L’expérience du rythme

Reprendre les argumentations de l’objet addictif dans une affectation économique, c’est nécessairement passer par la problématique du rythme de l’objet. Si nous avons pu penser que la fonction addictive permet d’offrir une décharge « limitative » de l’entrée en scène de Thanatos, la qualité du toxique peut être conçue comme une issue permettant de retrouver le « bon » stimulus, la « bonne » décharge.

D.-W. Winnicott (1971, p. 135) donne au facteur temps toute sa valeur dans l’amorce et la constitution de l’utilisation de l’objet. Considérant ‘« une expérience d’une quantité x + y + z de privation affective’  » il formule que la succession de l’indisponibilité de la mère implique une coupure dans le sentiment d’existence de l’enfant qui ne pourra s’organiser contre la répétition d’une « angoisse impensable ». Il ajoute qu’après cette expérience traumatique ‘« le bébé doit repartir à nouveau, à jamais privé de la racine qui pourrait lui assurer une continuité avec le commencement personnel ’ » (Ibid.). L’intensité considérable de ces expériences de privation déclenchera une propension aux états de dépendance, un éternel retour au stade qui a été vécu comme une cassure. Nous sommes proches de l’étiologie du traumatisme cumulatif de M. Khan (1974). A partir des conséquences de la distorsion de l’économie du Moi, l’auteur dégage comment le sujet parvenu à l’âge adulte est conduit à corriger et à surmonter les défaillances de la mère comme barrière protectrice. Le traumatisme est envisagé comme un noyau pathogène déclenché par des déséquilibres cumulés dans l’adaptation du rythme aux besoins de l’enfant. De ce fait «  ‘ce qui aurait dû se manifester comme un état de dépendance silencieux, non enregistré, s’est donc transformé en une véritable exploitation de la dépendance instinctuelle du Moi accompagnée d’un investissement narcissique précoce de la mère’  » (p. 82).

La question du rythme ou de la disrythmie peut donc être envisagée comme une première nécessité qui, si elle n’est pas respectée fait basculer l’expérience vécue entre l’infans et son objet aux confins du trauma. R. Roussillon (1987, repris en 1991) ressaisit l’épigenèse interactionnelle mère/nourrisson et les effets de la disrythmie qui «  ‘constitue la quantité (quelle qu’elle soit au dessus d’un certain seuil) comme une effraction alors que ‘le bon rythme’ réconcilie le psychique avec la quantité, permet d’intégrer celle-ci’  » (p. 35). C’est en tant qu’expérience quantitative de qualité, une qualité de la quantité, que le rythme rendra possible la différence entre les excitations venant du dehors et celles venant du dedans. C’est le mode par lequel le sujet peut « ‘se réconcilier avec lui-même et l’objet et apparaître comme la première forme d’une loi naturelle acceptée’ »(Ibid.).

Le rythme, la cadence de l’usage du produit, de quoi témoigne-t-il si ce n’est d’un passage à deux temps dénonçant la disrythmie du passé et revendiquant un autre tempo de l’objet.

