- Addiction et limitation de la satisfaction pulsionnelle

Derrière la quantité de l’objet, c’est sa qualité qui est en cause, ou qui en est la cause. Car les phénomènes d’addiction réitèrent avec ténacité le rôle de l’objet avec la difficulté constante d’une décharge limitée.

Une première ruse des phénomènes addictifs est de mettre en cause la place toute-puissante de l’objet. On y verrait quelques analogies avec la thèse de W.-R.-D. Fairbairn (1941) soutenant la recherche de l’objet (object seeking) occupant la première place face à la recherche de satisfaction (pleasure seeking). Mais rappeler à l’ordre l’objet de façon intempestive dissimule à peine la recherche d’un équilibre sécuritaire.

Une seconde ruse, et qui paraît essentielle, est la référence au plaisir total qui semble tenté mais jamais atteint. On peut donc comprendre que le choix des toxiques et leur alliage concilient l’aspiration au plaisir à partir de la souveraineté du produit. Le dialogue avec l’objet recouvre ce qu’il est devenu courant de souligner : sa fonction d’intrication. Si l’objet fait partie du montage pulsionnel, le rythme lancinant de la répétition signerait une double garantie : se parer de la disparition totale des mouvements pulsionnels du côté de la mort psychique, exsuder l’appel sans réserve du retour à une fusion totale avec le Ça. C’est pourquoi nous pouvons penser avec A. Green (2000) que la compulsion de répétition est une solution trouvée entre d’une part le fonctionnement pulsionnel et d’autre part la relation à l’objet : ‘« La compulsion de répétition apparaît comme la subversion du principe de plaisir à la suite d’un échec que celui-ci aurait subi dans les conditions qui lui permettent de s’instaurer et qui implique la participation de l’objet’  » (p.109).

Dans notre clinique la violence des passages à l’acte n’engageant plus la relation mercantile à l’objet addictif devrait nous éclairer. Dans l’homicide ou le viol, il est plus question d’une expérience de décharge absolue quand l’objet addictif ne permet plus une satisfaction pulsionnelle limitée qui ouvre à la dimension de la temporalité et aux vicissitudes du principe de plaisir. Le meurtre de Paule, nous l’avons vu, fait suite à un éprouvé blessant (son désamour à l’égard d’Henry) qui ne peut être dissout et tempéré par l’apport d’alcool ou de médicaments. Le meurtre est suivi d’un moment d’évanouissement. Il en est de même pour Laurence qui ne parvient pas à se remémorer son crime. Elle se souvient avoir pris toutes sortes de traitements avant le drame, mais ressentait toujours cette tension interne qui n’en finissait plus.

Quelques éléments tirés de l’histoire de Boris peuvent nous aider à mieux comprendre ce qui est promis et compromis dans l’obstacle addictif.

