Seconde Partie
L’édifice traumatique

Introduction

Ce qui transpire hors du langage dans l’approche et la confrontation à l’objet addictif est l’exportation des mouvements émotionnels n’ayant aucune valeur symbolique apparente telle que le supposent les étapes constitutives de l’organisation du préconscient. La densité et la gravité (à prendre aussi au sens d’un modèle spatial) des sensations corporelles sont ce donné à ressentir particulièrement pétrifiant qui prend le chemin de l’identification projective (M. Klein) ; se sentir démuni, inapte à comprendre voire affaibli renvoie simultanément à l’immaturité du Moi infantile du patient.

La domination de l’autre - qui n’occupe pas le terrain d’une relation d’objet mais qui est utilisé voire « ustensilisé » pour maintenir une survie - permet de façon redoutable de maintenir l’illusion d’une totale indépendance. L’enjeu de la rencontre peut prendre la forme du transfert « par retournement » que R. Roussillon (1991 ; 1999) dénomme en ce terme par opposition au transfert « par déplacement » caractérisant les différentes formes de la névrose de transfert. Les situations qu’il décrit et envisage passent par une série de formations paradoxales selon lesquelles la demande indirecte de l’analysant est d’instituer l’analyste comme le « miroir du négatif en soi »32. Ce qui n’est pas de l’ordre du représentatif revient alors sous forme clivée, l’alternative étant de faire vivre chez l’autre ce que le sujet n’a pu vivre, voir, entendre de son histoire.

Le territoire de la drogue répond en partie au besoin quasi obsessionnel d’échapper au monde objectif toujours pressenti comme une menace traumatique et, d’autre part, soutient l’effort de domination de perceptions/sensations qui restent sous le contrôle direct du sujet. Ainsi le « choc addictif » serait une manière fondamentale de rejouer - rejeter le traumatisme originel de la perte irrémédiable du sens. Les sensations induites et auto-générées camouflent, anesthésient temporairement le chaos de l’expérience émotionnelle primitive. L’effet compensatoire de la drogue reprendrait, si l’on se réfère à la pensée bionienne, des moments de fonctionnement protomental situant un mode de traitement des éléments β éprouvés mais non pensables tels quels (W.-R. Bion, 1962a). Autrement dit nous pensons que l’activité addictive satisfait une contrainte paradoxale : créer une variante d’éprouvés bruts autogènes qui balaient en même temps qu’ils supportent la trace de ce qui a été sacrifié au Moi.

Voyons comment s’isolent ces perceptions - sensations impliquées dans ce mouvement de balancier répétitif de la solution addictive.

Notre conceptualisation sera éclairée ponctuellement par des exemples cliniques et des repères projectifs. Cependant, à partir d’une présentation plus globale d’un cas, je voudrais inviter le lecteur à penser les liens entre les impasses addictives et affectives et la voie carcérale.

Notes
32.

Roussillon R., 1991, p. 218-238. Notion reprise en 1999, p. 14.