1) Du cadre de soin au cadre de la recherche

En tant que psychologue clinicienne, durant ces six années de travail dans deux maisons d’arrêt de la région lyonnaise, il m’a été possible de rencontrer plus d’une centaine de sujets addictés, incarcérés pour les plus divers chefs d’inculpation. Dans ce cadre précis de la relation de soin (entretien en face à face, avec ou sans médiateur) le travail d’élaboration émane du seul intéressé. Ces patients peuvent être reçus avant, durant ou après leur condamnation. Leur séjour en maison d’arrêt peut s’étendre de quelques mois à plusieurs années, selon la durée de la procédure criminelle ou correctionnelle. La relation thérapeutique doit donc tenir compte des aménagements de la peine : liberté provisoire - avant le jugement -, liberté conditionnelle ou transfert dans un autre établissement - après le jugement -.

La fréquence des entretiens est variable : une ou deux consultations hebdomadaires avec le même patient. La relation de soin peut prendre une forme ponctuelle et/ou peut déboucher sur une mise en place plus régulière dans la volonté - celle du patient - d’échapper à l’arbitraire. Ce travail personnel, ajusté aux besoins et aux attentes des patients, est mené dans une grande indépendance. Le cadre thérapeutique, en laissant libre cours à la parole, permet une relecture, une nouvelle version, de l’accompli réveillant le fil temporel d’événements désordonnés dont la recherche de sens transperce le déploiement des agirs. Dans l’une de ces structures j’ai choisi d’aménager un travail de groupe, toujours avec des patients addictés, en intégrant un objet médiateur comme le Photolangage©.

Les patients addictés que j’ai suivis baignent dans un tissu relationnel où les investigations conjointes des soignants, en général, constituent un filet aux maillons épousant les formes de l’espoir. D.-W. Winnicott (1956) cerne la ‘« tendance antisociale ’ » comme un élément marqué par la prégnance de l’environnement : ‘« (...) le malade oblige quelqu’un, par des pulsions inconscientes, à le prendre en main’  » (p. 295). Ainsi pour être investi ou aimé, pour acquérir une place significative, il faut être avant tout saisi. Tel est le cas de ces patients extrêmement demandeurs de tout et de n’importe quoi pourvu qu’ils existent dans le regard de l’autre. Tel est le cas de ces détenus belliqueux que l’on place en cellule d’isolement pour être mieux surveillés.

Nous sommes d’ailleurs frappés par la force des investissements dont l’organe pénitentiaire est le dépositaire. Paradoxalement investie pour ses vertus totalitaires et contenantes, portant la marque de la dépendance absolue, la structure pénitentiaire ne serait-elle pas une surface réflexive de la relation primitive ? La régression qu’elle occasionne n’est cependant pas un simple « retour en arrière ». Les mouvements pulsionnels des patients incarcérés ne peuvent être ramenés et confondus aux simples effets de la prison. C. Balier (1988) a longuement étudié l’importance de la régression et de la passivité dont joue l’environnement carcéral, mais il ajoute qu’ «  ‘il faut des conditions extrêmes pour affirmer qu’elle (la prison) crée à elle seule de toutes pièces des troubles qui ne préexistaient pas sous une forme ou sous une autre, avant l’incarcération’  » (p. 20). De plus la désintégration n’est pas synonyme de non-intégration, comme le souligne D.-W. Winnicott. D’autre part, la prison comme prisme de la psychopathologie addictive nous contraint et nous permet d’interroger l’acte comme événement fondateur.

Dans le cadre de ma recherche, le dispositif que j’ai mis en place est aménagé systématiquement autour de trois axes :

  1. l’entretien préliminaire : il est un premier tour d’horizon durant lequel les îlots du passé sont convoqués. L’histoire du patient, son parcours dans l’accomplissement addictif ainsi que la nature du passage à l’acte sont rapidement évoqués.

  2. la passation du Rorschach et du T.A.T. est successivement proposée lors des deux rencontres suivantes. La légitimité de la batterie projective est vectorisée par une formulation centrée sur la compréhension des personnes qui à un moment donné de leur histoire ont besoin de quelque chose d’irrésistible pour se sentir mieux.

  3. la restitution des tests s’ouvre sur un entretien hebdomadaire d’une demi-heure. Là, le cadre de recherche rejoint la méthodologie de la prise en charge thérapeutique classique, puisque aussi objective que se veut cette recherche elle tient compte des éléments transféro/contre-transférentiels, vestiges du passé et trésor de la relation. C’est dans ce sens que nous utiliserons par la suite tantôt le terme de « sujet » ou de « patient » qui ne doivent pas être considérés comme antinomiques.

