Première Partie
Aspects Méthodologiques

I - Problématique : de la toxicomanie à l’addiction

C’est autour de six années d’expérience avec des toxicomanes incarcérés en maison d’arrêt que se fondent, en partie, les différents axes de cette recherche. Ces im-patients de la solution messianique nous conduisent souvent dans les méandres de prises en charge contradictoires. La notion de soin, via l’appareil carcéral, entre dans un rapport complexe marqué par un paradoxe entre soin et répression. Dans cette optique la loi postule une “ désintoxication ” comme condition nécessaire et suffisante pour mettre fin à la toxicomanie d’un individu. La loi du 31 décembre 1970 condamne l’usage simple de substances stupéfiantes. Il convient de souligner qu’il n’existe pas d’autres textes de loi où le risque pris par une personne pour sa santé (sans trouble conjoint à l’ordre public) est passible d’une peine d’emprisonnement. C’est déjà, en matière de toxicomanie, pointer le corps (social ? individuel ?) comme lieu du délit. La sanction de l’usage joue cependant un rôle décisif dans la mesure où elle enjoint la nécessité d’une prise en charge sanitaire. L’approche reste certes mécaniste. Qui est le sujet du soin : l’individu ou le corps social ? Ce n’est d’ailleurs qu’en 1986, avec l’implantation de services médico-psychologiques régionaux (S.M.P.R.) qu’une redéfinition du soin en milieu carcéral se dessine.

Les différents regards qui guettent, d’un oeil inquiet, le toxicomane visent à une maîtrise du sujet au détriment d’une connaissance de la, ou des, toxicomanie(s). Le discours social et idéologique recouvre sous un seul terme la relation étroite qui unit un sujet et son objet. Cette indistinction des frontières, nous la retrouvons dans la formulation de certains patients sous forme du cogito cartésien “ je suis toxicomane ” (donc j’existe). Le rapport de la commission R. Henrion1 témoigne de la nécessité de dépassionner le débat. Les propositions visent à améliorer les outils de prévention, l’assouplissement de la législation et l’efficacité des méthodes thérapeutiques. Si la discussion révèle le difficile consensus en matière de dépénalisation de l’usage de drogues, les efforts d’objectivation prennent en compte la dimension pathologique et subjective d’une telle conduite. Le débat n’est pas récent. Il est porteur de la trace de l’insatisfaction, qu’une société de consommation n’a de cesse de combattre. Dès lors, le danger est d’instituer le toxicomane en totem des défaillances identitaires sociétales. Comme on le voit, car il s’agit bien d’une question de point de vue, le terrain est mal balisé, voire piégé. La frontière du champ social milite pour un partage entre le licite et l’illicite répondant au besoin d’isoler la déviance face aux normes. De l’autre côté, nous avons un drogué qui revendique sa marginalité dans une idéologie transgressive et provocatrice où la drogue est le donné à voir de la rébellion. C’est dans ce contexte que germait aux Etats-Unis le mouvement hippie né d’une volonté de retourner à la nature et de promouvoir la marijuana ou le L.S.D. (“ Lucie in the sky with Diamond... ”, chantaient les Beatles) comme instruments d’une contre-éthique.

