4) Aux limites du cadre

Ce n’est pas d’un élément surajouté dont nous voulons traité, mais d’un élément, non des moindres, qui peut figurer une surface limitante, un premier contenant. L’indépendance, relative, du soin en milieu carcéral est un postulat commun à toutes les équipes soignantes travaillant dans ce secteur. Cette représentation commune apparaît comme le socle de l’édifice institutionnel, protégeant des reliques de l’horreur et du chaos. L’établissement d’un tel consensus, destiné à préserver la continuité des soins des attaques dénarcissisantes, n’est pas étranger de l’organisation collective défensive que R. Kaës traduit sous le terme de « pacte dénégatif » 28. C’est donc du « relatif » dont il s’agit, sans glisser dans les méandres d’une analyse de l’institution pénitentiaire.

C. Balier (1988), un précurseur du travail clinique en milieu carcéral a montré combien l’aire thérapeutique contribue à redoubler le pare-excitations externe que représente l’enceinte pénitentiaire. Le cas de Karim est exemplaire à cet égard. Après dix-huit mois d’errance suite à un « vol avec violence » où la drogue apparaît dans une causalité directe, Karim se livre à la police. Dehors durant ces derniers mois, il se décrit dans un quotidien sans cesse menacé : « Je devenais parano, je n’avais même plus confiance en mon ombre ! Je tapais dans la came pour oublier, mais ça revenait sans cesse et de plus en plus fort. J’avais des papiers d’identité d’emprunt. Je ne pouvais même plus aller voir ma famille. J’étais profondément seul ».

De manière caricaturale, on peut avancer qu’à la peine-ombre menaçante et floue, Karim a préféré lui substituer les murs repérables de la prison pouvant porter son assujetissement paranoïde. L’héroïne, qui, dans ce contexte contribue à dissoudre l’identité physique et psychique ne suffit plus à apaiser son état d’angoisse notoire. Sans jeu de mots malséant, « devenir une ombre » amène au constat « de venir à l’ombre ». Ombre qui n’est plus celle du Moi et de l’objet, mais qui vise alors à protéger de l’expression aveuglante des angoisses d’anéantissement. Ce n’est qu’à l’intérieur, en prison, que l’extérieur peut être nommé irrésolument plus traumatique que son propre enfermement psychique. L’attaque et la menace d’intrusion sont avec habileté reconnues car elles viennent de l’extérieur. De la position d’infans (qui ne parle pas) et d’ignobilis (étymologie latine : ceux qui ne sont pas nés citoyens) Karim passe à une position de détenu, par l’» opération pénitentiaire » qui qualifie ses contenus.

Le redoublement du cadre carcéral, cadre soignant, doit-il être appréhendé pour autant comme la surface bipolaire du pare-excitations ? Un bref détour quant à la nature du système se doit d’être posée.

S. Freud (1920) nous indique : ‘« Ce moyen consiste en ce que la surface la plus extérieure, se dépouillant de la structure propre à tout ce qui est vivant, devient pour ainsi dire anorganique, se transforme en une sorte d’enveloppe ou de membrane destinée à amortir les excitations, à ne laisser parvenir aux couches les plus profondes, ayant conservé leur structure vivante, qu’une partie de l’intensité dont disposent les énergies du monde extérieur’  » (p. 69). S. Freud met en évidence la même nature de l’enveloppe externe qui devient protectrice en perdant ses qualités de vivant.

Or cadre pénitentiaire et cadre soignant ne sont pas issus l’un de l’autre et de nature très différente. L’historique de l’implantation des services médico-psychologiques nous l’apprend29.

