2) L’effet drogue : entre traumatisme de répétition et traumatisme de défense

- Du trauma oublié au trauma reconnu

«  ‘Théoriser le traumatisme est bien un moyen pour l’analyste de se soigner de la violence traumatique, du sentiment parfois de non-existence ou encore de la perte de sens que lui fait éprouver son patient’  » 47. Pour nos patients, la mise à l’épreuve harassante de la qualité du « handling » avec interchangeabilité des fonctions soignantes donne la mesure de l’extrême sollicitation contre-transférentielle. Mettant ainsi en pré-figuration, sur le cadre soignant, des ruptures d’étayages qui s’éprouvent dans la répétition transférentielle, ils s’approchent, s’éloignent à leur gré de leur partenaire soignant. En passer par-là, comme le suggère F. Brette (1988) est avant tout un moyen de reconnaître ce qui assurément se crie et reste laissé pour compte dans l’épreuve du trauma addictif.

Il y a plusieurs manières d’aborder la question du trauma dans le passage à l’acte addictif. Dans un premier temps notre démarche est de problématiser les répliques de l’objet comme substitut d’une activité transitionnelle avec un retour vers la dépendance omnipotente, moyen d’auto-réassurance de moments de débordements affectifs. Cette forme de relation plutôt transitoire que transitionnelle (J. Mc Dougall, 1996) reste sous le signe d’une revanche à prendre sur l’objet censé remplacer la fonction maternante primaire défaillante. Cette manière de considérer l’investissement à l’objet et de « faire corps » avec lui se situe dans un entre-deux : celui de l’articulation, dans les deux sens, de la psyché vers le soma, passages qui entendent rendre compte de la conception limite de la pulsion48.

En somme, s’il est clair que l’irritant problème du biologique n’est pas notre champ d’investigation, il n’est pas moins certain que le registre toxicologique réalise une instrumentation aboutissant à considérer l’ancrage limite entre le psychisme et le somatique. C’est au moins en partie ce que les psychanalystes de l’Ecole de psychosomatique de Paris ont envisagé, et plus récemment le travail de G. Pirlot (1977) qui rend compte des risques « psycho-immunologiques » pouvant se déclencher lorsque l’histoire addictive se refuse de fonctionner. L’infiltration de la dimension biologique ne nous amène-t-elle pas à proposer l’utilisation de l’objet comme moyen de traitement d’une étiologie traumatique ?

L’exploration du matériel clinique, et en particulier l’angoisse de perte surdéterminée aux Rorschach et aux T.A.T., sculpte la résidence particulière d’un objet, à retrouver au dehors, exhumant la part négative portée par « l’ombre de l’objet »49.

Le vacillement de la réalité interne mise en tension et réactualisée dans la réalité matérielle comme écho des expériences anciennes, revient à distinguer ce qui nécessairement doit rester « brouillé » dans l’expérience addictive : la qualité subjective et objective du symbole mnésique que S. Freud explicite en 1925a : «  ‘Maintenant il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou non dans le Moi, mais si quelque chose de présent dans le Moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité). C’est comme on le voit, de nouveau une question de dehors et de dedans’  » (p. 137). Un des aspects recherché dans l’expérience addictive est l’introduction d’une désorganisation de la limite des espaces internes - externes. Ce mouvement caractéristique et précieux nous offre un indice de l’inintelligibilité, de la non qualification des vécus internes psychiques remis intensément en scène dans une réalité présentée et conçue du dehors. On peut, me semble-t-il reconnaître dans ces instants de dépersonnalisation, ce que Cl. Janin (1988 ; 1996) a appelé le « collapsus de la topique interne ». L’auteur traduit ainsi une « détransitionnalisation de la réalité » de sorte que l’espace psychique et l’espace interne communiquent, le sujet n’ayant plus la possibilité d’identifier la source d’excitations.

Qu’en est-il donc de cet objet, qui par répétition compulsive, ne cesse de brouiller les frontières Moi/non-Moi, dedans/dehors ?

Un rapide détour par les « objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (D.-W. Winnicott, 1951) nous permet de trouver une aire d’expérience intermédiaire ignorant simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Par conséquent, l’essence de l’objet trouvé-créé est soumise à l’utilisation de l’illusion : ‘« Cette chose, l’as-tu conçue ou t’a-t-elle été présentée du dehors. L’importance est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question elle-même n’a pas à être formulée’  » (p. 23). Dans les conditions décrites par Winnicott, le mode d’expérimentation du paradoxe accepté garde une valeur positive permettant que ce qui est créé existe réellement. L’illusion du toxicomane n’est-elle pas d’avoir trouvé son objet ? Le manque et les sensations épidermiques qui en découlent ne suffisent-ils pas à l’établir ?

S. Freud (1920) analyse comment l’expérience de répétition fait naître le plaisir, par le jeu, de dominer une expérience de déplaisir : le départ de la mère. C’est dans un « au-delà du principe de plaisir » que chaque nouvelle répétition de l’expérience déplaisante est stimulée par la joie de la maîtrise, et en second appel, la joie de se venger de l’objet : «  ‘C’est moi qui t’envoie promener’  » (p. 54). Le jeu de la bobine permet une figuration de l’absence maternelle et une maîtrise de l’excitation considérable. Ces mouvements d’éloignement et de rapprochement de l’objet rendent compte de la répétition de l’acte addictif : la maîtrise toute-puissante de l’objet (renversement passif/actif), inversement proportionnel à l’égard d’un premier objet insuffisamment malléable qui rompt la continuité de l’être, enregistré comme « un empiétement » (D.-W. Winnicott, 1955).

Dans ces modèles, la répétition apparaît comme un moyen d’élaboration d’une expérience du passé dans laquelle l’infans était soumis à un objet enrayant « l’activité créatrice primaire » établie sur la base de l’illusion. Les métaphores employées qui ornent « l’appel » des toxiques ne sont-elles pas l’accessoire de ce qui est au coeur d’une « re-quête » illusoire ? Il est question plus exactement d’une coloration perceptive (gold, purple, angel dust, blue mist,...) qui de par sa brillance se joue, en trompe l’oeil, de l’animisme infantile. C’est déjà en dire long sur un objet qui disparaît dès que l’on s’en approche trop près, mirage qui s’étend à perte de vue quand nous savons avec quelle facilité ce jeu peut soudain basculer dans l’effroi.

Notes
47.

Brette F., 1988, p. 1277.

48.

S. Freud (1905b) recoupe les contraintes externes et internes en témoignant de l’inexorabilité des intrications entre ces deux mondes : “ La pulsion est donc un des concepts de la démarcation entre le psychisme et le somatique. L’hypothèse la plus simple et la plus commode sur la nature des pulsions seraient qu’elles ne possèdent aucune qualité par elles-mêmes, mais qu’elles ne doivent être considérées que comme mesure du travail demandé à la vie psychique ”, p. 83.

49.

Terme que j’emprunte à Cl. Janin (1996) qui en reprenant l’expression freudienne propose de situer l’histoire traumatique dans le champ de l’exposition à la première rencontre.