La « neutralité bienveillante » du psychologue et son rapport avec le « setting » défini par D.-W. Winnicott (l’une comme l’autre s’inscrivent dans une continuité) constituent ce que nous pourrions définir comme cadre de la méthode, le processus étant corrélatif à l’ensemble des variables (J. Bleger, 1966).

La compréhension spartiate de l’enfermement addictif ne va pas sans sacrifice puisque pour y parvenir nous avons dû extraire huit cas cliniques en laissant dans l’ombre toute l’étendue de rencontres marquantes. Le critère principal que nous avons retenu pour constituer notre échantillon réside dans ce que la diversité de nos cas cliniques puisse refléter l’ensemble de la population des patients addictés que nous avons rencontrés dans notre pratique en milieu carcéral. Notre choix n’a donc pas retenu l’utilisation d’un seul produit puisque qu’actuellement nous ne rencontrons plus ce modèle classique, l’utilisation très particulière des toxiques ainsi que leur nature n’étant plus réduite à un produit exclusif. Nous avons maintenu à l’écart de notre échantillon ceux pour lesquels l’absorption alternative et espacée est réduite à une conduite occasionnelle. L’expérience addictive que nous exposerons repose donc sur trois critères :

  1. le besoin irrésistible et invincible de se procurer à tout prix le produit nécessaire,

  2. la dépendance psychique - sans pour autant négliger la dépendance physique (pour exemple, le sevrage brutal de l’héroïne entraîne un état de manque tout aussi insupportable sur le plan somatique) -,

  3. une appétence addictive allant dans le sens d’une augmentation des doses.

Nos huit cas - six hommes, deux femmes - sont âgés de vingt deux ans à cinquante ans. Il peut s’agir d’une première incarcération (on parle de détenu « primaire ») liée ou non à l’infraction de la législation sur les stupéfiants (I.L.S.). Seuls deux de nos huit cas font l’objet d’une condamnation pour usage et trafic de produits stupéfiants. Nos six autres cas échappent à cette catégorie pénale, la couverture addictive ne suffisant plus à éteindre l’éclat aveuglant du passage à l’acte. Les actes violents punissables et accomplis concernent alors soit directement le corps de l’autre (homicide ou moeurs), soit les bien matériels (vol ou vol à main armée) (Cf. Tableau page 28).

Dans tous les cas le « passage addictif » est rapidement amené et interrogé lors du premier entretien dans une sorte d’entrebâillement du néant pourvu d’une indescriptible banalité d’où l’écho de la drogue, presque fantomatique, prend la couleur artificielle d’une création aventureuse.

Nous n’avons pas retenu non plus les sujets pour lesquels la réalité de la consommation assouvit un flottement momentané de leur existence : le masque grandissant du déni rejette à l’extérieur - de la prison - le phénomène addictif. Il est alors difficile voire impossible de pouvoir rétablir une relation de confiance mutuelle, le désintérêt pour « l’oeil psychique » se logeant dans une lecture schizo-paranoïde de la relation dont ils ne peuvent supporter le poids. Très vite, lors de la seconde ou troisième rencontre, la forme livide et spectrale de la douleur est maquillée par l’arrêt brutal des consultations. Or pour se laisser saisir et saisir les confins de l’addiction, nous avons préféré exposer un nombre restreint de cas en privilégiant la durée de la prise en charge qui s’échelonne de trois mois à deux ans. La fin de l’investigation thérapeutique chez nos huit sujets est liée à la réalité juridique et pénitentiaire de l’aménagement de leur détention.

Loin de vouloir brosser une nosologie des comportements addictifs, nous proposons de donner au lecteur une première représentation de nos sujets sous forme de tableau. Pour ce, nous avons dégagé la variété des toxiques (que nous n’avons pas classés selon leur degré de dépendance pharmacologique), le chef d’inculpation qui a donné lieu à une mise en accusation, leur parcours pénal.

Tableau
Sujet Age Produits Inculpation Parcours pénal
Rachid 27 ans Alcool + Haschisch Homicide Primaire
Henry 50 ans Alcool + « médicaments » Homicide Primaire
Laurence 35 ans Rohipnol + CodéïneSubutex + Alcool Homicide Primaire
Christelle 24 ans Cocaïne + Subutex +Alcool + Héroïne +Haschisch I.L.S. Primaire
Sébastien 24 ans Alcool +Haschisch VolsCambriolages Récidiviste
Karim 30 ans Héroïne + Cocaïne+ Haschisch Vols à main armée, Homicide Récidiviste
Hervé 43 ans Héroïne +Haschisch I.L.S. Récidiviste
Boris 28 ans Héroïne + Haschisch + Alcool Moeurs Récidiviste