CONCLUSIONS GENERALES

L’analyse du réseau d’assainissement de la ville de Lyon a montré que l’incorporation de technologies alternatives a engendré des risques de pollution dans la nappe phréatique ainsi que d’inondation dans quelques zones de la ville. Ces risques semblent associés à la manière dont différents acteurs traitent un ensemble de technologies caractérisées par un fonctionnement décentralisé, incorporé à la vie quotidienne de la ville.

L’analyse a mis en évidence les difficultés de gérer les risques concernant l’utilisation de technologies alternatives à travers l’établissement de contrôles techniques, l’utilisation d’appareils de mesure et la réglementation et division de compétences dans l’utilisation des technologies. L’analyse a constaté aussi la méfiance des usagers en général, par rapport aux systèmes experts, le manque de connaissances quant au fonctionnement et la difficulté d’établir des ponts de communication entre les techniciens et le grand public. Les technologies alternatives font partie de la vie quotidienne de la ville, dans laquelle les habitants développent des routines qui contribuent à augmenter les possibilités de risque. Ces routines se créent à partir de la connaissance pratique des systèmes experts, dans leurs points d’accès, à partir de suppositions déterminées à propos de leur fonctionnement. Ces caractéristiques expliquent les difficultés que rencontrent ceux qui doivent prendre les décisions quand ils essaient de modifier ces comportements fortement ancrés dans l’expérience pratique.

Les difficultés de définir clairement les bénéficiaires et les victimes de l’utilisation des technologies alternatives et l’existence d’une pluralité d’instances de décision rendent plus complexes les possibilités d’une gestion efficace. Le risque devient le résultat final d’une multiplicité de décisions prises individuellement, qui conduisent à la construction d’irréversibilités dont le résultat final est un accroissement des probabilités de risque. Paradoxalement, une plus grande information, connaissance et participation de la part des acteurs concernés peuvent augmenter la tension entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui en sont affectés, ce qui restreint encore plus les possibilités d’intervention sociale.

Les organisations concernées dans la gestion des technologies alternatives de la ville de Lyon ont des difficultés pour incorporer le risque dans leurs décisions. La construction d’irréversibilités fait partie aussi de la logique de fonctionnement des organisations bureaucratiques, ce qui se traduit en une incapacité structurelle d’affronter et de contrôler de manière adéquate les situations de risque.

Le travail a montré aussi les discussions pour établir les responsabilités spécifiques par rapport à la gestion de technologies alternatives. La division des compétences entre le secteur public et le secteur privé dans le traitement du risque pluvial n’est qu’une ligne ténue où se confondent attributions et responsabilités de chaque secteur. Cette situation a des connotations importantes dans les possibilités de contrôler les risques et dans la recherche des responsabilités après coup. L’insuffisance des réglementations contribue à renforcer la complexité de la gestion.

Il n’existe pas, dans les institutions et parmi les acteurs impliqués dans la gestion des technologies d’assainissement, une conscience élaborée et homogène par rapport aux risques. La “ culture du risque ” est construite sur un risque tangible et immédiat, celui de l’inondation, alors qu’il existe une forte incapacité de la part des acteurs pour percevoir et gérer les risques médiats et invisibles comme celui de la pollution.

En ce qui concerne l’“Hospital de Clínicas ” de la ville de Montevideo, nous observons l’émergence d’un système expert dans le cadre d’une gigantesque organisation de soins médicaux. Dans ce cas, le centre de l’analyse est placé dans la construction d’un système d’action intra-organisationnel dans lequel le problème central consiste à obtenir la coopération, dans une organisation complexe, d’acteurs qui ont des intérêts et des codes cognitifs et d’évaluation différents, produits des différentes socialisations professionnelles et organisationnelles.

L’analyse du fonctionnement d’une organisation complexe telle que l’ “Hospital de Clínicas ” montre comment le processus de sélection de risques qui s’y effectue est une construction sociale qui dépend de la “ culture de risque ” développée dans l’institution. Dans la mesure où il est impossible de penser à une situation de risque zéro, l’organisation établit un processus continu d’évaluation et de sélection de risques où les différents groupes de pouvoir à l’intérieur de l’organisation négocient les solutions à partir de codes spécifiques à travers lesquels chaque segment de travailleurs ou de professionnels perçoit ces risques.

