfiance dans les normes institutionnelles sont, aussi, des sources permanentes de risque dans la mesure où le comportement des individus pendant le travail devient de moins en moins prévisible.

Parallèlement, l’absentéisme chronique est un facteur de développement de normes et de valeurs de groupe qui compensent cette déficience structurelle et assurent la cohésion du groupe ainsi que la possibilité d’accomplissement des tâches. Cet ensemble de normes et de valeurs élaborées de façon autonome par les groupes de travail de l’ “ Hospital de Clínicas ” permet le développement de réponses collectives qui réduisent les composantes du risque systémique présentes dans l’organisation.

Le manque de formation spécialisée pour les travailleurs des différents services concernés est aussi un obstacle au développement de routines de travail qui réduisent les possibilités de risque. Cette absence de formation est considérée comme négative par tous les secteurs de l’hôpital ; toutefois, l’expérience professionnelle et l’adhésion aux normes de groupe peuvent compenser ce manque de formation et se transformer en facteurs d’apprentissage de la gestion du risque.

Les travailleurs de l’ “ Hospital de Clínicas” ont une conscience assez développée des risques inhérents à leur activité professionnelle, indépendamment de l’occurrence de dommages concrets affectant leur santé. Malgré ce niveau de conscience, la perception et la représentation du risque ne sont pas homogènes parmi les travailleurs d’un même secteur ou activité, et moins encore parmi les travailleurs de secteurs différents. La perception du risque semble dépendre de différents facteurs parmi lesquels on peut remarquer la plus ou moins grande visibilité des risques et leur caractère immédiat ou médiat.

Ce manque d’homogénéité montre le faible développement d’une “ culture du risque ” partagée par les membres de l’organisation, qui permette le développement d’actions collectives pour améliorer les conditions dans lesquelles se déroule le travail. Au contraire, la “ culture du risque ” est substituée par ce que nous avons appelé la “ culture de détérioration ”, marquée par des réactions et des attitudes isolées et peu institutionnalisées par rapport aux conditions de risque dans le travail.

La coexistence de différents codes et de différentes sources de légitimité à l’Hôpital requiert un processus de traduction pour parvenir à établir des critères et des normes de comportement consensuelles, mais ce processus de traduction est gêné par l’incapacité des acteurs à établir des niveaux de confiance minimaux pour permettre son développement. La construction de rapports de confiance semble être associée à des processus plus complexes qui ne se réduisent pas à la construction ou à l’application d’appareils de mesure ou de gestion mais qui s’inscrivent dans des ajustements sociaux profonds qui exigent un apprentissage organisationnel long et complexe, marqué par le conflit et la négociation jusqu’à obtenir un comportement ajusté à des normes consensuelles.

Dans le cas du Centre de Matériels, la définition et la négociation des seuils de risque acceptables sont elles mêmes un risque implicite car le manque de confiance et de traduction des différentes perspectives dans les rapports d’autorité a empêché d’éliminer l’incertitude et l’insécurité face au risque imposé par l’incorporation d’un équipement technologique plus avancé. L’existence d’équipement technique sophistiqué pour la mesure des seuils de risque acceptables n’a pas été suffisante pour créer des relations de confiance chez le personnel du Centre de Matériels par rapport à l’utilisation de la nouvelle technologie.

Dans le cas du Centre de Matériels, nous nous sommes heurtés aussi à la résistance de la part des autorités de l’hôpital pour reconnaître l’existence de risques systémiques dans l’organisation. Cette résistance empêche l’institution de profiter des réponses autonomes et de l’activité de régulation des travailleurs. Le développement de cultures locales basées sur un savoir quotidien des conditions de risque n’a pas été capitalisé par l’organisation et n’a pas été non plus incorporé à un processus d’apprentissage organisationnel de la gestion du risque qui prenne en compte ce savoir collectif et invisible des travailleurs. Les processus de régulations autonomes constituent des réponses isolées et ponctuelles qui ne se concrétisent pas dans des routines quotidiennes assurant la confiance nécessaire afin de réduire les composantes du risque systématique de l’organisation.

Le manque de communication, l’absence de confiance et d’une “ culture de risque ” pleinement élaborée rendent difficile la traduction entre la logique technique des autorités de l’Hôpital et la logique pratique des travailleurs. Les relations de pouvoir implicites ou explicites présentes dans l’institution, marquées par d’importants déséquilibres, des conflits permanents entre groupes corporatifs, le manque de transparence de l’information et l’absence d’autorité légitime, gênent le développement d’une perspective commune concernant le risque.

A la suite de ces conditions, l’apprentissage organisationnel de la gestion du risque est à un stade encore embryonnaire ; les travailleurs perçoivent le risque comme une composante exogène à laquelle ils résistent et qu’ils critiquent ; les autorités ont du mal à admettre son existence et lui attribuent aux caractéristiques individuelles des travailleurs : ignorance, peurs injustifiées, problèmes psychologiques. Dans ce contexte, l’acquisition de nouveaux savoirs ne peut pas exister, pas plus que la modification des routines, des règles d’action ou des représentations. Ce qui existe c’est un apprentissage organisationnel restreint, basé sur le développement de “ routines défensives ” 247, qui fixent les comportements individuels et collectifs, sans corriger les représentations qui guident les stratégies d’action ; ces “ routines défensives ” ne modifient pas la gestion du risque sinon qu’elles engendrent au contraire de nouveaux dysfonctionnements dans l’institution et de nouvelles zones de risque.

La “ culture de détérioration ” présente dans l’activité de l’ “ Hospital de Clínicas ” est constituée par un ensemble de “ routines défensives ” élaborées de manière autonome par les travailleurs de l’hôpital en réponse aux risques systémiques de l’organisation. Mais les réponses conduisent à de nouveaux risques, sans que l’institution parvienne à développer une gestion du risque qui institutionnalise les solutions isolées et locales mises en place par les travailleurs dans leurs différents cadres de travail.

En synthèse, l’analyse du fonctionnement de la gestion de risque dans un système organisé tel que l’ “ Hospital de Clínicas ”, montre l’absence d’une “ culture de risque ” pleinement élaborée qui établisse les codes de conduites dominantes pour orienter les actions des acteurs concernés. Il n’existe pas non plus de conditions de confiance qui permettent d’établir et de consolider des routines organisationnelles face au risque systémique. L’activité de régulation des différents acteurs impliqués est fournie, mais ne débouche pas sur l’établissement de règles informelles contribuant à réduire les espaces du risque systémique. Il s’agit plutôt d’une régulation compensatoire qui établit des routines défensives face au risque mais qui ne configure pas de solutions stables et de longue durée.

Dans ce contexte, la définition des seuils acceptables de risque est pratiquement inexistante. Même si nous sommes en présence d’un système avec des acteurs clairement constitués dans un système formalisé et hiérarchisé, l’absence d’autorité légitime et de codes de conduite partagés, empêche l’établissement d’accords minimaux qui définissent les niveaux de risque acceptables. De même que dans le cas précédent, nous sommes en présence d’un système expert qui produit des risques systémiques, mais à l’intérieur duquel la présence de nouvelles logiques d’action est à un stade embryonnaire. La rationalité stratégique et la lutte entre les positions restent les logiques prévalentes ; les nouvelles formes d’action se développent de manière sporadique et ponctuelle, compensant les vides d’une institutionnalisation formelle avec de bas niveaux de légitimité, mais sans se transformer en logiques alternatives d’action.

Notes
247.

Voir pg. 50