2) La résistance à la mort comme choix de vie ou la nécessité de maintenir l’investissement objectal

Dans son effervescence excessive, Henry s’efforce de me faire entendre sa condition de survivant du drame mortel auquel il s’est livré. Il est saisi par l’irreprésentable de cette violence qui tue dans la réalité. Il semble consommer la mort de Paule « in vivo » (il s’évanouit) mais sans figuration mentale (tendance amnésique). L’oubli - écran opaque et inutilisable - lui reste nécessaire, puisque c’est après ce temps mort (silence de l’objet et du sujet confondu) qu’Henry choisit d’échapper à sa propre condamnation à mort. Déjà se referme toute la question de l’immortalité tournée vers le suicide. Ce moment précis où Henry ne peut plus éprouver la violence radicale stimule une ébauche de différenciation : entre ce qui a été et n’est plus - l’organisation maintenue de l’illusion d’unité -, ce qui demeure du sujet en vie et de l’objet anéanti.

La tentation du néant, de la mort qui effraie et fascine, est ce que l’on retrouve aussi soudainement qu’habituellement dans notre clinique. L’en deçà de la vie, du non-être, peut être en partie considéré à partir du postulat de la pensée freudienne dans le rapport atemporel de l’inconscient et l’inaccessibilité à la représentation de notre propre mort. Si S. Freud place d’emblée le rapport à la mort en terme de négation - l’angoisse de mort comme « analogon de l’angoisse de castration » - comment concevoir ce « hors champ psychique » du côté de la solution addictive ? Une passerelle sensible est de relever le rapport avec le fétichisme, l’objet addictif intervenant comme objet suturant la pâleur initiale de la non-existence. Mais laissons pour l’instant de côté la complexité de l’inconcevable castration pour nous confronter à l’existence du hors soi vers lequel le sujet s’achemine dans une quête de représentation.

Il n’est plus utile de souligner que les aspects psychopathologiques que nous soulevons chez le sujet dépendant n’ont d’intérêt que d’interroger des comportements dissemblables propres à une même économie psychique. Actuellement la réflexion psychanalytique l’a largement précisé. Dans notre clinique la variété des passages à l’acte auto- et hétéro-agressifs rend compte d’une métabolisation endommagée ne pouvant s’acheminer vers la diachronie évolutive de l’intrication pulsionnelle. Si l’on se réfère à J. Bergeret (1984)33, on pourrait dire que l’objet reste fondamentalement vital au sens narcissique le plus primitif. Il est vécu comme imposant sa loi « lui ou moi ». Henry relate une tendre enfance soumise à une mère qui n’a pu le « pro-jeter dans la vie » (je reprends ses termes). Le meurtre de Paule relance la question. Le sens sexuel n’y demeure que très accessoire. Il s’agit pour Henry de se déprendre de l’objet, ou plus justement, de se déprendre de la relation qui l’asservit à l’objet. Observons que le crime intervient directement après une très forte consommation mutuelle d’alcool dans laquelle nous voyons au premier plan un moyen de brouiller la limite sujet/objet : feinte pour maintenir l’illusion de la relation amoureuse et en vue de pro-jeter en dehors de la dyade le lien d’assujettissement. Si la ruse addictive n’est plus opérante c’est qu’elle ne peut plus proposer un moyen de lutte vitale.

La différente nature des passages à l’acte qui ont abouti à l’incarcération de nos patients (viols, homicides, vols à main armée, usage et trafic de stupéfiants) ne concerne pas moins une remise en cause accablante et capitale de la vie de l’autre et de leur propre vie. Dans leur histoire, il y va chaque fois de changements brutaux et éprouvants scandés de deuils ou de séparations. L’errance addictive qui se joue de la vie à pile ou face ponctue cette appétence particulière à tout ce qui s’offre de mortel dans la vie. Le climat de détresse mortifère, la frustration aiguë sont paradoxalement renouvelés comme pour maintenir une terrible contrainte : se détruire toujours - ne disparaître jamais. Ce choix de vie s’instaure en négatif comme gage et cage de sécurité. L’incarcération semble le reflet de l’assujettissement psychique dévié sur le corporel (Henry parle de « prison dorée » construite dans son enfance).

Dans toutes nos configurations cliniques, le mécanisme dominant souvent invoqué est la nécessité de revenir au négatif de la vie, c’est-à-dire à la mise à l’épreuve physique et morale du travail psychique qui appartient à la sphère de Thanatos. L’objet d’addiction draine la résurgence de l’excès : de privation et/ou de consommation.