Le processus de construction institutionnelle du risque, à son tour, crée des zones dans lesquelles la présence du risque est permanente, ce qui s’explique par les adaptations spécifiques effectuées par une organisation aussi complexe que l’“ Hospital de Clínicas ” face aux différentes situations qu’elle doit résoudre. Le risque systémique ou permanent est augmenté par le développement de routines organisationnelles défensives ou par la construction de règles autonomes de la part des travailleurs et des fonctionnaires de l’hôpital. Les routines défensives sont des formes de coopération que les travailleurs établissent comme mécanismes d’adaptation face aux exigences que le travail leur impose. Ces exigences, bien souvent, débordent les possibilités d’être résolues ou alors imposent des demandes contradictoires aux travailleurs chargés de les mettre en pratique. Les routines défensives naissent comme réponse à ces situations, mais elles sont, en même temps, des sources de risque dans la mesure où elles ne modifient pas les représentations du risque dans l’institution.

La construction de règles autonomes est aussi une adaptation de l’institution à des exigences contradictoires et excessives (par rapport aux ressources) imposées par l’environnement. L’absence de normes institutionnelles ou la présence de difficultés dans leur application renforcent ce processus. Les problèmes de régulation s’expliquent par la complexité organisationnelle de l’hôpital et par la concurrence entre différentes sources de légitimité, ce qui produit de vastes zones de développement de règles autonomes. La coexistence de différentes sources de légitimité à l’intérieur de l’organisation, fait obstacle au développement d’un processus de traduction qui permet d’établir des références communes entre les acteurs. L’absence de normes légitimes renforce la prédominance d’une logique centrée sur les relations de pouvoir et sur la capacité stratégique des acteurs, ce qui ne crée pas les conditions nécessaires pour la construction de routines basées sur des relations de confiance. Cette difficulté est aggravée par la résistance de la part des autorités de l’hôpital pour reconnaître l’existence de risques systémiques.

La “ culture du risque ” est substituée par ce que nous avons appelé la “ culture de détérioration ”, marquée par des réactions et des attitudes isolées et peu institutionnalisées par rapport aux conditions de risque dans le travail. La “ culture de détérioration ” s’exprime à travers d’un ensemble de “ routines défensives ” élaborées de manière autonome par les travailleurs de l’hôpital en réponse aux risques systémiques de l’organisation. Dans ce contexte, il n’existe pas d’apprentissage organisationnel qui permette de corriger les représentations qui orientent les stratégies d’action ou de capitaliser au niveau de l’institution les réponses défensives des acteurs.

Comme nous l’avons posé dans l’introduction de ce travail, la comparaison des cas n’a de sens que dans la mesure où ils nous permettent d’extraire des éléments théoriques liés aux problèmes traités. Dans ce sens, la comparaison entre composants de ressemblance et de différence entre les deux cas doit nous permettre d’avancer quelques conclusions générales sur les processus de gestion, acceptation et évaluation du risque dans les systèmes experts des sociétés modernes.

Le premier aspect à souligner est la différence culturelle des deux sociétés en relation à l’appréciation et l’évaluation des risques. Dans le cas de la ville de Lyon, il existe une préoccupation pour le risque dans les différentes institutions concernées dans la gestion des technologies d’assainissement. Les institutions publiques, les groupes d’assistance technique en rapport avec l’Université, les techniciens des organisations administratives et les gestionnaires directs ont incorporé à leur discours et à leur action le souci du risque en tant que phénomène social. Bien que la réglementation soit insuffisante, il existe au moins des critères et des normes qui reflètent une préoccupation sociale envers le problème du risque.

Dans le cas de l’Uruguay, la préoccupation pour le risque en tant que phénomène collectif est moins développée. Le thème du risque a été associé aux accidents de travail et à la discussion du travail en général. Dans le domaine public, il n’y a pas d’instances techniques spécialisées ou orientées spécifiquement au risque écologique ou au risque lié à l’environnement. Au niveau de l’Université ou des secteurs techniques, la préoccupation pour le risque en tant que phénomène social est en herbe et réduite à un certain milieu. Il n’y a pas non plus d’acteurs sociaux qui incorporent ce thème avec force. Un exemple en est le cas de l’organisation syndicale de l’ “ Hospital de Clínicas ”, laquelle, d’après ce qu’ont manifesté les travailleurs lors des entrevues, n’a pas incorporé le problème du risque à ses revendications.