Si l’on se rattache au discours idéologique, alors oui, le passage par la drogue constitue une pratique initiatique dans la mesure où les effets ressentis grâce au produit permettent à l’individu d’accéder à un nouveau statut et de signer son appartenance à un groupe. On peut aller chercher dans d’autres traditions et cultures que la nôtre la relation vécue à ces substances psychotropes. Chez les Yaquis ou les Tarahumaras 2, ces expériences hallucinogènes étaient encadrées par une personne, garant du rituel, qui accompagnait l’intégration du “ voyage ” de façon à ce que cette transformation soit symbolique. Celui-ci savait très bien à quoi il exposait le néophyte que l’on initiait. Car la drogue permet l’expérience vécue, mais n’a pas la prétention de l’intégrer. C’est bien ce que proclament certains de nos patients : “ si on n’a jamais pris de drogue, on ne peut pas comprendre ”. A mon sens, cette prétention initiatique ne demeure qu’une tentative de rendre sensée une position intenable visant à recouvrir l’absence de subjectivation. Car derrière “ la défonce ” érigée en choix de vie il y a tout un cheminement qui relève du non choix dès la découverte du manque. Le mode de vie compulsif du toxicomane est inféodé à la durée d’action du produit, à sa recherche et son absorption. Ce lien de dépendance absolue, refusé en même temps que recherché, devient incompatible avec une position d’appartenance pensée et revendiquée : “ on est toxicomane parce qu’on ne peut plus être autre chose ” me signifiait un patient dans le décours d’un entretien qui l’amenait à considérer les effets délétères de l’héroïne sur sa vie sociale. Ce qu’il dénonçait là était la déception de sa conception de l’idéal, enracinée dans une culture de l’instinct morbide. Suite à quoi, il épinglait, semaine après semaine, ces moments difficiles passés en prison tels des tatouages qui lui permettaient d’affronter sa rébellion. L’enveloppe de douleur n’était plus celle de sa toxicomanie mais celle, plus repérable, de l’enceinte carcérale, véritable cellule cancéreuse, portant les stigmates de la pourriture du corps social. “ Ici on est mis entre parenthèses, on n’existe même plus pour les autres ”, reprenait la même configuration imaginaire de l’exclusion, du rejet cette fois projeté sur l’appareil pénitentiaire qui apparaissait comme une machine traitant les déchets vomis par le corps social. C’est peut-être bien parce qu’en prison tout est ressenti et vécu comme un manque irrémédiable que l’arrachement à l’objet peut être dénoncé à partir, et sous l’effet, de cette même contrainte. Ce qui échappait et s’échappait chez ce patient ne pouvait plus être maintenu et contenu à l’intérieur. Ce “ raté ” dans la toxicomanie a pu se parler, me semble-t-il, dans la mesure où la prison est investie comme l’instrument d’une contention. Dans ce cadre, se laisser interroger (et s’interroger) par l’autre réalise un besoin de traverser la frontière, vers l’extérieur, en privilégiant la voie de la subjectivation. Les différents objectifs qu’il projetait à sa sortie n’en demeuraient-ils pas moins une tentative de réinsertion aussi bien sociale que psychique ?

Par ce bref détour clinique, nous voyons combien le lien à l’objet est interrogé en fonction de la dimension paradoxale (toxique et enveloppante) de l’expérience carcérale. Nous y reviendrons dans la partie méthodologie du cadre carcéral.

De même que tout produit toxique n’entraîne pas une toxicomanie, tout toxicomane ne passe pas nécessairement par la prison. La formule semble une vérité de La Palice, mais elle pose la difficulté de l’analyse de la toxicomanie au point actuel de la théorie analytique. Dans le domaine de la dépendance, C. Olievenstein a contribué à une profonde réflexion et une remise en cause permanente des données communément admises en considérant la spécificité de la rencontre entre le sujet et l’objet drogue.

La clinique nous permet d’observer un certain nombre de traits partagés par la majorité des cas, ce qui a amené des cliniciens, chercheurs et psychanalystes à penser la toxicomanie comme une organisation psychopathologique autonome. Cette manière d’aborder la question semble poussée à l’extrême car en complète adhésivité à l’objet d’étude puisqu’elle aboutit immanquablement au modèle de l’auto-engendrement. Quoi de plus naturel en matière de toxicomanie ! De telles analyses peuvent se fonder sur la crainte (et il y a de quoi) de se faire détruire en retour par un objet qui est là où on ne l’attend plus. Autrement dit, le réel danger, à l’intérieur de ce territoire, est l’affirmation de connaissances et d’un savoir là où l’expérience est intransmissible. C’est sans doute ce qui a conduit nombre de “ praticiens ” à vivre eux-mêmes les effets physiologiques des drogues, “ ça-voir ” 3 qui prête à réflexion. Interroger la toxicomanie appelle à se heurter à une énigme insoluble car elle nous conduit à la catégorie de la limite : limite des outils conceptuels, frontière du sujet et de l’objet, et de surcroît, frontière de la vie et de la mort.