L’exemple de Christelle, dans l’utilisation vaste et variée de « sa gamme » de produits, en est une illustration frappante. C’est une jeune femme de vingt-quatre ans qui arrive en prison très étonnée d’être incarcérée pour n’avoir que fait usage de produits stupéfiants. Détenue, elle est extrêmement passive, mais reste très sensible aux bruits des fermetures de portes, aux heures des repas (toujours trop tôt et jamais assez bon), aux horaires des promenades dont elle se dispense activement pour rester allongée sur son lit avec un walkman collé dans les oreilles. Je lui demande quelle musique écoute-t-elle ou entend-elle ? Elle semble apprécier la remarque : « Certainement pas celles des autres qui me cassent les pieds, ni celle de la prison. La mienne. J’en écoute plusieurs, celles qui me bercent, celles qui me stimulent ». Il y en a comme cela toute une gamme qui accompagne ses états d’humeur. Le soir, elle préfère tomber directement « dans le coma » en prenant à sa guise son traitement journalier en une seule prise. Le psychiatre qui lui a fait maintes recommandations à ce sujet n’a décidément rien compris : « C’est comme ma mère, elle ne veut rien entendre, elle croit toujours tout savoir, elle se met dans ma tête ». Christelle n’a qu’une idée, sortir de ce labyrinthe pour à nouveau sentir non pas la liberté mais sa liberté qu’elle consume et consomme dehors par le biais des drogues. Héroïne, cocaïne, subutex, codéine, haschich, petits cocktails personnels, rien n’est autant plaisant que d’avoir à accorder ses humeurs personnelles aux effets des stupéfiants. Elle passe ses journées à rechercher la molécule adéquate. Elle fait « ses courses » comme elle dit, donnant là un peu de relief à sa vie, comme on peut aller aux « bons endroits » trouver les aromates de choix qui n’ont pas leur équivalent au supermarché du coin. C’est comme cela que durant deux années de sa liberté elle fait grimper les enchères du sur mesure avec de remarquables talents d’alchimiste. Elle sait au microgramme près ce dont elle a besoin. Il ne s’agit pas tant d’avoir à consommer que de pouvoir répartir, mélanger et doser les produits. Elle m’explique comment elle tire les bénéfices de chacune des substances ayant leur propre compétence. Le « speed ball »59 par exemple : elle le consomme quand elle souhaite avoir la « décharge » de l’héroïne mais souhaite aussi rester excitée (par la cocaïne). Les deux faces du même produit (excitation/décharge) seraient investies comme une clef pouvant abolir les oppositions distinctives entre l’excitation et la décharge jusqu’à la neutralité du produit. Paradoxe qui se dégage si l’on pense uniquement à l’aspect quantitatif. Mais nous voyons bien que derrière l’écrasement du rythme décharge/excitation qui est convoqué c’est une forme de continuité qui est appelée. La neutralité du produit (externe) est d’ailleurs moins en cause que sa capacité à neutraliser (interne) l’expression pulsionnelle alors légitime et acceptable. Là où la substance est investie elle acquiert une substantialité psychique qui se présente comme « une réversibilité entre le psychisme et l’organique »60. La toxico-logique de Christelle n’adhère d’aucune manière aux déroulements périodiques naturels (alternance jour/nuit) ni aux autres mesures plus sociales (heures des repas, du levé, du couché). La nouvelle harmonie qu’elle compose est son rythme à elle qu’elle exécute pour retrouver l’intensité et la durée d’une mélodie autre que mortifère.

Mon expérience avec les patients addictés m’a enseigné combien ce dispositif d’urgence présente une dimension essentiellement économique, où chacun va battre la cadence, à sa manière, la plus subjective qui soit. De la même façon l’accordage au produit va être sollicité, dans chaque « catégorie de dépendance », si l’on peut parler ainsi. L’abstinence totale ou partielle peut-être aussi auto-gérée : c’est le cas de Karim qui préfère se sevrer « à la dure » plutôt que d’avoir à supporter la panoplie de leurres et de mensonge du corps médical. Plus qu’une atteinte narcissique, le rythme non choisi c’est-à-dire le temps de l’autre - persécuteur - est à bannir. Je crois que le choix des toxiques peut en partie ici s’expliquer. Les dimensions sociales et économiques ne doivent pas être sous estimées même si on peut entendre ces légitimités comme un arbre cachant la forêt.

On ne s’étonnera pas d’entendre les rythmes saccadés qu’imposent les alcaloïdes par comparaison aux alcools. Tout et rien ne sont qu’une question de mesure : mesure des seuils, des rythmes exacerbés qui deviennent le rythme de la vie, de la liberté d’exister réduisant à néant toute articulation étrangère. N’est-ce donc pas donner mesure à la psyché là où elle ne peut et n’a pu battre son propre rythme ?