Je pense en particulier à Christelle et sa fascination irrépressible à l’égard du danger. Elle reparcourt aisément les différents tracés des drogues dans son corps. Elle est capable de répertorier les diverses molécules chimiques et la quantité des dosages qui peuvent aggraver ou combattre son état de souffrance. Elle se rend ainsi maîtresse du point de bascule qui peut l’affranchir de la vie. Les territoires des toxiques qu’elle décrit comme un relevé géographique corporel s’imposent pour rendre compte de limites mesurables sur le plan biologique. Sa résistance physique qu’elle s’occupe constamment à mesurer concrétise une forme d’exploit : « Avec toute la quantité d’héroïne que j’ai prise et le mélange des drogues, je me demande comment je suis encore là... D’autres seraient morts pour moins que ça ». Le danger qui bat le rappel d’une réalité extra-psychique n’en demeure que mieux combattu. Cette activité de mesure des seuils de résistance, N. Zaltzman (1979) l’interprète dans ce qu’elle appelle « l’expérience-limite ». Elle définit sous le terme de pulsion anarchiste le destin mental de pulsions de mort qui travaillent à produire des frontières là où le domptage libidinal est inopérant : «  ‘La pulsion anarchiste sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l’être humain : le maintien pour lui de la possibilité d’un choix, même lorsque l’expérience limite tue ou paraît tuer tout choix possible (...). La pulsion de mort travaille contre les formes de vie établies et contribue à les renouveler. Le mouvement anarchiste surgit lorsque toute forme de vie possible s’écroule ; il tire sa force de la pulsion de mort et la retourne contre elle et sa destruction’  » (p. 49-50).

Ce modèle théorique offre un repère exemplaire à nos observations cliniques. L’histoire de nos patients nous montre combien leurs vies sont modelées par la résolution de se déprendre d’une emprise totalitaire et mutilante souvent mise à nue dans « le danger de la monotonie ». La poussée libertaire de l’acte addictif (s’assurer de la vie de son plein gré) contribue - temporairement et partiellement - à la reprise des ratés du travail psychique exigé par les pulsions de mort. La proximité de la mort expose le sujet à sa volonté de survie. La prison n’est pas épargnée de cette exigence. L’exil réveille tout aussi bien l’incarcération de la pulsion de mort que la sauvegarde de la vie. L’emprise menaçante est désormais identifiable comme un danger extérieur au sujet.

C’est en passant par la mutilation corporelle qu’Henry est assuré de rester avec sa femme, derrière laquelle on peut apercevoir en pointillé l’imago de la mère totalitaire. La dérive corporelle maintient son enfermement dans un non-choix. Sa mutilation reflète l’impossibilité d’acquérir une indépendance qui peut être aussi comprise comme un acte transgressif entrant dans l’exercice de la culpabilité. Durant ses années de vie maritale, Henry bâtit un édifice féminin chancelant, jalonné de rencontres foudroyantes et de ruptures imminentes. Sa femme légitime reste la clef de voûte de cette construction : inatteignable, elle est celle par qui l’ouvrage s’écroule avec une causalité quasi immédiate. Dans un premier temps, nous avons pu penser que la nébuleuse féminine témoignait d’une nécessité à ressentir le climat nourricier idyllique de la prime enfance. Un second bénéfice voit le jour dans la possibilité de pouvoir s’écarter, d’être suffisamment distancié de l’objet (la femme/la mère), et surtout quand on lui attribue tout pouvoir. On ne négligera donc pas l’expérience Fort/Da dont le but est de maîtriser activement l’absence et la séparation en les souhaitant. Paule, au moment du meurtre est vécue comme un semblable à bannir dans un but narcissique qui est celui de la préservation du Moi. Tuer sert d’affirmation de soi avec l’urgence de protéger l’identité. A cet égard la Planche I du Rorschach d’Henry est exemplaire : les impressions d’hostilité submergent les capacités d’adaptation de la réalité du matériel. La position dépressive appelle un vécu d’impuissance. La crainte « relationnelle » véhicule d’emblée une excitation traumatique : « Une araignée. Avec les deux crochets qui veulent vous prendre. Comme Paule qui avançait vers moi. Je ne voyais que ses mains. J’ai eu peur d’elle, c’est pour ça que j’ai tiré. Y’a eu un flash à ce moment là ».