Pour Henry Ey (1973, p. 395) ‘La conduite toxicomaniaque constitue une perversion qui satisfait complètement son besoin (recherche du plaisir, évitement de la souffrance) par l’absorption habituelle et impérieusement exigée d’un ou plusieurs produits, appelés toxiques. Elle se rapproche des perversions sexuelles dans la mesure où elle en possède le caractère fondamental : la régression à un plaisir partiel’  ”. Les recherches actuelles en matière de toxicomanie se sont bien éloignées d’une telle définition. Tout d’abord parce que le contexte social n’est plus le même. Ensuite parce que la conduite est centrée sur la pharmacodépendance et les conséquences néfastes et observables (quantifiables) de l’usage du toxique.

J. Bergeret insiste sur le fait qu’il existe des comportements de dépendance semblables aux toxicomanies du point de vue de l’économie relationnelle profonde bien que ces comportements ne fassent entrer en jeu aucun produit chimique. C’est ce que nous observons dans la boulimie, la compulsion aux jeux, la sexualité addictive ou l’anorexie. Comme on le voit, la dépendance est aujourd’hui envisagée au niveau de l’économie individuelle passant par un type de comportement.

D’où l’inconsistance du concept de toxicomanie qui prend en compte le seul point de vue manifeste. Si l’on doit remettre le « toxique-aux-manies ”, c’est davantage dans ses implications corporelles et sensuelles que le montage substance externe/substance psychique doit être interrogé. A travers l’expérience clinique la relation au produit montre comment le corps est capturé dès les premiers signes d’accoutumance. D’autre part l’auto-conservation paradoxale par le produit nous permet d’identifier que la drogue n’est pas qu’un toxique. En cela nous préférons le terme anglais d’addiction qui renvoie en vieux français et en droit romain à la notion de contrainte par corps. Car face à de tels besoins envahissants, le corps est entièrement mis à contribution. Joyce Mc Dougall (1982, p. 55) souligne l’étymologie latine de l’addiction qui se réfère à l’esclavage «  ‘donc à la lutte inégale du sujet avec une partie de lui-même’  ”. La dimension pathologique compulsionnelle d’une telle conduite signe de surcroît son appartenance aux pathologies de l’agir où le passage par l’acte trahit la recherche d’une régulation, d’un apaisement (et d’une satisfaction) passant par un moyen extérieur et en cela magique.

Dans l’oeuvre de S. Freud, une première allusion à l’appétence addictive se trouve dans la lettre de 1897 adressée à Fliess. Freud y conçoit la drogue comme le substitut d’une activité auto-érotique. Comment envisager la toxicomanie dans un registre qui se définit justement par l’absence de tout objet externe ? C’est déjà en dire long sur la spécificité d’une relation objectale non-objectalisée où l’intimité de la relation est ramenée à un « besoin primitif » dans un contexte non différencié.

On a beaucoup écrit sur le «  ‘climat affectif’  » 4 qui sous-tend le lien à l’objet pour recréer la chaleur affective vécue lors des satisfactions primitives. C’est en ces termes que S. Le Poulichet (1987) est amenée à considérer, dans le registre de l’hallucinatoire, le mode de satisfaction addictif comme la « fiction » d’une satisfaction hallucinatoire. Ce qu’elle ne traite pas, c’est la manière dont ce déguisement hallucinatoire s’impose dans une contrainte à être répété, intimement lié à la manière dont ces traces de satisfaction (et d’insatisfaction) n’ont pu être reprises à l’origine par le psychisme. Car si satisfaction il y a, encore faut-il avoir au sein du psychisme, un lieu ou un espace propice dans lequel ses sensations peuvent s’intégrer. Et c’est bien de ce lieu dont il s’agit quand on parle d’une contrainte par corps pour désigner le comportement addictif. C’est aussi ce que donnent à voir nos patients incarcérés dans l’usage d’une peau qui est un outil de surface d’inscription : nous pensons aux tatouages, aux automutilations5 qui sont des pratiques si courantes en milieu carcéral. Mais si la prison renforce ce mode d’expression, elle ne modifie nullement la nature de la structure psychique profonde ici en question.

