I - L’art du danger pour échapper à la mort psychique

1) Henry ou le silence de la peur

Henry a une cinquantaine d’années. C’est un homme de petite taille aux sourcils épais qui lui donnent un air triste et malicieux à la fois. Très rapidement il évoque « sa peur » à dire, à parler qui n’émane pas tant de son inhibition que de sa déception à ne pouvoir communiquer selon les règles syntaxiques et grammaticales la catégorie de ce qu’il éprouve. C’est comme ça que durant des semaines Henry va graver le cadre de nos rencontres de débordements affectifs tentant désespérément de m’atteindre. Il referme après chaque entretien la porte de la salle, me demande d’ajuster l’éclairage de la lampe du bureau qu’il ne souhaite pas trop fort, me recommande de baisser légèrement les stores pour ne pas voir ni être vu des autres détenus en cours de promenade... Autant de changements qu’il me suggère de préserver d’une séance à l’autre donnant là sa mesure à tout ce qui fait obstacle aux sensations agréables associées au besoin d’une intimité plus grande.

Je lui fais remarquer que son « besoin thérapeutique » passe par sa conviction qu’un changement de climat affectif lui semble nécessaire et peut-être suffisant pour amener « sa guérison » face au dilemme de ne pouvoir traduire en mots ce qu’il ressent. Après un long silence qu’il ressentira comme une peine capitale, Henry se lance dans une logorrhée en amenant ses maux à lui.

Henry a commencé à boire et à prendre de fortes doses d’anxiolytiques vers seize ou dix-sept ans, après une crise de « titanique ». Je l’arrête sur ce lapsus, il reprend en évoquant une crise de rhumatisme articulaire sévère où il s’est senti défaillir avec l’impression de mourir : « j’étais comme dans une cathédrale et il y avait de la lumière au fond. Je sentais mes organes à l’intérieur. Je me sentais partir ». Cette sensation aqueuse d’engloutissement, d’auto-avalement qui traduit un éprouvé de dévitalisation interne donne à Henry en permanence l’idée d’assister à ses propres obsèques. De l’autre côté de l’éprouvé, la figuration de sa détresse s’exprime dans une représentation spectrale du corps inerte. Henry ajoute qu’il a toujours connu ces crises de palpitations. Il se souvient notamment d’une « crise de paralysie », plus jeune, en regardant à la télévision une épreuve sportive. Sa mère était, pourtant, dans la pièce voisine, ponctue Henry. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Sa gorge se serra. Il sentit des contractures dans tout son corps avec des fourmillements le long de ses bras jusque dans ses mains. Il ne pouvait même plus articuler une seule syllabe. Il savait sa mère à côté mais ne pouvait même plus lui crier son malaise. Le médecin du village, qu’il a pris pour le prêtre lui donnant l’extrême onction, décide de l’hospitaliser durant un mois et demi - période durant laquelle seule sa mère venait le voir. Henry envisage avec dérision et ironie la contagion de ses symptômes que sa mère lui aurait transmis : « Elle a toujours été très angoissée, elle ne vit pas, elle ne sort pas de chez elle, elle a peur de tout. Je l’ai toujours connue malade ». Il décrit « la pharmacie » de la maison où il croisait sa mère se gavant d’anxiolytiques en tout genre. Le dit médecin de famille, qui était souvent appelé pour taire et gérer les excès d’angoisse de sa mère souffreteuse, lui avait d’ailleurs glissé à l’oreille : « vous ne pouvez pas renier votre mère, elle est comme vous, malade dans son corps parce que mal dans sa tête ».

Son retrait de la vie se noue autour d’une terrible contrainte : occuper une place qu’il ne sent pas être la sienne pour assurer sa survie. Il décrit très bien comment ni son entourage professionnel ni ses relations affectives ne lui apportent de réponses adéquates.