3) Approche transféro/contre-transférentielle

Je me souviens de la difficulté que j’avais éprouvée après « certains » entretiens à retranscrire, le plus fidèlement possible, l’espace de la rencontre. Un blanc représentatif m’envahissait prenant forme dans l’allure précipitée de mes comptes-rendus. Du patient que j’avais reçu en consultation, il ne me restait rien, aucune trace, du moins en image. En deçà des mots, j’éprouvais un mal-être, car prise dans le paradoxe ; penser (à) ce rien. Il est indéniable que nous nous trouvons là aux limites d’une clinique associative, ce qui a fait germer chez certains cliniciens l’idée que l’on ne pouvait réellement parler de transfert en matière de « toxicomanie » puisque très vite le cadre de la rencontre infesté d’éléments morbides signent l’échec thérapeutique. C’est en dire long sur la nature défensive de la position contre-transférentielle qui, à son tour, jette le voile blanc (ou un « rien-figurable ») de la rébellion sur le patient dépendant élu comme figure du doute. Quand on a pour souci de s’atteler à la tâche ingrate du soin psychique avec des patients addictés, il nous faut nécessairement travailler avec - et non dans - la pulsion de mort. La tâche qu’il nous faut anticiper c’est celle de vivre, plus qu’exister, en face d’un héros thanatique ne cessant de vous annoncer la proche apocalypse. Cette mortification de la psyché peut provisoirement s’étouffer dans la mesure où le dedans du cadre est habité par un projet de vie. Ce en quoi je rejoins l’hypothèse de B. Duez22 selon laquelle le cadre comme élément immuable, fixe, est détenteur, dépositaire de la pulsion de mort. Aspect que l’on peut établir en relation à la capacité de « jouer/déjouer » avec la limite dans l’économie psychopathique.

Le temps inaugural de l’impensable présente un avantage puisqu’il délimite un espace déshabité et intemporel. A. Green (1986b, p. 31) donne au « rien » une valeur d’existence : ‘« Ce négatif n’est pourtant pas que négatif car il renvoie à ‘l’ayant été n’étant plus’, à moins de supposer qu’il se réfère à un ‘n’étant jamais parvenu à l’existence’. Différence entre ce qui est mort et ce qui n’est pas né. Aporie de ce qui, s’annonçant comme « rien », fait exister ce « rien » autrement inconcevable’  ». Cette rupture du lien avec soi-même et avec l’autre, P. Aulagnier (1979) en témoignait l’humaine condition : «  ‘L’aliénation concrétise une tentation qui a été et reste présente dans l’activité de pensée de tout Je : retrouver la certitude, exclure et le doute et le conflit’  » (p. 58). Elle ajoute que le travail de l’analyste n’est pas de détourner son regard de sa propre méconnaissance mais de rendre pensable l’état d’aliénation qu’elle définit comme ‘« l’ignorance totale de la part de celui qui en pâtit’  » (p. 258). Autrement dit, en articulant ces deux valeurs du négatif chez P. Aulagnier et A. Green, nous trouvons une manière de déchiffrer la mort de la pensée comme moyen de préserver et de méconnaître ce qui dans le passé est survenu comme un accident incommunicable, donné à éprouver abusivement sur la personne du thérapeute. La reconnaissance de cet événement, et de surcroît la reconnaissance de la participation du sujet à l’événement, n’est-elle pas la demande qui anime la massivité voire la passion transférentielle ?

Ph. Jeammet (1995) a travaillé les difficultés représentatives des sujets addictés, le thérapeute-persécuteur/persécuté endossant les propriétés de l’objet de dépendance. Il laisse entendre la rigidification et l’accentuation des phénomènes de clivage qui conduisent à l’enfouissement d’un espace non intégré du reste de la vie psychique. R. Roussillon (1991) a formulé la manière dont se réintroduit dans le transfert une partie historiquement « clivée et autistisée » du reste du Moi : «  ‘Le transfert passionnel - central ou latéral, sur l’analyste ou sur le cadre psychanalytique - est l’une des manières dont se réactualisent dans l’analyse les conditions historiques ou certaines conditions historiques ‘traumatiques’ qui ont abouti à l’organisation d’un clivage du Moi ’ » (p. 220).