  • Karim : « Quand je prend de l’héroïne, j’entends mon coeur qui bat très vite ».

  • Laurence pour qui la pensée est aussi effractrice que la lame d’un couteau : « Mes pensées sont plus douces, elles me cognent moins le cerveau ».

  • Sébastien qui voit dans l’alcool et le haschich un opérateur psychique empêchant un retournement de ses pensées contre lui : « J’arrive à canaliser ma parano ».

Le corps devient un instrument et un lieu scientifique. On peut lui suggérer une manière d’entendre les « ondes de chocs » successives internes ou externes. Cette « machine à influencer » ne produit pas seulement de l’inconnu, elle l’exécute, l’Autre inconnu, en un lieu mystérieux de la rencontre psyché/soma. L’urgence de l’usage du produit ne s’explique pas seulement par la conception intermédiaire de la nature pulsionnelle. Si l’on revient aux texte de D.-W. Winnicott (1971) il note que ce n’est pas la satisfaction pulsionnelle qui permet de commencer à sentir la vie : «  ‘C’est le Self qui doit précéder l’utilisation de l’instinct par le Self. Le cavalier doit conduire sa monture, non être emporté par elle’  » (p. 137). Dans ce domaine, c’est une certaine fiabilité de l’objet qui doit être expérimentée et ressentie. Il représente une sécurité qui crée un sentiment de confiance interne, justement parce qu’il n’est pas régi par un autre. Ainsi le corps chimique s’entend simultanément comme suppléant et supplément mettant à l’abri de toutes les défaillances.

S. Le Poulichet décrit très bien les découpages et les ruptures de l’horlogerie toxicomaniaque ‘« la psyché étant traitée comme un organe’  » (p. 58). Mais je ne peux être en accord avec elle quand elle pense que ‘« l’opération du pharmakon apparaît comme une tentative de suspension du temps’  » (p. 105).

Pour nos patients il ne s’agit pas de « régler leur compte au temps » mais de régler, réguler un temps jadis déréglé. Les montages moléculaires et les opérations successives paraissent d’un autre temps. Et pour cause ! Il y va de notre panique à voir (les toxicomanes l’exhibent) les toxiques prendre soin de l’auto-conservation, preuve douloureuse de l’incapacité qu’ils nous infligent. Leur dire c’est profaner leur temple sacré, leur religion polytoxique. Si le temps suspend son vol, il n’est pas nostalgie du passé mais de ce qui n’a pas été ou de ce qui aurait dû s’y passer à la place. Le temps s’arrête effectivement mais au rythme du va et vient de l’objet. C’est entre ces deux battements du manque et de l’excès que le rythme ressaisit deux logiques du passé. La synchronie est symphonie du passé avec mesure des temps de suspension, de frustration, d’exaltation. C’est une machine à deux temps, hier et aujourd’hui, d’une gamme à deux notes où tout semble aussi invraisemblable que réel. L’algorithme de la distance séparant la carence de la surabondance est lié, pour une part, à la sensibilité endogène de chaque produit ou de leur cumul. Le choix explicite ou implicite des drogues paraît alors un troc somatique désignant non pas le véritable objet, mais le véritable tempo de l’objet que le sujet fait sien.