Rappelons aussi que le « fixe » chez les toxicomanes est l’appellation convenue pour décrire les sensations de bien-être concomitantes à l’injection du produit. Ce terme, dans sa dimension métaphorique ne vient-il pas dénoncer l’impossibilité à (voir se) fixer la satisfaction ? L’expérience addictive se doit donc d’être renouvelée, imposant de l’extérieur une satisfaction, aux dépens des activités psychiques internes. M. Fain (1981) a eu l’ingéniosité d’appeler ces substituts à la satisfaction sous le terme de néo-besoins : «  ‘Alors que les besoins primaires s’appuyant sur des grandes fonctions organiques sont à même de produire par le désétayage la libido érotique, rien ne peut s’étayer sur les néo-besoins dont la privation aboutira à une excitation inapte à s’organiser pulsionnellement. Seuls les objets de consommation restent au premier plan’  » (p. 35). Autrement dit le comportement d’addiction répond à l’exigence peu banale de combler le vide laissé par la satisfaction en tentant un déplacement de la zone d’excitation. Au besoin d’intégration mentale nécessaire correspond un besoin corporel. Le traitement du lien à l’objet pose nécessairement les qualités propres à l’expérience corporelle tel que le conceptualise D. Anzieu (1985) sous le terme de « Moi-peau ».

Le glissement du désir réduit au besoin a bien souvent été mentionné. Ce hiatus qui fut durant longtemps le boulevard des psychanalystes s’intéressant au problème de l’addiction acquiert toute son importance quand il est dialectisé avec la question de la « demande », comme le souligne J. Bergeret (1981) : tandis que la demande est liée à la recherche «  ‘de la chaleur affective vécue lors des satisfactions primitives’  », le besoin, lui, est lié ‘« à la relation à l’objet spécifique recherché comme indispensable à cette satisfaction ’ » (p. 11). Cette distinction nous semble fondamentale, mais limitative dans la mesure où la clinique que nous présenterons montre une dépendance à plusieurs objets, soit consommés séparément, soit utilisés en même temps. C’est le cas du haschisch qui est souvent choisi pour accompagner « la descente » afin d’adoucir et reculer la confrontation à la réalité. A travers l’objet, ou les objets, c’est un certain type d’éprouvés qui est recherché. L’objet n’est qu’une ruse, un leurre marquant la transaction des processus psychiques : faire taire la tension, tout de suite (et avec n’importe quel objet partiel extérieur). Mettre l’objet entre parenthèses n’est pas une attitude classique en psychologie clinique, qui plus est lorsque la démarche vise à asseoir le lien de dépendance à l’objet d’addiction. Lorsque nous écoutons le discours du drogué « je suis en manque » tout porte à croire que l’objet a été trouvé et qu’il ne serait pas irréversiblement perdu.

C’est aussi ce que pense E. Vera Ocampo (1989, p. 128) quand il souligne la ‘« transmutation de l’objet du plaisir en objet du besoin’  ». C’est énoncer l’alchimie du toxicomane qui ouvre l’accès sur une «  ‘possibilité d’apporter satisfaction, puisque le manque aurait en l’occurrence un objet supposé défini’  ».

On est alors en droit de s’interroger sur les récentes mesures prophylactiques qui ont conduit à la création de « programmes méthadone6 ». Il s’agit bien d’une méta-donne puisque cette nouvelle marque du produit acquiert la force d’un remède de choc quand il est hissé au rang du licite. Il devient alors plus facile d’identifier le profil du « toxicomane » lié à une drogue. Rappelons que l’héroïne fut à l’origine utilisée pour pallier le regain d’utilisation massif de la morphine. A la fin du 20ème siècle en Allemagne elle était décrite comme la seule substance dépourvue de propriétés d’accoutumance permettant de guérir énergiquement (Heroïsch : remède énergique) et rapidement les morphinomanes. Un des critères que nous retenons est l’utilisation de produits préexistant dans l’arsenal thérapeutique. C’est peut-être dans ces circonstances (non atténuantes) que la dette du médical envers le toxicomane a prix le chemin d’un foisonnement de comptes-rendus en tout genre. Mon développement ne sera pas apprécié par la rationalité psychosociale ni du point de vue du pharmacologue. Certes, la prescription du traitement (par substitution) est un moyen d’enrayer une prise de risques considérables permettant l’insertion sociale puisque le produit n’est plus à rechercher dans la réalité objective. De plus, la démarche n’est pas tant de supprimer la dépendance que d’utiliser le produit comme un outil de médiation.

