II - La double polarité de l’objet dans l’expérience du traumatisme

Introduction

Dans le discours de nos patients, ce qui est inlassablement répété est l’histoire de leur dépendance, le reste ne faisant « ni chaud ni froid ».

En miroir, dans la construction psychanalytique du traumatisme nous entrons d’emblée dans le procès de la survenue d’une rencontre (psyché/soma) non dépourvue de controverses dont la cause, immuable, ne finit plus de s’agiter. Nous n’assisterons pas au procès qui opposa O. Rank et S. Freud quant à leurs argumentations réciproques sur le traumatisme de la naissance, ni même à la querelle qui opposa S. Ferenczi et S. Freud au sujet d’une conception événementielle du trauma. Le débat est houleux, conflictuel puisqu’avant tout l’accusé est une énigme : le noeud sacré de l’indécidable des origines.

Pour n’en retenir que quelques points, on ne peut oublier la célèbre lettre de S. Freud datée du 21 septembre 1897 où il écrit à W. Fliess (1887-1902, p. 190) : «  ‘Je ne crois plus à ma neurotica ’ ». Ce tournant qui eut un effet détonateur conduit S. Freud à dissocier la réalité événementielle et la réalité fantasmatique. Jusque là le traumatisme est envisagé en deux temps : une première scène de séduction vécue durant l’enfance et oubliée est réactivée dans une seconde scène non sexuelle39. A partir de 1920 S. Freud donne une conception plus économique du traumatisme qui est «  ‘une effraction dans le pare-excitations’  » (p. 71). S. Ferenczi (1934) reprend des précisions développées en 1933 (« La confusion de langue entre les adultes et l’enfant »). Il décrit la « commotion psychique » dont je souhaite extraire un morceau, terme qui a l’avantage de rendre compte de l’essence corporelle du psychisme : «  ‘Un choc inattendu non préparé et écrasant, agit pour ainsi dire comme ’ ‘un anesthésique’ 40 ‘. Mais comment cela se produit-il ? Apparemment par l’arrêt de toute espèce d’activité psychique, joint à l’instauration d’un état de passivité dépourvu de toute résistance. La paralysie totale de la mobilité inclut aussi l’arrêt de la perception, en même temps que l’arrêt de la pensée. La conséquence de cette déconnexion de la perception est que la personnalité reste sans aucune protection. Contre une impression qui n’est pas perçue, il n’est pas possible de se défendre. (...) Aucune trace mnésique ne subsistera de ces impressions, même dans l’inconscient, de sorte que les origines de la commotion sont inaccessibles par la mémoire. Si toutefois on veut les attendre alors il faut répéter le traumatisme lui-même et l’amener pour la première fois à la perception et à la décharge motrice’  » (p. 143).

Dans cette « sensibilité anesthésique » détentrice d’un paradoxe, nous supposons que le choc addictif obéit à une gestion de la vie par le traumatisme41 dont la tentative est d’amener une meilleure résolution que le traumatisme originaire en quelque sorte perdu42. On ne s’étonnera donc pas d’entendre le surinvestissement contraignant de l’objet capable d’occuper jour après jour toute l’existence sans réserve lequel va maintenir avec raffinement le narcissisme dont l’objet dispose. En cela il est permis d’admettre ce que F. Pasche (1964) décrit sous le terme d’» anti-narcissisme » : la tendance originelle du sujet à se dessaisir de lui-même pour élire un objet persécuteur qui permet un « pro-jet » du sentiment d’emprise magique. Dans le mouvement addictif cet objet doit rester dans l’étendue du dehors puisque son statut au dedans ne permet pas l’accès à une distance suffisante avec le Moi. N’est-ce pas là la véritable attente que le toxique met en oeuvre ? N’est-ce pas aussi ce qu’exprime la recherche d’excitations périphériques dans l’éventualité finalement d’amener l’objet à l’intérieur du corps ? Nous pouvons corroborer cette loi naturelle du toxique à la proposition de V. Tausk (1919) selon laquelle l’inadaptation des rythmes maternels envers l’enfant sera ressenties comme une tyrannie venant de l’extérieur. Il faut souligner que F. Pasche (1971) poursuit sa définition de l’anti-narcissisme en précisant que ces modalités répondent à des données essentiellement sensorielles, l’investissement anti-narcissique entrant au service du perçu.

Le traumatisme addictif serait donc un « traumatisme de couverture », terme que je propose pour rendre compte de sa double fonction :

  1. une fonction protectrice envers toutes autres excitations en provenance du dehors mais ne pouvant offrir une réponse aux excitations internes de façon durable.

  2. Son assimilation périphérique, utilisable aussi souvent que possible, l’appel de l’objet ne s’accompagnant tout au plus que d’une empreinte corporelle ne pouvant se déléguer dans le psychisme sous forme de représentant.

« Traumatisme de couverture » donc, puisqu’il parle d’une désorganisation topique selon laquelle le noyau inconscient tend à opérer en surface donnant à l’objet une nature psychique extra-territoriale. Ces différents aspects semblent résider dans une extrême sensibilité à trouver un système de contre-investissement corporel mécanique et artificiel, du dehors, qui se fonde en partie sur la défaillance du refoulement originaire43. Ne peut-on pas lire la paralysie corporelle concomitante à l’ingestion du produit comme l’exaltation du contre-investissement ? Dans cette perspective on pourrait croire que la « qualité » des toxiques, leurs différentes natures ou leur cumul tentent une résolution nouvelle et meilleure. La nouvelle trace du produit efface la trace antécédente avec une mesure des seuils de tolérance qui dépend grandement du niveau d’organisation antérieur, originaire. Heures après heures, l’objet est directement impliqué dans ce trauma, il en devient même un « pro-jet », mettant de côté d’autres variations psychiques autrement plus dévastatrices. Ce mouvement autarcique que seul l’objet peut engendrer écarte de ce labyrinthe tout souvenir ou espoir ne lui appartenant pas. Au gouvernement de ce système clos on assiste au constat d’une causalité circulaire du trauma ayant enfin trouvé son objet. L’accomplissement d’une neurotica44 jetant l’opprobre sur toute autre théorie psychique (les fantasmes originaires dont nous parlerons plus tard) postule à un changement de sens du trauma.

Notes
39.

Voir l’exposé de la psychopathologie de l’hystérie, seconde partie de L’Esquisse, (1895), p. 359-371.

40.

C’est nous qui soulignons.

41.

Equivalent au “ traumatisme permanent ” de la façon dont l’envisage Perron R. (1987) cité par Brette F., 1988.

42.

Dans le sens où l’entend R. Roussillon, 1987.

43.

Freud S. (1920) aborde la manière de liquider les excitations qui effractent le pare-excitations : “ L’énergie d’investissement est rappelée, venant de toute part pour créer dans le voisinage du point d’effraction des investissements énergétiques d’une intensité correspondante. Il s’établit un contre-investissement considérable au profit duquel tous les autres systèmes psychiques s’appauvrissent, ce qui entraîne une paralysie ou une diminution étendue du reste de l’activité psychique ”, Cf. p. 72. En 1937, S. Freud ressaisit dans le refoulement originaire l’importance du facteur quantitatif qu’il pense avoir négligé, Cf. p. 242.

44.

Au sens où l’entend R. Roussillon (1987), théorie qui soigne le traumatisme.