- Addiction et destin biologique du trauma : l’expérience du rythme

La référence aux processus transitionnels aide à la compréhension des expériences par lesquelles le Moi infantile restreint l’impact traumatique au moyen de l’acte inlassablement répété. Nous ne développerons pas davantage les enjeux et l’usage des toxiques dans le fleuron des activités transitionnelles, pour deux raisons :

Notre démarche est donc de ressaisir l’expérience addictive traumatique comme nouvelle, actuelle, expérience du trama. Dans l’usage de la conception psychanalytique du traumatisme l’effet « après-coup » est ce qui va donner une réalité psychique à « l’avant-coup », temps de détresse et de bouleversement. Les pathologies addictives nous enseignent que ce coup qui a meurtri le Moi et contre lequel la liaison fantasmatique paraît impuissante est repris en compte par le biais de l’organisation somatique à laquelle on demande de surmonter « le choc ». La nouvelle entrée d’excitations serait une tentative de reprendre en compte l’énergie jusque-là intransformable du premier choc. Nous voilà donc en présence d’une expérience archétypique de l’excès (insuffisance ou surplus) ayant son rythme propre (périodicité imposée de l’extérieur par la durée de vie du toxique) qui tenterait de rétablir le maillon manquant de la cause traumatique.

Dans l’oeuvre de Freud l’aspect économique n’a jamais perdu son intérêt quant à la compréhension du traumatisme. Dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » S. Freud (1937) confirme la puissance du facteur quantitatif dans le développement individuel57. Dans son dernier essai consacré à Moïse, Freud (1939) a recours à une analogie religieuse pour parler de la genèse traumatique : ‘« Nous appelons traumatismes les impressions éprouvées dans la petite enfance, puis oubliées, ces impressions auxquelles nous attribuons une grande importance dans l’étiologie des névroses’  » (p. 158). Ce qui veut dire que « quelque chose » est venu perturber l’harmonie du Moi laissant des impressions non reconnaissables, immémoriales, puisque ces expériences se situent «  ‘dans la période de l’amnésie infantile’  » (p. 159). Butant sur l’étiologie traumatique, Freud regroupe ses considérations en admettant que «  ‘l’expérience n’acquiert le caractère traumatique que par suite d’un facteur quantitatif, que par conséquent la faute incombe dans tous les cas au fait qu’il a été trop exigé (du psychisme) lorsque l’expérience provoque des réactions inhabituelles (...)’  » (p. 160). Un peu plus loin dans le même texte il nomme très précisément ces impressions oubliées dotées de contenus sexuels ou agressifs : ‘« Les traumatismes sont soit des expériences touchant le corps même du sujet, soit des perceptions sensorielles affectant le plus souvent la vue et l’ouïe ; il s’agit donc d’expériences ou d’impressions’  » (p. 161-162). On peut ajouter que ce qui touche le corps ou les premières perceptions sensorielles renvoie en particulier à l’histoire psychique originaire, c’est-à-dire à l’instauration des fantasmes originaires (séduction, castration et scène primitive) qui sont des moyens psychiques d’historiciser le trauma, de l’inscrire.

On ne peut s’empêcher de penser à la belle métaphore de l’huître perlière que propose Claude Janin (1996) pour introduire le « noyau traumatique » comme un grain de sable du réel au coeur de la perle fantasmatique. L’idée est qu’il s’agit de construire un traumatisme pour l’histoire. Comment peut-on dès lors penser la mise en place de l’objet, son irruption dans le trauma addictif ? C’est nécessairement en reparcourant ce trajet où le traumatisme domine que le mouvement addictif tente d’accomplir un certain travail dont l’origine a été oubliée. L’expression addictive ne témoigne-t-elle pas d’une origine traumatique indépassable qui ne doit s’actualiser qu’en terme de causalité biologique ? Nous avons là toute la teneur paradoxale de l’acte addictif.