En cela nous remarquons toute l’ambiguïté du toxique qui du poison devient remède. Les discours des patients qui ont connu le manque en témoignent : « après on est obligé d’en prendre pour être normal ». J’ai d’ailleurs toujours été étonnée par une nomination de la nature du produit qui souvent échappe à la syntaxe. Ce détail semble avoir son importance puisqu’il laisse supposer que l’objet est un élément inerte. Ce ‘« double extérieur’  » du produit, J. Derrida en propose une relecture (1968) à partir du Phèdre de Platon : «  ‘Le propre du pharmakon consiste en une certaine inconsistance, une certaine impropriété, cette non-identité à soi lui permettant toujours d’être contre-soi retourné ’ » (p. 48). Déjà, dans ce jeu de passe-passe qu’est l’addiction, nous ne sommes plus en présence d’un objet mais de deux : le bon et le mauvais, l’un appelant toujours l’autre. « C’est comme le ying et le yang » me dira un patient. Ce que notre clinique met en évidence est la conception du produit addictif impliqué dans la recherche de la satisfaction mais conjointement ordonné au déplaisir encouru : « le manque, on doit en passer par là ». Tant du côté symbolique, forclos, que du côté de la demande, le recours à l’objet d’addiction - comme médiation comportementale - pourrait témoigner de l’urgence à accomplir une liaison/intrication pulsionnelle permettant de dialectiser plaisir/déplaisir. Nos observations de la dynamique pulsionnelle s’intègrent donc à la conception freudienne de la pulsion entre psychisme et soma. C’est peut-être dans ce champ économique et dynamique qu’il nous faut travailler la question du choix électif des produits, certains exigeant d’avantage une négociation rapide des éprouvés de bien-être et de malaise. Nous verrons dans l’histoire de nos patients comment le lien de dépendance fait apparaître l’utilisation conjointe ou successive des produits.

L’intérêt des travaux de P. Aulagnier (1975, 1979) est de repérer dans les addictions une même souffrance compulsive accompagnant l’aliénation de l’activité psychique, et une relation passionnelle portant sur la drogue, le jeu ou le corps de l’autre. A la base de ces agirs, elle étudie les impératifs de l’intrication primitive des pulsions en lien avec des investissements massifs bien qu’assez différenciés. En filigrane les troubles addictifs évoquent l’achoppement du travail de séparation/individuation et la défaillance du contenant psychique susceptible de constituer un ‘« appareil à penser les pensées’  » (W.-R. Bion, 1962a).

Notre champ d’investigation n’est donc pas éloigné de la notion «  ‘d’addiction essentielle’  » décrite par Jean Bergeret (1981) qui fait entrer ce type d’expression comportementale dans le cadre économique de la dépression essentielle. L’auteur rappelle les impératifs de la relation anaclitique faute d’intégrations pulsionnelles suffisantes. La contrainte par le corps répond à des «  ‘essais de métabolisations partielles des éléments violents constituant la dynamique fondamentale de tout être humain’  » (p. 16). Faisant un rapide tour d’horizon, il met en évidence trois principales constatations de toute situation addictive auxquelles nous souscrivons :

  1. «  ‘Il n’existe aucune structure psychique profonde et stable spécifique de l’addiction. N’importe quelle structure mentale peut conduire à des comportements d’addiction (...) dans certaines conditions affectives intimes et relationnelles’  ». Rappelons que c’est à partir de son propre esclavage à la cigarette que Joyce Mc Dougall (1996, p. 236) est amenée à prendre en compte l’expérience d’addiction en soulignant les tensions affectives sur lesquelles l’objet jette un voile momentané.