Il existe, sans doute, de nombreuses explications pour ces différences culturelles. Dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, il semble difficile de trouver des solutions qui ne passent pas par une augmentation du budget. L’une des explications aux problèmes du risque est l’adaptation du fonctionnement de l’institution au manque de ressources minimales raisonnables, tandis que les exigences demeurent les mêmes ou s’accroissent. Les différences des niveaux de développement technologique montrent aussi d’importantes différences dans les deux contextes examinés. Dans le cas de la ville de Lyon, nous nous trouvons en face de risques produits par l’utilisation de technologies modernes qui modifie les modèles classiques de fonctionnement du réseau des égouts. Dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, s’il est vrai que nous avons analysé quelques cas de risque provoqués par l’incorporation de technologies modernes, nous nous trouvons dans un contexte moins développé du point de vue technologique, où le risque est provoqué principalement par une stagnation chronique, la dégradation de l’infrastructure et le manque d’équipements appropriés. Dans ce sen, la comparaison s’avère fructueuse car elle montre comment se développent, en fonction des niveaux technologiques, des cultures du risque spécifiques. Dans le cas de la ville de Lyon, la culture du risque est associée à la gestion de technologies que l’on suppose supérieures à celles qui existaient déjà. Dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, la culture du risque est associée à la gestion organisationnelle dans un contexte de pénurie de ressources et de dégradation de l’infrastructure.

On observe dans les deux cas que les conflits qui se rattachent à la distribution des risques font partie de la dynamique des acteurs concernés. Dans le cas du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, la distribution des risques semble être un aspect central de la société. Cela apparaît dans l’importante participation des organismes publics, comme la Police de l’Eau, la Direction de l’Eau et les Mairies. Par contre, dans la société uruguayenne, les conflits pour la distribution des risques ne font pas partie des dynamiques centrales de la société. La problématique du risque est peu développée au niveau de la conscience publique et au niveau institutionnel. Il n’existe pas d’organismes spécialisés sur ce sujet ; ni les organismes publics ni les organisations syndicales n’incluent dans leur agenda ce thème. Le souci du risque se concentre dans certains groupes écologistes qui ne pèsent pas dans la prise de décisions. Ce qui semble évident c’est que, dans le cas de la société uruguayenne, les conflits pour la distribution de risques apparaissent en même temps que les conflits pour la distribution des ressources de la société. Les conflits classiques pour la distribution des biens sont prédominants en Uruguay et, dans certaines situations spécifiques et concrètes, se superposent aux conflits pour la distribution des risques.

La comparaison que nous avons établie jusqu’à présent montre que nous nous trouvons en présence de réalités très différentes aussi bien quant au stade technologique que par rapport au niveau de développement social. Dans le cas de l’“ ’Hospital de Clínicas ”, l’organisation, du fait des processus de globalisation et de modernisation des systèmes de santé, participe de quelques caractéristiques de la modernité avancée. Mais il est évident que les problèmes de l’ “ Hospital de Clínicas ” sont très liés aux problèmes du développement de la société uruguayenne et au manque de ressources de l’Etat. Dans ce sens, parler de société de risque dans le contexte d’un faible niveau de développement et dans des organisations publiques aux budgets déficitaires peut sembler, en principe, un contresens. Cependant, l’analyse a montré que la société uruguayenne participe de quelques-uns des composants des sociétés à risque, tel que BECK, GIDDENS et LUHMANN, entre autres, les ont développé. La complexité croissante des sociétés et de leurs organisations, les processus d’individualisation dans les relations sociales et les crises de la rationalité comme vecteur structurant des sociétés de la modernité avancée sont présents aussi dans la société uruguayenne, quoique plus atténués que dans la société française.

La société uruguayenne a un double caractère : l’Uruguay, quoique faiblement développé du point de vue économique, a toujours été un pays moderne en ce qui concerne la société et la politique. Cette modernité sans développement fait que la société uruguayenne assimile rapidement les transformations qui se produisent dans les sociétés développées et que, en même temps, elle se heurte à des difficultés pour trouver les ressources nécessaires qui lui permettraient de parvenir à ces changements. Dans ce sens, la société uruguayenne se distingue d’autres sociétés latino-américaines qui n’atteignent pas les mêmes niveaux de modernité dans le secteur social, bien qu’elles aient des niveaux de développement économique plus importants, surtout dans les grandes villes. Cette particularité explique la simultanéité des conflits que doit affronter la société uruguayenne, notamment l’“ Hospital de Clínicas ”.