Si pare-excitations il y a, c’est à n’en point douter, nous pensons le trouver au sein même de ces deux entités ayant chacune une double surface limitante et de même nature : cellule-prison, cadre psychothérapeutique - S.M.P.R. La distinction a son importance sans quoi répression et soin s’empiètent réciproquement. C’est d’ailleurs bien ce que nous font jouer certains patients qui tentent de brouiller les limites des systèmes pour que se maintiennent confondues les pellicules de protection. Grâce à une différenciation non dommageable des deux systèmes, les frustrations anciennes, que réactivent l’empreinte carcérale, vont être invitées spontanément dans la relation thérapeutique. « Ici nous ne sommes que des numéros d’écrou » ou encore « je retourne chez moi » (je retourne dans ma cellule) marquent un constant besoin de dépendance colorant la qualité du contact qui oscille entre une angoisse de persécution ou d’abandon.

La non élasticité du cadre carcéral, son apparence indestructible et puissante (s’imposant comme un dehors/dedans insatisfaisant parce qu’incontournable, ineffaçable) est l’effet majeur du « panoptique » comme dispositif de contrôle absolu : ‘« Le pouvoir doit être visible et invérifiable. Le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé, mais il est sûr qu’il peut toujours l’être (...). La surveillance est donc permanente dans ses effets même si elle est discontinue dans son action’  » 30. L’oeilleton aménagé dans chaque cellule, cercle de l’emprise du regard, voile en même temps que dévoile la présence potentielle de l’autre. Autre qui n’est ni présent ni absent mais les deux à la fois. Cette dynamique nous la retrouvons dans le va et vient qui rythme la relation à l’objet addictif. Une grande majorité de toxicomanes ou d’alcooliques trouvent en prison, un moyen radical d’enrayer leur conduite de dépendance, chose que ne permet pas semble-t-il l’adhésion à un programme de sevrage en institution associative. Il est peu probable que ce constat soit seulement lié aux effets interdicteurs du système répressif : il est toujours possible dans la réalité de se procurer quoi que ce soit par des moyens détournés. Une des réponses semble plus liée à la certitude de la constance que met en oeuvre , sur le plan figuratif, l’objet carcéral. Le rapport de domination qu’induit le dispositif punitif est traversé par des méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps. M. Foucault (1975) dénombre, au fil du temps, les techniques coercitives ininterrompues et constantes visant, au niveau mécanique, le contrôle des processus de l’activité : gestes, attitudes, mouvements. Ce rapport d’utilité, coûteux et violent F. Kafka en offre une autre interprétation dans « La colonie pénitentiaire ». Il dépeint l’exécution des condamnés à l’aide d’une herse qui grave de plus en plus profondément sur et à travers la peau, l’article violé de la loi. L’inscription est déchiffrée par le détenu, mais de l’intérieur, c’est-à-dire à l’aide de ses plaies, par la peau qui saigne.

Ce que la topologie carcérale souligne avec certitude est que le corps du détenu fait partie de l’espace carcéral. Tout doit répondre à une exigence vitale : maintenir l’immobilité, ce qui, en reprenant la configuration du cadre de J. Bleger, traduit l’appartenance du corps au cadre (non-Moi) carcéral. Point n’est donc surprenant d’observer l’apparition d’automutilations (coupures ou estafilades le plus souvent des avant-bras) qui semblent être alors le seul moyen d’attaquer l’immuabilité du système tout entier. Rien d’étonnant non plus de constater toute une culture du tatouage où la peau support électif, traduit et trahit, l’expérience d’inscription.

L’association du corporel renvoie à ces temps primitifs où le Moi-corporel, en reprenant la configuration du Moi-peau, n’est pas différencié sur le plan figuratif. Aussi chaque élément du système (le surveillant, l’avocat, l’expert mais aussi le psychologue) peut être identifié à des organes régulateurs d’une machine carcérale persécutrice qui influence le sujet (V. Tausk, 1919). Cette soumission qui crève les yeux implique une dépendance inévitable. Tenu au doigt et à l’oeil, le détenu doit renoncer à l’environnement extérieur pour se fondre dans la puissance autarcique de la prison qui n’a de cesse de repousser tout lien à l’objet (narcissisme an-objectal).