Se soustraire ici et maintenant à l’objet fauteur d’excitations et donc instigateur de chaos met en équation le rien, le non-être rejoignant le tout34. Implicitement le « flash » s’offre comme scène traumatique, scène blanche témoignant de l’extinction pulsionnelle (principe du zéro ou du Nirvâna) et de l’effacement de l’objet jusque là aveuglant. L’attaque des représentants psychiques, la défiguration objectale comme processus de déliaison est ce qu’A. Green (1986a) décrit du creuset de la pulsion de mort vectorisée par une « fonction désobjectalisante » : «  ‘Ce n’est pas seulement la relation à l’objet qui se trouve attaquée, mais aussi tous les substituts de celui-ci - le Moi par exemple, et le fait même de l’investissement en tant qu’il a subi le processus d’objectalisation ’ » (p.55). C’est à mon avis de cette manière que l’on peut comprendre le renversement de la polarité de l’objet : tout se passe comme si l’objet devait répondre du Moi. Le sentiment de mort psychique se traduit, au moment du drame, par l’évanouissement d’Henry, donc selon un axe a-perceptif et a-sensoriel qui se substitue à l’ordre représentatif. Faire taire l’objet, dans le passage à l’acte, révèle l’impossibilité de s’en distraire. La disparition de l’objet s’emboîte à la sensation du désêtre. Mais nous pouvons aussi penser que l’angoisse de n’être rien pour l’objet (Paule, dans ce contexte-là) se double de la crainte d’en être détruit, avec la perspective d’un néant (l’idée du suicide) comme achèvement narcissique illimité.

Tout s’inverse donc, avec une potentialité d’amorce opérant dans le négatif. En l’occurrence, ce que le meurtre réel - et non symbolique - de l’objet impose est un évanouissement du Moi comparable à ce qu’A. Green appelle « hallucination négative du Moi » (1986a) : ‘« Le succès du désinvestissement objectalisant se manifeste par l’extinction de l’activité projective qui se traduit alors surtout par le sentiment de mort psychique qui précède parfois de peu la menace de perte de la réalité externe et interne’  » (p. 58). Ce que l’auteur traduit et qui nous semble capital amène à distinguer le choix d’objet en fonction de la visée désobjectalisante (par déliaison propre à la destructivité) ou objectalisante (par liaison propre au travail d’Eros). Ce qui nous conduit, avec A. Green, à garder en mémoire l’idée plus précise du choix d’objet comme révélateur des pulsions.

Dans notre population, nous observons de tels passages à l’acte violents (viol, attaque à main armée, homicide, ...) qui se produisent dans un parcours croisé avec les conduites addictives. Si nous n’avons pas voulu « éclater » l’unité du champ du passage à l’acte, c’est bien pour considérer les facteurs rattachables au lien de l’objet d’addiction. Ce qui nous occupe sont la propriété, la caractéristique, la qualité de l’objet de dépendance qui, à lui seul, permet de maintenir un lien minimum quand ailleurs la vie n’est plus qu’interprétable dans le registre de la mort. D’où le paradoxe qui est d’accomplir une relation à un objet externe qui n’est plus directement en cause, mais qui devient le « révélateur » via l’extérieur d’une vie possible, même si elle ne prend plus que forme dans des activités proches de l’automate.

Ce qui nous conduit à penser avec A. Green que la relation à l’objet «  ‘ne se confine pas à des transformations portant sur des formations aussi organisées que le Moi, mais peut concerner des modes d’activité psychique, de telle manière qu’à la ‘limite’, ’ ‘c’est l’investissement lui-même qui est objectalisé’ 35 ‘. Ceci amène donc à distinguer l’objet de la fonction objectalisante, où bien entendu la liaison, couplée ou non à la déliaison, entre en jeu. Ceci justifie l’attention accordée aux théories de la relation d’objet, dont le tort est cependant de ne pas avoir clairement aperçu la fonction objectalisante pour s’être trop attachées à l’objet stricto sensu’  » 36. Il peut en résulter que c’est bien en qualité d’objet subjectif (D.-W. Winnicott) que la complexité de ce lien sera recherché.

A ce stade de notre réflexion voyons comment dans nos protocoles projectifs la mort rode voire ravage la vie psychique et représentative.

Notes
33.

J Bergeret considère ce qu’il appelle la “ violence fondamentale ” comme une violence instinctuelle primitive. On pourrait parler de l’aspect le plus originaire de la pulsion. Il insiste sur le fait qu’à ce stade primitif ce n’est pas encore d’amour dont il s’agit : les premières représentations objectales ne concernent pas d’emblée un objet sexuel. C’est la vie même qui est en question.

34.

Je m’appuie sur l’analyse de Wainrib S. (1996) qui propose de parler de néantisation en tant que processus “ auto ” qui vient donner mesure à la menace d’annihilation alors transformée en jouissance phallique. La lâcheté qu’Henry évoque dans une incapacité à mettre fin à ses jours me semble recevable en ces termes. Cf. p. 65-76.

35.

C’est nous qui soulignons.

36.

Green A., 1986a, p. 55.