A notre avis, la société uruguayenne se voit face à un double défi. D’un côté, elle doit affronter la pénurie de ressources comme conséquence de la faiblesse de son développement économique. D’un autre côté, elle doit faire face, en même temps, à de profondes transformations dans ses relations sociales, conséquence des processus de transformations à échelle internationale. Ce double processus que subit la société uruguayenne aggrave les composants de risque qu’on peut rencontrer dans des contextes plus développés comme les contextes européens, notamment français.

Malgré ces différences, la discussion sur l’acceptabilité du risque dans les deux cas montre plus de points communs que de divergences.

Un premier aspect à souligner dans la comparaison est que, dans les deux cas, nous nous trouvons face à des systèmes typiques de la modernité réflexive. Dans le cas du risque pluvial de la ville de Lyon, le système surgit à partir de l’incorporation de technologies décentralisées et plurifonctionnelles qui engendrent des risques produits par l’activité humaine. Dans le cas du risque dans les activités hospitalières, il est produit par le fonctionnement d’un système de santé qui participe des caractéristiques des systèmes de santé modernes à échelle internationale. Les paramètres de fonctionnement et d’efficience de l’“ Hospital de Clínicas ” de la ville de Montevideo sont construits avec des normes semblables ou comparables à ceux qui sont utilisés dans les pôles les plus développés.

L’analyse des deux cas permet de soutenir les thèses de Beck par rapport à la crise de la rationalisation dans les sociétés de modernité avancée. Le risque est une conséquence de phénomènes qui échappent au contrôle technique et rationnel des acteurs qui participent au processus. La mise en marche de processus de traduction et de coopération ainsi que le développement de routines de travail ont un composant “ post rationnel ” marqué par l’ambiguïté et par l’incapacité de supprimer l’incertitude. La définition des limites entre le contrôlable et l’incontrôlable se fait aussi d’une manière diffuse à travers des processus conduits par des normes implicites et par des composants pratiques. Dans le cas de l’Hospital de Clínicas ”, l’incontrôlable provient de la complexité de l’organisation ; dans le cas du réseau d’assainissements de la ville de Lyon, il provient de la pluralité d’acteurs concernés dans l’application de technologies d’infiltration pluviale décentralisées.

La deuxième conclusion qui surgit de cette comparaison se base sur le fait qu’il est possible d’analyser les problèmes de risque collectif ou de l’environnement et les risques organisationnels et du travail avec la même perspective théorique. L’analyse des conditions du travail et des accidents du travail dans les nouveaux contextes de production incorpore le risque et l’incertitude comme élément permanent du travail. L’accident du travail ne peut pas être considéré comme un éloignement ou un manquement aux normes techniques de sécurité, mais il est potentiellement présent dans les processus quotidiens de travail, de même que le risque écologique est toujours présent dans les sociétés modernes. La crise des modèles de rationalisation du travail, comme le taylorisme, implique d’incorporer l’accident de travail et la maladie professionnelle comme une dimension du nouveau contexte d’incertitude dans lequel se développent les processus du travail.

Un troisième aspect que nous pourrions signaler est que, dans les deux cas, on essaye de construire des systèmes réflexifs centrés sur des rapports marqués par l’incertitude. Dans la mesure où les acteurs participent d’un même contexte d’incertitude, on voit bien qu’il est impossible d’atteindre une situation de risque zéro. Le souci, par conséquent, est de négocier et de définir les seuils de risque acceptables dans une situation déterminée.