Nous ne pensons donc pas dénaturer le processus du transfert en le nommant et en affirmant son champ d’application chez nos sujets addictés. Nous nous situons aux antipodes d’une clinique dogmatique (et prétentieuse) faisant du transfert l’apanage d’une structuration suffisante et nécessaire du Moi. S. Freud (1905a) dans une formulation plurielle parle d’ailleurs des transferts : ‘« la cure psychanalytique ne crée pas le transfert mais ne fait que le démasquer comme les autres phénomènes psychiques cachés ’ » (p. 88). D’autre part, la manière dont D.-W. Winnicott (1955) aborde l’expérience de dépendance réinterprétée dans le transfert nous permet d’intégrer ce qui se joue dans l’expérience addictive et dans l’assujettissement carcéral. Il conçoit une relation « d’empiétement » qui rompt la continuité de l’être à une période où le processus de différenciation ne fait qu’émerger. De-là le concept du self est préféré à la conception psychanalytique du Moi dans le souci de se démarquer du conflit névrotique et pour souligner la nature du transfert porté essentiellement par les résurgences d’états archaïques du narcissisme : ‘« Ce travail élargit le concept du transfert puisqu’au moment de l’analyse de ces phases, le Moi du patient ne peut être considéré comme une entité établie : il ne peut donc y avoir névrose de transfert, car, pour cela il est indispensable qu’il y ait un Moi et même un Moi intact, capable de maintenir ses défenses contre l’angoisse issue de l’instinct après en avoir accepté la responsabilité’  » (p. 280). Un peu plus loin D.-W. Winnicott ajoute qu’« ‘il est possible de se laisser guider par l’inconscient du patient dans ce type de cas tout comme dans l’analyse de la névrose’  » (p. 281).

En considérant une indépendance de la ligne narcissique dans la relation d’objet, H. Kohut (1971) développe, à partir du travail thérapeutique, les différents types de « transfert en miroir », et ses précurseurs, le « transfert idéalisant », dans lequel le soi grandiose est projeté sur le thérapeute idéalisé. Nous y retrouvons les déceptions soudaines et intolérables produites par l’objet à l’époque où l’imago de la mère idéalisée était fusionnée avec le Self de l’enfant. L’indépendance de la structuration narcissique est certes discutable, mais nous pensons qu’elle ouvre la scène relationnelle sur laquelle s’appuie la logique des patients addictés dans la mesure où les recours narcissiques n’apparaissent pas sur un mode transitoire, mais contribuent à dénoncer la défaillance importante des aménagements narcissiques liés en particulier à la trop grande perméabilité des frontières dedans/dehors. L’idéalisation constitue un élément essentiel puisqu’elle connote le sentiment de continuité d’existence (face, jadis, aux dérapages et aux menaces d’intrusion de l’objet sur le sujet) qui peut aller jusqu’à l’enfermement du sujet d’où l’investissement objectal est exempt. L’univers carcéral - support de disqualifications morbides ou d’investissement mégalomaniaque (« le caïd ») - développe cette métaphore, en miroir, par son système clos momentanément nécessaire, le contenant prévalant sur le contenu.

Ces mobilisations thérapeutiques extrêmes nous ont amené à réinterroger l’espace de la prise en charge. Un dispositif groupal23 semble davantage privilégier une dynamique associative car il peut figurer une ‘« clôture spatiale dont l’enveloppe corporelle est la métaphore (opposition dedans/dehors) et la plénitude comblante dont le paradigme est le sein (opposition vide/plein)’  » 24.