Boris fume du haschich dès quatorze ans. A dix-huit ans il commence à prendre de l’héroïne d’abord occasionnellement puis quotidiennement, le haschich ne lui suffisant plus pour pallier « ses angoisses ». Il attend de cette substance « un vrai soulagement de la vie » qu’il dit avoir reçue « comme une claque en pleine figure ». Ne semblant pas vouloir s’attarder sur ses souvenirs d’enfance, il évite la question : « Je n’ai plus de mémoire, l’héroïne m’a tout pris ». Comme dans du coton, cette nouvelle rencontre « le calme », « l’aide à ne pas disjoncter », lui procure un bien-être qu’il ne peut attendre et concevoir en dehors d’elle. S’il n’a plus de mémoire, son corps, lui, est une surface d’écriture de tragiques moments. Des entailles profondes qu’il s’inflige « quand ça fait trop mal dans la tête », Boris en parle comme d’une seconde soupape de sécurité, quand les drogues ne lui suffisent plus à trouver un apaisement. Sa dernière condamnation pour viol et tentative de viol l’amène à s’interroger sur sa conduite de dépendance. C’est à peu près comme cela qu’il me formula sa demande. Il pensait jusque là que la drogue pourrait verrouiller sa violence, son mal à être. Il exprime son quotidien en prison qui lui permet davantage de gérer ses exubérances : « Dehors c’est la jungle, ici on sait au moins comment ça se passe ». D’emblée, les deux scènes qu’il m’exporte comme une cascade d’événements inattendus, dénoncent la violence de ses actes après un recours inopérant à la drogue : « Je sentais une tension énorme. J’ai tout pris durant quinze jours pour me défoncer : alcool, médicaments, héroïne, cocaïne, haschich. Ça ne me calmait même plus. J’ai vu une femme, je l’ai attrapée. Elle s’est sauvée. Une autre est arrivée - le laps de temps entre les deux agressions est gommé - je l’ai frappée puis violée. Je me suis mis à pleurer. Je me sentais tout petit ». La douleur, dans le viol, passe par l’autre, avec une spontanéité itérative qui semble s’accomplir indépendamment du principe de plaisir. C’est en tant qu’acte - décharge que s’accomplissent les agressions dont la coloration sexuelle n’est que secondaire. Dans ces conditions, nous sommes frappés par l’anonymat de la victime, disqualifiée, ce qui n’est pas le cas dans l’appétence addictive qui tend à requalifier le caractère original voire unique d’une substance. Il y a là une nuance à introduire entre la fonction « routinière » du toxique qui n’est donc plus applicable lorsque l’activité pulsionnelle vise à défaire à déqualifier l’investissement. Comme pour s’en protéger, on peut penser que l’objet-drogue suffisamment investi préserve du risque qui met en cause l’absence absolue. A la différence des attentes de l’ordre addictif, prometteur d’un plaisir à venir même s’il ne parvient à s’instaurer, les scènes d’agressions forment un autre bloc significatif de la défaillance des processus d’objectalisation avec une activité pulsionnelle régie par le nirvâna, qui à ce propos n’est pas l’équivalent du principe de constance52. Entre investiture et révocation spasmodiques, l’expression addictive ne tente-t-elle pas d’établir un pont vers l’objet, issue extérieure et passionnée lorsque la configuration pulsionnelle invoque une pure déliaison ? Dès lors la compulsion de répétition qui paraît autant indomptable que stérile peut être une réponse, comme l’indique A. Green (2000), ‘« à une demande de retour - plus que de régression - sur un processus d’objectalisation bloqué’  » (p. 104). Car si l’addiction implique grandement la diffluence énergétique, elle remplit avant tout une fonction d’attente avant d’être expérience de décharge. Le manque fait naître l’espoir d’une satisfaction, la recherche d’un plaisir tenté même s’il se refuse, cause nécessaire et suffisante pour perpétuer à nouveau l’investissement de l’objet conforme à cette promesse. Sous l’effet d’une carence biologique, indice du manque, ce dernier va devenir une valeur de référence. Certes, le manque n’est pas l’absence mais le secours de l’objet fera taire ce hiatus à l’acmé de la catastrophe. Ce que tente la figure addictive est donc d’instaurer un indice de liaison vers l’objet, liaison qui s’inscrit dans le registre biologique renvoyant au toxique porteur de la moitié manquante. La recombinaison qui se forme ensuite ne devient-elle pas une métonymie des modalités de liaisons internes qui président à l’activité de penser ? Il ne s’agit pas moins qu’un renversement en son contraire et un retournement contre soi qui dans ce cas entrent au service d’une instauration objectale non objectalisable.

La mise en scène d’un plaisir total et sans limite se présente ainsi dans le protocole du Rorschach de Rachid.

C’est un jeune homme très séducteur qui multiplie les activités journalières proposées en prison. D’une grande audace pour saisir ce qui se passe autour de lui, il n’est pas moins curieux de comprendre ce qui anime ses exigences internes. Quand il ne supporte pas le silence, sa pensée s’emballe et il gesticule sur sa chaise. Précocement il développe une activité intellectuelle qui ne lui laisse aucun répit. Toujours assoiffé de connaissances, il se surpasse exagérément dans l’acquisition de savoirs qui lui servent de certitudes. Ses apprentissages ne sont donc pas uniquement un terrain intermédiaire d’entente, ils sont aussi supposés attirer l’attention de son entourage de manière équivalente à ce que S. Ferenczi (1923) observe dans « le rêve du nourrisson savant ». Outre les bénéfices narcissiques, son addiction intellectuelle semble se loger dans l’entretien d’une excitation indispensable au maintien de son sentiment d’exister. Nous retrouvons dans le matériel projectif un aspect quantitatif flagrant (60 réponses) parfois au détriment de la qualité du lien.

Une majorité de réponses est dominée par des représentations floues ou en mutation avec l’évocation de sensations, d’éprouvés envahissants. On y découvre une exploration objectale partielle, des modalités défensives visant la neutralisation pulsionnelle et un décalage entre sa position effective et ses exigences idéales. L’angoisse de perte exacerbe des impressions d’emboîtement ou d’auto-emboîtement (réponse 13 : « Un crabe qui se transforme en scaphandre »), avec retour à l’unité originelle (réponse 15 : « Un foetus, il est recroquevillé sur lui-même »). La représentation de l’hippocampe, animal fabuleux mi-cheval/mi-poisson, seule espèce où le mâle possède une poche incubatrice, nous renvoie plus directement au mythe de l’androgyne platonicien dont se sert Freud pour introduire le narcissisme.