Dans le cadre de relations sociales marquées par l’incertitude, l’analyse de la logique d’action des acteurs est déplacée d’une perspective théorique centrée sur l’analyse stratégique vers une perspective centrée sur des catégories comme la traduction, la confiance, l’action commune et la coopération. Une conclusion que l’on peut tirer de la comparaison des deux cas est que, plus le développement de la rationalité stratégique liée aux intérêts des acteurs est important, plus le risque tend à augmenter. Au contraire, plus la confiance et la coopération entre les acteurs est grande, plus les facteurs de risque diminuent. Cette relation apparaît exprimée plus clairement dans l’action collective organisée, telle qu’on l’a analysée à l’ “ Hospital de Clínicas ”, mais elle se voit aussi dans l’action commune qui se développe entre les différentes organisations qui participent à la gestion du réseau d’assainissement de Lyon. Une autre conclusion qui naît de la comparaison est que, face à des situations de risque, les acteurs mettent en jeu une réserve de valeurs et de connaissances qu’ils ont incorporées à travers les routines quotidiennes et qu’ils utilisent d’une façon qui n’est ni tout à fait consciente ni explicite. Dans ce sens-là, les processus d’évaluation et de sélection des risques semblent êtres plus orientés par la conscience pratique que par une rationalité conceptuelle dans les deux cas analysés.

De là se dégage une quatrième conclusion du travail : la définition des seuils acceptables de risque n’est pas le produit d’une négociation explicite entre acteurs qui défendent leurs intérêts stratégiques ; il s’agit, plutôt, d’une négociation implicite dans laquelle interviennent représentations du risque effectuées par des acteurs qui participent de “ mondes ” différents. L’échange entre principes et valeurs fondamentaux de ces “ mondes ” se fait de manière spontanée dans les actions concrètes de la vie quotidienne, en fonction du contexte spécifique dans lequel l’action se développe. Si nous considérons que les définitions des seuils acceptables de risque sont implicites, nous devons reconnaître le caractère transitoire et dynamique de cette définition. Les limites acceptables du risque dépendront fortement de la contingence des situations et des interactions spécifiques qui s’y produisent.

L’attitude face au risque, aussi bien dans un système peu organisé, articulé comme un réseau précaire d’acteurs hétérogènes, que dans une organisation complexe qui remplit plusieurs fonctions, suppose la conjonction d’acteurs qui, non seulement ont des intérêts stratégiques différents mais qui s’orientent à travers des “ mondes ” différents dans le sens que BOLTANSKY et THEVENOT donnent au mot. L’hétérogénéité et le multipositionnement des acteurs qui participent à la gestion des technologies alternatives du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, ainsi que les différentes insertions techniques, professionnelles et du travail qui confluent dans les processus de travail de l’“Hospital de Clínicas ” mettent en jeu une multiplicité de représentations du risque. En termes de coopération, les accords qu’on obtient ne sont que des arrangements provisoires qui impliquent un échange ou ajustement précaire et incertain. .

La cinquième conclusion que l’on peut tirer du travail est que la construction de relations de coopération entre acteurs ayant des systèmes de référence hétérogènes, implique une mise en marche de processus de traduction. Celle-ci semble être la condition pour la construction de relations de confiance et ces relations sont, à leur tour, la condition pour la construction de relations de coopération entre les différents acteurs. La construction de relations de confiance devient, inévitablement un processus complexe qui parvient, dans les meilleurs cas, à des solutions précaires et instables. Ces solutions, à leur tour, produisent des situations d’insécurité à des niveaux d’action déterminés, mais elles sont aussi une source de risque dans d’autres registres de comportement. Cette situation arrive, non seulement dans les systèmes d’action organisés, mais aussi dans ceux qui établissent des relations du type réseau comme dans le système d’assainissement de Lyon. Dans ce deuxième cas, la précarité des solutions semble être plus grande à cause de la propre fragilité du système d’interaction. La présence d’effets émergents, dans le sens que BOUDON leur attribue, sera plus importante dans les systèmes non organisés ; il semble difficile que ces systèmes se transforment en systèmes organisés, étant donné la précarité des solutions de coopération qui s’établissent.

La sixième conclusion est que la construction de règles autonomes de fonctionnement est une pièce clé pour comprendre le fonctionnement de ces systèmes d’action face aux situations de risque. L’activité de régulation s’effectue comme défense et comme solution face au contexte d’incertitude des différentes situations de risque. Cette activité cristallise les composants de la négociation implicite dont nous avons parlé plus haut. Dans les systèmes d’action organisés, l’activité de régulation engendre, parfois, des règles et des routines de travail défensives qui produisent d’importants disfonctionnements dans l’institution. Dans d’autres cas, elle parvient à établir des règles de coopération et d’autorité fonctionnelles entre les individus qui participent au processus de travail. L’activité de régulation est présente aussi dans les systèmes d’action non organisés : elle permet d’établir des règles à partir d’accords précaires et instables entre les différents acteurs qui font partie du système. Cependant, cette activité, dans le cas du réseau des égouts de Lyon, n’est pas parvenue à établir des normes générales de fonctionnement qui permettent de parler de passage de l’inorganisé à l’organisé.