En 1914b, S. Freud (« Remémoration, répétition et perlaboration ») avait dégagé la répétition comme moyen non conscient de se souvenir avec la mise en acte de ce qui a été oublié. Mais c’est dans son essai sur Moïse qu’il va situer deux versants du trauma, l’un soulignant implicitement l’appel de l’objet : ‘« Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers sont des efforts pour remettre en oeuvre le traumatisme, donc pour remémorer l’expérience oubliée ou, mieux encore, pour la rendre réelle, pour en vivre à nouveau une répétition, même si ce ne fut qu’une relation affective antérieure, pour la faire revivre dans une relation analogue à une autre personne. (...) Les réactions négatives tendent au but opposé : à ce qu’aucun élément des traumatismes oubliés ne puisse être remémoré ni répété’  » (p. 163). Selon leur expression prépondérante, Freud parle de la suprématie traumatique n’ayant pas d’autre rapport dans l’organisation des autres processus psychiques si bien qu’ils demeurent une partie inaccessible, « un Etat dans l’Etat », avec ses lois et sa propre logique : «  ‘Les symptômes de la névrose au sens étroit sont des formations de compromis dans lesquelles se réunissent les deux sortes de tendances issues des traumatismes, de manière que tantôt la part d’une orientation, tantôt la part de l’autre trouve en eux une expression prépondérante. Cette opposition des réactions crée des conflits qui, en règle générale, ne peuvent parvenir à aucune conclusion’  » (1939, p. 164).

Retenons que l’expérience traumatique, dans son versant positif, doit être revécue réellement. C’est grâce et à travers l’objet que le traumatisme deviendra réel, actuel. Encore faut-il que de cette rencontre jaillisse un écart qui opérerait comme une communication sur le traumatisme. Voilà pourquoi dans les aspects positifs du trauma, Freud nous parle « d’une autre personne » et non « d’un autre objet ». Reprendre l’argumentation freudienne au pied de la lettre n’est pas sans intérêt puisqu’elle insinue un certain statut et une certaine fonction de l’objet supposé nommer le trauma. L’idée féconde de Claude Janin (1996) sous cet angle apporte quelques nuances sur les rôles positifs et négatifs du trauma. Il développe un mouvement plus complexe qu’il distingue en « traumatisme désorganisateur » demeurant à l’oeuvre chez le patient alors que le « traumatisme organisateur » opérerait chez l’analyste lui permettant de traiter son homologue négatif chez le patient. Cette position se justifie par une nuance enrichissante qui n’est pas tant d’opposer la problématique positive ou négative du trauma mais d’aménager ses divergences dans une ambivalence fondamentale entre le positif et le négatif. L’apport n’est pas seulement séduisant ni d’aucune simplicité positiviste ou naïve. Il est au coeur de la tentative de structuration paradoxale des échanges avec l’objet addictif, comme échec et tentative de symbolisation58 traumatique. Le travail du traumatisme par le trauma dans la solution addictive convoque à travers l’objet une histoire pré-psychique enclavée, enkystée. La métaphore du produit agissant comme « un corps étranger intime » véhicule cette communication du lien à l’objet.

Je crois que l’entrée en scène chez les patients addictés que nous considérons, de passages à l’acte ne concernant plus directement l’objet addictif, mais une autre personne pourrait révéler ce qui s’avère perdu, ce « grain de sable événementiel » dont l’autre deviendrait le mémorial. Cette nouvelle attribution de l’objet, aussi spectaculaire que morbide, véhiculerait une autre tentative d’appareillage psychique qui conduit à l’identification projective pathologique quand l’objet addictif devient une terre aride et décevante. Nous développerons davantage cette idée dans la seconde partie de ce travail.

Notes
56.

Au sens où Winnicott D.-W. l’entend en 1974.

57.

S. Freud pense avoir négligé “ la plupart du temps de tenir compte du point de vue économique dans la même mesure que des points de vue dynamique et topique ”. Il précise cette négligence en confirmant “ la puissance irrésistible du facteur quantitatif dans la causation de la maladie ”. Cf. p. 241-242.

58.

Ciccone A. (1999) parle de la répétition comme “ échec et tentative de symbolisation ”, p. 107.