1) La boucle traumatique

- L’expérience du manque comme expérience traumatique

La peur d’être détruit (de l’intérieur et/ou par l’extérieur) trouve à sa source une angoisse fondamentale similaire à celle que décrit D.-W. Winnicott (1974) dans « la crainte de l’effondrement ». Il désigne par là un effondrement déjà vécu à l’époque de la dépendance absolue, caché dans l’inconscient45 de sorte que le Moi alors immature n’ait jamais pu intégrer l’événement traumatisant et s’en trouve à l’agonie. D.-W. Winnicott s’interroge sur ce qui meut un patient à continuer d’être tourmenté par une expérience qui appartient au passé. Il ajoute : ‘«( ...) la réponse doit être que l’expérience originelle de l’agonie primitive ne peut être mise au passé que si le Moi peut d’abord la faire entrer dans sa propre expérience du temps présent et dans la maîtrise toute-puissante actuelle (...) le patient doit continuer à rechercher le détail passé qui n’a pas encore été éprouvé. Cette quête prend la forme d’une recherche de ce détail dans l’avenir’  » (p. 39).

Il y a donc dissociation entre l’événement (du passé) et l’éprouvé (à rechercher dans l’avenir). Sous cet angle D.-W. Winnicott extrapole la crainte de l’effondrement à la crainte spécifique de la mort : «  ‘C’est la mort qui a eu lieu mais n’a pas été éprouvée qu’il cherche ainsi’  » (p. 41).

La crainte spécifique de la mort sonne habituellement chez le toxicomane avec la sensation du manque. Karim le décrit ainsi : « On croit mourir, il faut par tous les moyens enlever le manque. On est épuisé avec des douleurs dans le ventre, des courbatures dans tous les membres. Quand on commence à prendre de la drogue on sait qu’on va toujours devoir en passer par là, par le manque ». L’expérience de la douleur via l’expérience corporelle installe une situation psychique éprouvée comme indicible et impensable proche donc de l’expérience agonistique. Il en est de même dans le cas d’arrêts brutaux de consommation d’alcool entraînant tremblements, convulsions qui peuvent mettre en jeu la vie de l’individu. Dès lors l’expérience du manque, dans la sphère de la dépendance absolue, s’offre comme tentative de réécriture de la catastrophe psychique (à recopier indéfiniment). Je pense à ce titre que les changements de substances, au cours de la toxicomanie, qui vont exposer plus ou moins fortement le sujet à la sensation de mort imminente ne sont, en partie, qu’une réédition plus drastique des situations antérieures. La « mutation » du produit qui s’opère alors ne vient-elle pas couvrir une « mutation psychique » en guise de suppléance ?

Arrêtons-nous un instant sur le Rorschach de Boris. On peut observer comment la réalité actuelle, par la douleur du manque, balaie la catégorie du passé qui n’a pu s’élaborer correctement.

Boris  : Planche VII, réponse 16
« Des ombres qui crient ... la bouche ouverte, ils hurlent même. Ça me rappelle les cris quand j’étais en manque ... c’est un cri qui ne s’arrête pas ». Le registre de l’archaïque est réactualisé par le biais de l’expérience du manque qui signe, en deçà, une béance sans fond avec l’urgence du colmatage. Nous retrouvons au premier plan le recours à la kinesthésie en référence à une perception hallucinatoire.

Ce qui échappe au travail d’élaboration interne montre que la souffrance n’est pas vécue comme une émotion, un affect, mais un état. Le « je suis en manque » n’est que le négatif du manque absolu. Le langage autour des appellations des produits en dit long. La « ligne » d’héroïne (qui n’est pas sans rappeler la ficelle de la bobine dont parle S. Freud en 1920) ou la « trace » (autre appellation de « ligne ») véhicule la connaissance/reconnaissance de l’expérience d’addiction, comme si la sensation est et doit rester l’événement addictif. Cette « trace » ne vient-elle pas recouvrir celle de l’expérience qui n’a pu se faire ? Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans le jargon diverses déclinaisons sensorielles qui transparaissent dans le blanc : la neige, la blanche, le sucre, ice, poussière d’étoiles, talc... Blanc comme voile mais aussi linceul de l’événement du passé et de l’infortune à symboliser. Un patient qui manipulait le verlan comme sa langue maternelle (« il fallait tout traduire à l’envers ») s’est laissé  à me dire dans un mouvement de colère triomphant : « Mais vous ne savez pas ! le manque en verlan c’est la came ! ». Nous voyons bien, selon cette formule lapidaire et magique, comment les deux faces du même objet sont conçues dans un processus symbolique a-topique ou extra-territorial. Notons que le participe passé de « coming » (en anglais : à venir) est « came ». Je me permets de faire ce parallèle puisque de nombreux termes de l’activité addictive sont empruntés à l’anglais. Le langage ne reprend-il pas l’écrasement temporel avec un double renversement de l’objet : manque/came ?

L’expérience phénoménale du manque comme état n’en demeure pas moins qu’un pré-texte (à entendre aussi comme travail de sape défensif), autre traduction mise en acte du maelström psychique dont la pensée ne peut se souvenir. Ce qui est donc recherché dans le manque (et la came) à venir est une reconnaissance instinctive non pas d’une angoisse mais du danger. Danger du manque surtout (et de la came quand les comportements d’addiction sont travaillés après-coup) qui mobilise à lui seul toute une série d’épreuves : recherche de la drogue, mélanges des produits, prises de risques... Toutes preuves du danger convergent vers une situation reconnaissable. Si une des fonctions de la situation de danger est d’organiser une résistance à la mort (ce que soutient N. Zaltzman), nous pensons qu’elle implique nécessairement une relation d’attente maîtrisable anticipatrice de la situation traumatique. S. Freud (1926) nous rappelle que la situation dangereuse est un premier moyen de déplacement de la réaction d’angoisse dont le point décisif est l’attente du traumatisme : « La situation de danger est la situation de détresse reconnue, remémorée, attendue. L’angoisse, réaction originaire à la détresse dans le traumatisme, est reproduite ensuite dans la situation de danger comme signal d’alarme. Le Moi qui a vécu passivement le traumatisme, en répète maintenant de façon active une reproduction atténuée, dans l’espoir de pouvoir en diriger le cours à sa guise »  (p. 96). L’aménagement du lien à l’objet pourrait alors peut-être s’entendre comme un aménagement phobique raté puisque court-circuitant la représentation interne.

Notes
45.

D.-W. Winnicott (1974) précise l’inconscient dont il est question : “ Dans le contexte particulier dont je parle l’inconscient signifie que l’intégration du Moi n’est pas en mesure d’englober quelque chose. Le Moi est trop immature pour rassembler tous les phénomènes dans le champ de la toute-puissance personnelle ”, p. 39.