La septième conclusion est que l’indétermination du statut d’affecté ou de décideur, signalé par LUHMANN, est un autre composant présent dans les situations de risque analysées. Dans les deux cas sont évidentes les difficultés pour obtenir une intervention sociale efficace qui dérivent de cette indétermination. Dans le cas de la ville de Lyon, les conclusions ont montré les difficultés pour faire face, de la part des autorités publiques, des organisations techniques et des entreprises privées, à une intervention sociale efficace qui permette de réduire les composants de risque liés à l’utilisation de technologies alternatives ; dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ” de Montevideo, bien qu’il s’agisse d’une organisation avec des limites plus précises que le système d’assainissement de Lyon, les difficultés de l’intervention sociale ne sont pas moindres. Ni les autorités ni les techniciens n’obtiennent une intervention sociale efficace pour prévenir ou diminuer les risques à cause de cette indétermination. N’importe quelle décision prise dans les niveaux supérieurs de la hiérarchie ou dans les niveaux inférieurs peut déterminer un danger pour ceux qui n’interviennent pas dans la décision. Dans une organisation complexe telle que l’“Hospital de Clínicas ” où il faut résoudre d’innombrables situations pratiques aux différents niveaux techniques et liés au travail, tous les membres prennent, chaque jour, de nombreuses décisions. L’indétermination du statut d’affecté ou de décideur est le résultat de ce complexe réseau de décisions qui permet de résoudre les problèmes pratiques de fonctionnement de l’hôpital mais qui ne contrôle pas comment les décisions agissent les unes sur les autres.

La huitième conclusion qui surgit de la comparaison est que le phénomène de la décompartementalisation de rôles et du multipositionnement des éclaire singulièrement la conduite des acteurs face au risque. Cela est plus net en ce qui concerne le réseau des égouts de la ville de Lyon où nous rencontrons un système ouvert, non organisé où le poids des rôles de travail est moindre. Cependant, dans l’activité organisée il y a des tendances qui pointent dans ce sens. L’analyse du fonctionnement de l’“ Hospital de Clínicas ” montre comment, face à des attentes contradictoires par rapport à l’accomplissement des rôles dans le travail, les individus tendent à se libérer des prescriptions du rôle et développent des conduites orientées par des options individuelles. Ces conduites, libérées du rôle, permettent que les individus en finissent avec les exigences contradictoires ou peu spécifiques qui surgissent chaque jour dans l’exercice de leurs tâches. L’accomplissement des rôles dans l’activité de l’hôpital met bien souvent en jeu des représentations et des modèles qui proviennent d’autres “ mondes ” en particulier du “ monde ” familial et domestique. Le composant affectif, présent dans le travail des infirmières, est étroitement lié à des rôles tels que celui de mère ou d’épouse ; les travaux de nettoyage, dans le cas de la femme, sont, très souvent, la continuation des rôles ménagers, etc. Bref, l’exercice concret des rôles des travailleurs implique, très souvent, de dépasser les prescriptions spécifiques du rôle et d’incorporer des règles attachées aux rôles hors du travail.

La neuvième conclusion est que, dans les deux cas, nous nous trouvons avec des processus à peine naissant d’apprentissage de la gestion du risque. Dans le cas du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, la constitution des acteurs forme partie du processus de la gestion du risque. La discussion sur l’acceptabilité du risque est un premier pas vers la formation d’acteurs avec une légitimité suffisante et la capacité d’établir des accords et des actions en commun. L’apprentissage est surtout social ; il passe par la modification des représentations du risque et par les orientations d’un ensemble très vaste et hétérogène d’acteurs sociaux et institutionnels.

Dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, la présence des acteurs préalablement constitués implique que la négociation des seuils acceptables de risque modifie les relations établies de façon formelle dans le cadre de l’organisation. L’apprentissage est organisationnel ; il passe par l’établissement de routines qui donnent des réponses institutionnalisées aux situations de risque. Dans les deux cas, l’apprentissage se retrouve bloqué par la difficulté qu’ont les acteurs pour développer des formes de communication et de traduction qui permettent de rendre compte de la complexité des situations de risque.