La dernière réponse du test, avec une formalisation globale du stimulus, n’interroge pas moins la conception de combinaisons dont l’agencement livre l’interdépendance de deux moitiés. Lors de la passation, d’abord, il est question d’Icare. Puis à l’enquête, le corps d’une femme s’y superpose. L’interprétation mythologique n’est ici pas superflue. La légende53 dit que Dédale, père d’Icare, eut l’idée de fabriquer pour lui et son fils des ailes en cire afin de sortir du labyrinthe. Dédale lui recommanda de ne pas voler trop bas ni de s’élever trop haut. N’écoutant pas les conseils de Dédale, Icare s’approcha si près du soleil que la cire fondit précipitant l’imprudent dans la mer. Cette version du mythe offre une formidable métaphore de l’utilisation de l’objet chez le sujet addicté. Les ailes, porteuses de survie sont détournées de leur utilisation. Elles deviennent l’attribut qui permet d’atteindre une satisfaction absolue. On peut interpréter les recommandations de Dédale comme un guide de bon fonctionnement du principe de constance « ni trop haut ni trop bas ». Le point essentiel est le rétablissement d’un régime énergétique favorable qui peut être menacé soit lorsqu’il est trop abaissé (décharge) soit parce qu’il tend à s’accroître (états d’excitations). L’idée suppose que le fonctionnement ne doit pas être entravé pour permettre à Icare de sauver sa vie (psychique). Le tribut de l’ignorance de cette fonction prophétique est lourde de conséquences. La clarté aveuglante d’une satisfaction absolue et brûlante conduit à l’extinction totale, au non-vivant. D’autre part, la fascination à l’égard de l’objet rend toute autre stimulation sensorielle (visuelle) inopérante. N’est-ce pas là l’attachement traumatique qui est mis en cause ?

Nous constatons de façon beaucoup plus évidente chez les personnes dépendantes aux opiacés que si les premières rencontres avec le produit - il s’agit d’ailleurs souvent de la première rencontre - font naître des sensations de plaisir intense, très rapidement au cours de leur histoire addictive la recherche de drogue prend une autre dimension : « redevenir normal » c’est-à-dire ne pas être en manque, même si dans les coulisses c’est le « flash » qui est convoité. La capture du plaisir intense peut d’ailleurs justifier le changement de mode d’administration (le sniff sera délaissé au profit de l’injection - le shoot - potentialisant la récupération du premier plaisir) ou la tendance à augmenter la dose.

Une autre possibilité reste encore, c’est le discours de Christelle, de trouver « la poudre la plus pure possible ». Chez les patients alcooliques ou pharmaco-dépendants, le manque, aussi incontournable, instaure plus ouvertement un souci d’effacer le déplaisir plus que la conquête d’un plaisir suprême. Dans les configurations cliniques que nous observons, il y va chaque fois d’un manque qui doit être satisfait mais aussi d’une indétermination de ce qui dans le manque doit être satisfait. Nous pouvons deviner sans prétention que le besoin compulsif de satisfaction a pour effet, d’une part la décharge qui amenuise la possibilité d’une conservation psychique, mais d’autre part, implique et fonde le report, la différance 54, l’attente en retour de l’espoir. En cela la fonction de l’objet a une valeur d’apprivoisement. Le temps de l’espoir succède au temps de l’insupportable avec comme figure, l’anticipation. Dompteur du temps et des investissements qui font varier les nuances de l’objet, le fonctionnement addictif crie ce qui manquera toujours à l’objet, ce que souligne la répétition. Cette logique de dépendance qui donne espoir de retrouver, rattraper, rattacher quelque chose de nouveau a une fonction de « mémoire amnésique » (A. Green, 2000) faisant coïncider une potentialité d’accomplissement en même temps que ce qui se refuse au plaisir. Paradoxalement donc, est l’investissement de la souffrance qui dit que l’objet n’est plus là mais qu’il a déposé des traces, grâce à quoi la perte de l’objet n’implique pas la perte définitive de son capital d’investissement. En ce sens, je souhaite emprunter à P. Aulagnier (1989) le terme de « pare-désinvestissement ». Je pense qu’il rend compte, dans le champ des pathologies addictives, de l’inéluctable soumission au diktat de l’objet qui préserve, en contrepartie, du danger de Thanatos : «  ‘Une des tâches du Je, dès son avènement, sera de prendre partiellement en charge cette fonction de pare-désinvestissement afin de se protéger d’un mouvement de désinvestissement dont la réussite comporterait l’évaporation (terme que j’ai emprunté à Orwell pour décrire l’action de la pulsion de mort) d’une expérience, d’un moment relationnel dont ne resterait aucune trace dans sa mémoire, même pas celle du mouvement qui l’a détruite’  » (p. 11).