En outre, ce que le cadre pénitentiaire propose est de maintenir un contact, le plus apparent possible. Mais nos propos n’auraient aucun intérêt si nous supposions les effets du cadre venant troubler la propre organisation interne du sujet. Je pense que l’ensemble des situations qui s’y développent (état de fusion, de crise, ...) sont des répétitions dans le cadre de la partie non-différenciée des liens symbiotiques. J. Bleger (1966, p. 264) adopte le terme de ‘« compulsion de répétition la plus parfaite’  » quand il aborde la manière dont le cadre doit répondre à une exigence vitale. Cette part, la moins facilement décelable, donne à penser quelque chose du non-existant alors qu’elle existe réellement. Nous parlions de ce « rien-figurable » que nous injectent dans le décours des entretiens nos patients addictés. Ce « rien » est reproduit dans l’expérience carcérale : ‘« Ici on n’existe pour personne, nous ne sommes que des numéros’  », ou encore «  ‘le temps est mis entre parenthèses, dans ma tête les gens qui sont dehors ne vieillissent pas’  ». L’enveloppe pénitentiaire, tantôt pare-excitations tantôt surface d’inscription, demeure le réceptacle des éléments immuables de l’identité. Ces deux nominations du rien, de la non-existence de soi et/ou de l’autre satisfont un retournement de l’enveloppe (psychique projetée sur le cadre) à la manière de l’anneau de Moebius. Je reprécise que pour nos patients la solution carcérale recouvre une nécessité vitale quand l’appartenance addictive ne peut plus être investie sous un mode sécurisant a minima. Le « recours » répété au cadre pénitentiaire peut prendre alors l’allure d’une accoutumance, d’une addiction «  ‘qui, si elle n’est pas analysée systématiquement peut prendre la forme d’une organisation stable, et fournir le fondement d’une organisation de la personnalité à partir de laquelle l’individu forme un Moi-ajusté et qui prend pour modèle les institutions dont il fait partie’  » 31. Un patient me parlera de sa dernière mise en liberté en relatant, durant les premières semaines qui suivirent sa sortie, une véritable paralysie qui étouffait l’expression de ses comportements : « je rentrais vite chez moi, je pensais à la prison, c’est bête à dire mais je crois que j’étais nostalgique ».

Nous pourrions aller plus loin en soutenant l’idée, telle est notre intuition, que les moments répétés d’incarcération sont nécessaires (pour certains patients, et notamment les toxicomanes) puisque l’organisation interne ne permet pas d’intérioriser la stabilité apparente du système carcéral.

Nous n’irons pas plus loin dans l’analyse du « domaine pénitentiaire », réceptacle des différentes facettes de la non-différenciation. Ce bref passage dans « l’antre » carcéral s’imposait dans la mesure où ce qui est réfléchi par l’environnement met l’accent sur la paradoxalité des liens : le « contact » carcéral autant désiré que fui actualise des variations d’humeur pouvant s’inverser liant besoin de sécurité et danger.

Notes
28.

“ J’appelle pacte dénégatif la formation intermédiaire générique, qui, dans tout lien - qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe, d’une famille ou d’une institution -, voue au destin du refoulement, de déni, ou du désaveu, ou encore maintient dans l’irreprésenté et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet ”, Kaës R., 1988, p. 132.

29.

Les S.M.P.R. (services médico-psychologiques régionaux) ont été crées officiellement en mars 1986. Ces unités psychiatriques sont réparties dans tout le territoire national, dans les maisons d’arrêt seulement. Il en existe parfois plusieurs dans une même région. Leurs fonctionnements suivent la sectorisation psychiatrique, ils sont donc rattachés à un établissement public hospitalier. Le décret précise les attributions respectives de l’administration pénitentiaire (qui prend à sa charge le personnel de surveillance, l’aménagement et la construction des locaux, l’entretien et l’hygiène des détenus, ...) et du centre hospitalier (personnels médicaux, paramédicaux et sociaux, examens et traitements des patients). Dans d’autres pays, comme le Canada, l’Italie ou l’Allemagne la répression et le traitement sont conciliés d’une autre manière avec la création d’hôpitaux psychiatriques judiciaires.

30.

Foucault M., 1975, p. 202.

31.

Bleger J., 1966, p. 270.