La dernière conclusion, et à notre avis, la plus importante, est que la présence de nouvelles modalités d’action collective est embryonnaire, et ne réussit pas à se transformer en un type d’action dominante dans les contextes de risque étudiés dans ce travail. Les processus de traduction entre “ mondes différents ” sont pratiquement inexistants, ce qui empêche l’élaboration de codes d’action et de “ cultures de risque ” homogènes et actives. Les relations de pouvoir et la logique stratégique sont prédominantes, empêchant la construction de relations de confiance et de communication entre les acteurs impliqués.

L’activité de régulation n’est pas pleinement développée dans aucuns de ces deux cas. Dans la gestion du réseau d’assainissement de la ville de Lyon, malgré l’existence d’un contexte favorable, son développement est minimal. Dans le cas de l’hôpital universitaire de Montevideo, la régulation autonome revêt un caractère défensif et compensatoire par rapport au vide normatif de l’institution, sans réussir à construire des règles alternatives d’action face aux situations de risque. Dans les deux cas, l’apprentissage culturel et institutionnel de la gestion de risque est partiel et ponctuel ; il n’existe pas une capitalisation sociale ou institutionnelle des expériences et réponses locales, pour les consolider en tant que réponses positives face au risque.

La comparaison montre que l’incapacité des acteurs à engendrer de nouvelles logiques d’action est indépendante du caractère organisé ou ouverte à des systèmes experts, de leur degré de développement économique et technologique, du cadre culturel et social dans lequel elles s’inscrivent et des caractéristiques des acteurs. Cela tend donc à infirmer les thèses de BECK sur le développement de nouvelles formes d’action dans les sociétés de risque. La situation, à l’inverse, semble marquée par un net contraste entre les défis produits par le développement de contextes de risque, et la permanence de modalités d’action typiques de la société industrielle classique. La rationalité stratégique, la hiérarchie et les relations de pouvoir ont plus de poids dans l’orientation des conduites des acteurs que les relations de confiance, l’action commune et la traduction, ce qui a pour conséquence l’incapacité des acteurs pour développer une gestion efficace et positive du risque. La construction d’irréversibilités et la création de zones de risque systémique sont les résultats non désirables de la dissociation entre les contextes de risque encouru et les formes d’action prévalentes. En ce qui concerne leur rationalité, non seulement le fonctionnement des systèmes experts provoque des effets non désirés, mais encore les actions des acteurs tendent à augmenter les risques des systèmes experts, au lieu de les réduire.

Les thèses de BECK non seulement sont critiquables sous cet aspect. Un composant des sociétés de risque a trait, selon BECK, aux processus d’individuation subis para les relations entre les individus dans les sociétés de modernité avancée. La perte de référents collectifs de l’action et l’écroulement des cadres coercitifs en même temps qu’elles créent de l’incertitude , permettent le développement de nouveaux espaces pour la subjectivité et pour l’individualité L’analyse des cas montre que les situations de risque s’affrontent en dehors du cadre normatif de l’institution et des organisations. Dans les cas de la ville de Lyon, les situations de risque se produisent dans un contexte ouvert, c’est pourquoi l’action collective doit construire ses logiques d’action en dehors du cadre institutionnel. A l’“ Hospital de Clínicas ” de Montevideo, les situations de risque sont affrontées en débordant les normes institutionnelles et les rôles prescrits. Cependant, la référence au “ collectif ” est présente dans les deux cas. En ce qui concerne le réseau des égouts de Lyon, l’organisation d’acteurs collectifs (les usagers) modifie profondément les relations des individus face aux technologies alternatives. Dans le cas de l’“ ’Hospital de Clínicas ”, les routines organisationnelles ont un fort composant collectif. Le développement de mécanismes collectifs de coopération et de confiance semble être des composants importants pour réduire le risque.

Dans les deux cas analysés, le développement de nouvelles formes de subjectivité ne s’oppose pas nécessairement au développement de référents collectifs. La crise des organisations ne signifie pas directement la crise du collectif, mais le développement de nouvelles formes d’action collective, plus localisées et spécifiques. Dans le cas de l’ “ Hospital de Clínicas ”, le collectif apparaît fondamentalement dans les relations informelles qui se construisent dans le processus du travail de chaque secteur ou sous-secteur de l’hôpital. Dans le cas de Lyon, le collectif apparaît aussi bien dans l’intervention de l’Etat par rapport aux risques, que dans l’action organisée des usagers de quelques quartiers de la ville. En tout cas, ce qui semble être en crise, c’est le collectif en tant que composant organisé, établi et codifié sous forme de normes de comportement.