  2. «  ‘L’addiction ne modifie nullement la nature spécifique de la structure psychique profonde en question mais se contente de modifier plus ou moins notablement le mode de fonctionnement secondaire de cette structure’  » 7. Auquel nous ajoutons que ce n’est pas l’objet qui est spécifique mais l’investissement (de l’objet). Ces objets ciblés et déclarés dans la réalité extérieure sont largement tributaires de l’intensité projective, ici et maintenant.

  3. «  ‘l’addiction est recherchée (...) comme une tentative de défense et de régulation contre les déficiences ou les failles occasionnelles de la structure profonde en cause’  » 8 .

La notion d’addiction devient ainsi un concept éclairé mettant dans l’ombre les « anciennes » théories qui l’envisageaient sous l’angle d’une organisation psychopathologique autonome9. Les données actuelles n’obéissent plus au désir idéologique de la faire entrer dans une catégorie homogène, ce qui amène à se dégager d’une théorie moralisatrice tendant à éradiquer la drogue, « ce fléau ». Ceci a pour conséquence de concevoir l’addiction comme l’expression corporelle d’un symptôme10 dont il nous faut rechercher le sens. Notre recherche aura le souci de fournir un modèle d’interprétation de la souffrance addictive, mais il va de soi que notre approche intègre l’emprise corporelle carcérale. Il est important de préciser que les patients que j’ai suivis en maison d’arrêt n’étaient le plus souvent pas incarcérés pour une infraction à la législation sur les stupéfiants. Leur parcours judiciaire fait état d’autres incarcérations pour des délits en lien ou non avec le comportement addictif. Nous voyons combien la notion d’addiction que nous voulons parcourir nous conduit dans un vaste domaine. L’approche du concept d’addiction n’a de pertinence que s’il fournit une possibilité d’interprétation de pathologies dissemblables11. Plus récemment G. Pirlot (1997) s’est employé à examiner l’expression de maladies somatiques qui surviennent lors du sevrage d’une addiction. Il précise « l’effet protecteur » de l’agir addictif et les conditions d’apparition de maladies auto-immunes au moment de l’arrêt de consommation de drogues ou d’alcool. Il s’agit donc pour nous, dans cette variété des comportements d’addiction, de tenir compte du soubassement économique qui procède à une toxicité relationnelle allant jusqu’au débordement d’actes agressifs de différentes natures, impliquant en partie la violence exercée sur le corps de l’autre.

En miroir, la prison, comme extrême solution, pourrait-elle figurer un appareil à panser le corps ? Le débat qui se profile « en creux » soulève le problème relatif aux limites de la nomenclature psychopathique. Notre position reste celle du chercheur en psychologie clinique pour laquelle c’est la dépendance psychique qui prime. La nature de l’objet addictif ne sera envisagée qu’à partir du moment où elle répond à une trans-action entre le psychisme et le somatique.

Notes
1.

Henrion R., Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, Paris, La Documentation Française, mars 1995.

2.

Cités par Sami-Ali M., 1971.

3.

Nous empruntons ce terme à René Kaës.

4.

Le terme est emprunté à Bergeret J., 1981, p. 9-25.

5.

Je renvoie le lecteur au récent travail de Leclerc E., 1997.

6.

La méthadone est un des traitements de choix des pharmacodépendances opiacées. Les sujets sous méthadone se présentent comme sevrés. La posologie de départ est déterminée par le degré de dépendance physique. Le cadre de l’utilisation de la méthadone prévoit une prise en charge médico-psychologique et socio-éducative mise en place dans un centre de soins spécialisés.

7.

Bergeret J., 1981, p. 18.

8.

Bergeret J., 1981, p. 17.

9.

Je fais référence à la pensée de Geberovich F., 1984, p. 23.

10.

Mc Dougall J. parle de symptôme “ que lorsque c’est le seul et unique remède auquel nous avons recours pour supporter notre douleur ”, 1996, p. 233.

11.

C’est ce que souligne Pedinielli J.-L. en 1991 quand il parle de la boulimie, de l’alcoolisme, du suicide, de la toxicomanie, du tabagisme et d’autres addictions, p. 49.