Si l’on revient au jeu de la bobine, S. Freud observe que la première séquence du jeu (jeter, faire disparaître l’objet) est plus souvent répétée comme un jeu que l’ensemble du jeu (jeter/ramener l’objet). Ici la répétition du jeu implique la répétition du manque. Dans la problématique addictive, on pourrait imaginer que l’enfant n’a pu trouver un bout de ficelle qui lui permette de ramener l’objet. Dans le jeu de la bobine, la ficelle est le lien mais aussi l’écart qui permet de différencier le sujet (acteur du jeu) et l’objet (agi). Dans l’expérience addictive le sujet permute sa place avec celle de l’objet. Ainsi « la ligne » ou « le trait » semble à la fois tirer un trait et la ficelle non plus de l’objet mais du sujet comme nouvelle version de l’objet. A. Green (2000) rappelle que le jeu de la bobine consiste à réinclure l’exclusion qui est relancée au sein du psychisme, le dehors du monde extérieur pouvant alors se différencier du dehors interne localisable. La matrice addictive ne tente-t-elle pas de redéfinir cet « au loin » indéfini qui aspire tel un gouffre ? Cet « au loin » n’est-il pas ressenti, devenant, par la sensation, un dehors récupérable dedans ?

Il nous est impossible d’isoler dans la clinique l’indice à l’origine du surgissement de l’infernale lutte sisyphienne qui anime la conquête de l’objet. Sans doute les répétitions affectent-elles le sujet. Mais la souveraineté de cette activité fonctionnelle n’est-elle pas, plus que le résultat obtenu, un moyen de procéder à une certaine plastie55 de la sensualité ? Si le retour de l’objet devient une certitude, c’est par lui qu’il s’agit de retrouver une sensualité perdue. Nous parlions de l’indétermination de ce qui dans le manque doit être satisfait. Nous pensons que ce qui manquera toujours, et que la répétition essaie de recapturer, est une sensualité perdue à jamais. Les retrouvailles de l’objet (qui n’est d’ailleurs pas le même mais une réplique ou une variation de l’expérience précédente) signe comme moyen et fin à la fois la relance indéfinie de ce qui se perd dans la répétition. L’espoir ne cache-t-il pas un espoir de ressensualité obtenue selon l’identité de perceptions ? C’est par là qu’interviendrait la nouveauté du produit, qui n’est pas une trace de l’originaire mais qui répète seulement les traces antécédentes. De ce fait la répétition addictive pourrait tenter d’inscrire, ou plutôt de localiser, les propriétés négatives de l’objet : ce qui ne peut être à nouveau mobilisé.

Notes
52.

Il faut noter que c’est en réunissant le principe de constance et le principe de plaisir opposables aux principes d’inertie et du nirvâna schopenhauerien que M. de M’Uzan peut rattacher la répétition du même, dans le cas premier, et la répétition de l’identique dans le second cas. Les commentaires de J.-B. Pontalis et J. Laplanche à ce sujet montrent les contradictions et les imprécisions freudiennes dans lesquelles une pluralité d’acceptations fait coïncider principe de constance et la réduction à zéro de l’énergie. Dans un souci de clarification conceptuelle ils en proposent une relecture : la loi de la constance serait corrélative au principe de réalité, tandis que la tendance à abaisser jusqu’au zéro la quantité d’excitations correspondrait au principe de plaisir. Cf. 1967, p. 329.

53.

Grimal P., 1996, p. 224-225.

54.

Le suffixe “ ance ” renvoie au mouvement. Le terme “ différance ” avancé par J. Derrida se reporte à l’archi-trace et souligne l’action de différer. cf. 1968, p. 43-68.

55.

Plastie dans le sens d’une greffe chirurgicale d’urgence où l’acte addictif tente un collage corporel d’une sensualité perdue, mais aussi par opposition à une plasticité libidinale qui suppose un changement d’objet et du mode de satisfaction de la libido.