De l’autre côté de la massivité transférentielle, le contre-transfert peut aussi être refusé parce qu’il constitue un moment fusionnel extrêmement confus. Travailler avec cette phase symbiotique nous semble une condition sine qua non de la rencontre thérapeutique. C’est en tout cas ce que suggère H. Searles (1973) dans la psychothérapie de patients névrosés ou psychotiques : ‘« Ce que l’analyste offre au patient de nouveau et de thérapeutique, à cet égard, c’est qu’au lieu d’éviter le développement d’une dépendance symbiotique et réciproque avec le patient, il l’accepte’  » (p. 13). Ce n’est donc pas un hasard si la problématique addictive a contribué à toute une série d’interprétations cliniques et thérapeutiques divergentes tendant à reconsidérer l’expression du transfert : ces écarts font surgir l’activité de déliaison (du lien à l’objet), effet du travail de la pulsion de mort. Ce n’est pas par hasard non plus si un foisonnement d’écrits psychanalytiques s’est intéressé à la clinique des états-limites du narcissisme et plus récemment du négatif. Cette recrudescence conceptuelle, remise au goût du jour, permet de saisir la prégnance de l’emprise de la pulsion de mort, qu’il n’est plus question de passer sous silence. Travailler les vicissitudes et les avatars des situations de rupture reste une contrainte inconfortable car nous poussant à entrevoir l’insaisissable de notre existence : la limite de nos outils, de notre pensée.

R. Moury (1989) ébauche la double rencontre diachronique, celle du patient et celle de l’analyste, nécessaire à la reconnaissance de la réalité psychique du patient : «  ‘De tels patients poussent les analystes aux limites de leur fonctionnement psychique et il leur faut, comme le préconisait Bion, abandonner tout souvenir, tout désir, et surtout toute application d’un savoir théorique pour se porter (...) à l’écoute de la relation d’inconnu : la sienne et celle du patient’  » (p. 161). Par ailleurs A. Green (1974) propose un modèle théorique pour interpréter le déplacement des conflits intra-psychiques à la limite du champ psychique. Par la suite (1982), il décrira la relation d’apparence fusionnelle visant à entériner le contenu dépressif. L’investissement de ‘« la limite dehors/dedans a servi d’occultation aux conflits qui se jouent au sein du dedans ’ » (p. 274).

Le blanc, le vide, l’inconsistance de la pensée sont évocateurs de la discontinuité primitive contribuant à une mise à mort ponctuelle des contenus psychiques. Nous n’irons pas plus loin dans l’analyse théorique du vécu transféro/contre-transférentiel puisque notre parcours nous permettra de reprendre ces différents axes conceptuels. Je voudrais pourtant retenir ici un aspect, celui du cadre. Il n’est pas superflu d’esquisser quelques remarques concernant le cadre pénitentiaire. Nous avons jusqu’ici traduit les processus engagés dans la relation de soin (sur laquelle s’abouche la situation de recherche). Il nous faut maintenant tenir compte du « monde fantôme » 25 carcéral, et ce, pour au moins trois raisons : la première est que nous nous apercevons dans le parcours de nos patients que la période d’incarcération fait, à elle seule, germer la nécessité d’une demande de suivi psychologique. La deuxième raison est que le cadre de consultation, en prison, ne peut être maintenu comme un invariant. Il doit répondre aux exigences du cadre pénitentiaire qui doit, lui, être reconnu comme immuable26. Une troisième raison qui nous préoccupe plus encore est la manière dont les patients ramènent les règles et valeurs de la prison lors des entretiens, le cadre n’étant plus un arrière-fond mais le « processus »27.

Notes
22.

Communication personnelle.

23.

Ravit M. et Vacheret C., 1998.

24.

Kaës R., 1976a, p. 57.

25.

J’emprunte le terme à J. Bleger (1966) qui aborde la signification symbiotique du cadre : “ il nous faut admettre que les institutions et le cadre constituent toujours un‘ monde fantôme’, celui de l’organisation la plus primitive et la moins différenciée ”, p. 260.

26.

Je prendrai pour exemple les horaires des consultations qui peuvent changer d’une semaine sur l’autre, parce que le détenu est mis au quartier disciplinaire, ce qui nécessite l’intervention d’un surveillant - souvent surchargé - pour aller le chercher, parce que le détenu travaille aux ateliers et ne peut laisser son poste vacant - à certaines heures - pour ne pas gêner le travail des autres, etc.

27.

J. Bleger (1966) définit le cadre comme une constante, un non-processus, à l’intérieur duquel le processus a lieu. L’ensemble des facteurs du cadre (horaire, paiement, lieu, temps,...) offrent une permanence, un arrière-plan, une Gestalt, idéalement normale qui permet ainsi l’analyse du processus analytique.