En fonction des résultats de la comparaison, les conclusions établies par LUHMANN concernant l’adaptation des conduites aux situations de risque sont aussi discutables. Les difficultés pour obtenir une intervention sociale efficace conduisent LUHMANN à parler d’accouplement structural. Du moment qu’on ne peut pas réduire le risque à travers une intervention sociale orientée par des critères techniques ou rationnels, la seule chose qu’on puisse espérer est que les acteurs parviennent à une adaptation plus ou moins positive au risque environnant. Dans les deux cas étudiés, nous nous trouvons face à des conduites qui non seulement ne proposent pas de solutions définitives mais qui contribuent à augmenter les composantes de risque des systèmes experts. L’analyse des deux cas conduit à la conclusion qu’il n’existe pas d’accouplement structurel entre les systèmes et les acteurs, mais que la conduite des acteurs se traduit par des effets pervers qui contribuent à accroître les possibilités de risque.

Dans ce contexte, la négociation des seuils acceptables de risque a un caractère implicite. Elle n’a pas la capacité de réguler la conduite des acteurs ni d’imposer des accords ou des compromis qui puissent jouer un rôle central afin de réduire les risques dans les systèmes experts. La négociation des seuils acceptables de risque demeure une activité résiduelle, cachée, qui doit se chercher dans le cadre des différentes actions qui se déroulent dans les systèmes experts, se confondant avec des actions visant à la maximisation du pouvoir ou à la défense d’intérêts catégoriels. Elle a un effet limité et partiel, avec un domaine d’application local, qui réduit son importance dans la dynamique du fonctionnement général du système expert. Les formes d’action sociales que BECK, LUHMANN y GIDDENS avaient définies comme centrales et importantes dans les sociétés de modernité avancée, semblent revêtir une importance secondaire et résiduelle pour expliquer le comportement des acteurs dans les contextes de risque.

Ces conclusions posent le problème de savoir quelle serait la solution adéquate à la présence croissante de contextes de risque dans nos sociétés. Les réponses doivent s’orienter vers le développement d’actions qui incorporent l’action commune, la traduction, la confiance et la régulation autonome comme codes de conduite, qui sont encore sous une forme embryonnaire et précaire. Cette affirmation nous conduit à discuter les conditions qui permettent le développement d’actions de ce genre, dotées d’un poids suffisant pour devenir des réponses alternatives dans les situations de risque.

L’analyse empirique réalisée montre que le développement des systèmes experts introduit des situations de risque dans la vie des individus impliqués dans le fonctionnement de ceux-ci, qu’il s’agisse de travailleurs, d’usagers, de techniciens, d’entreprises ou d’institutions. Mais le développement de ces systèmes experts couvre des aspects partiels de la vie des individus : une bonne partie des actions quotidiennes restent régies par la logique typique des sociétés industrielles. Cette constatation délimite la portée que donne BECK aux sociétés de risque. La crise de la rationalité, l’individuation croissante des relations sociales et l’incorporation de l’incertitude n’englobent pas, à nos yeux, la plupart des relations sociales. Au contraire ces nouvelles composantes de la modernité possèdent un caractère partiel et subsidiaire dans le cadre d’une modernité dans laquelle prévalent encore les modalités d’action liées à la société industrielle.

De toutes façons, le développement des systèmes experts introduit le risque dans l’activité quotidienne d’individus et d’institutions, qui ne semblent pas préparés à l’affronter. L’analyse empirique a montré qu’un véritable apprentissage de la gestion du risque implique toujours un ensemble d’institutions, d’organisations et de communautés techniques. Les “ cultures de risque ” institutionnelles ont elles aussi un caractère limité et spécifique. Incorporer la gestion du risque dans les conduites quotidiennes des usagers, des techniciens et des institutions, implique encore un long processus d’accumulation et d’apprentissage, qui dépendra de la portée et de la magnitude des situations de risque, sans que rien n’indique, à priori, que les résultats seront à la hauteur des efforts consentis.