Voir dans ce cercle un dessein dont l’émanation est « l’anti-temps »61 emprisonne le phénomène comme le pur résultat d’une suspension temporelle consécutive au brusque état de manque. Tout doit revenir au point zéro d’où cela est parti, nous dit D.-W. Winnicott. Tout doit s’actualiser pour s’épuiser sur place, nous renvoie A. Green. Entre ces deux positions agissant de concert, bizarrement le patient addicté ajoute : «  ‘le temps mort est un temps potentiel d’espoir, plus qu’une pause où le toxique s’intercale comme un tissu de vie’  ». Paradoxe qui soutient à la fois l’établissement de la continuité en intégrant le maillon qui doit conduire à une nouvelle naissance : l’intelligibilité de la discontinuité dans la ponctuation de l’objet. Ces opérations ne s’instaurent que pour servir le sujet. Mais elles ne peuvent constituer un « après-coup » efficace puisqu’elles lui échappent signant là l’errance répétitive faute de ne pouvoir se construire par la voix du fantasme. Le conflit qui ne peut se jouer au sein du psychisme et se transpose dès lors dans la limite dedans/dehors qu’il creuse : côté dedans, le sujet, témoigne en ce nouveau lien d’une opération de liaison restée jusque là silencieuse ; côté dehors, l’Autre affirme la folle entreprise qui a pour cible le sujet. Entre ces deux protagonistes ne voit-on pas fleurir les deux extrémités de l’objet que l’on ne sait plus par quel bout prendre ?

Réparti entre ces deux oppositions, ligne forte du clivage, on peut faire l’hypothèse que le travail thérapeutique est d’accommoder, de nouer deux fractions inséparables touchant la paradoxalité de la fonction psychique62.

C’est à partir de cette question posée, entre une acceptation interne et externe de l’objet qu’il est possible de théoriser la fonction et les modalités de l’objet qui pose le problème de son indécidabilité singulière. C’est ainsi que je propose deux compositions de l’objet qui apparaît comme :

  1. générant une nouvelle harmonie qui est le rythme propre du sujet,

  2. en amont, une manière d’entraver, de disqualifier voire de tuer tout autre système porté par un autre.

Autour de ce rapport encore faut-il préciser, notre intervention n’aurait sinon aucune pertinence, que l’objet addictif n’est pas une relance, un étayage, une coloration d’un rythme interne méconnu alors soutenu du dehors. A cela peuvent être rapportés d’autres « états addictifs » qui ne sont que le renforcement d’une musique en soi déjà existante. Notre clinique montre combien il s’agit plutôt de construire des éprouvés, de les agencer, de les requalifier, de réguler une harmonie autre que le chaos ou l’effondrement.

Ces deux orientations du lien à l’objet coïncident sur le plan de l’organisation psychique. Pour des raisons qui répondent à un souci de clarté tant théorique que clinique, nous devons au préalable séparer de manière fictive ces deux moments. Sans nul doute faut-il reprendre le fonctionnement de l’appareil psychique tel qu’il est envisagé par S. Freud en 1895. Un grand nombre de ses idées part de la psychologie cérébrale. Idées théoriques générales qui après avoir subi des modifications seront reprises dans ses écrits ultérieurs : L’interprétation des rêves (1900), « Au-delà du principe de plaisir » (1920), « Note sur le bloc magique » (1925b).

On voit déjà que se dessine dans l’Esquisse une conception justifiée qui si elle n’est abandonnée que temporairement place l’appareil psychique dans une correspondance intermédiaire63. Au départ, au temps originaire, le caractère quantitatif est un principe fondamental qui va jouer un rôle différenciateur64. L’attitude de S. Freud est de donner une explication à la mémoire «  ‘c’est-à-dire la force persistante d’un certain incident’  » (1895, p. 320). Il incombe au système neuronique alors non différencié de répondre à la nécessité vitale d’assumer l’importance des quantités d’excitations infiniment plus grandes en provenance du monde extérieur. Pour ce il va se former une première couche corticale tournée vers l’extérieur, perméable de part sa situation topologique65. Ces neurones (φ) serviront à la perception mais ne garderont pas de traces durables des excitations. Cette propriété est reprise en 1925b : ‘« Nous possédions un système Pcs-Cs qui reçoit les perceptions mais n’en garde pas de traces durables, de sorte que pour chaque nouvelle perception il peut se comporter comme une feuille vierge. Les traces durables des excitations reçues se produisent dans ‘les systèmes mnésiques’ qui sont placés derrière lui’  » (p. 120). Donc en dessous de cette couche réceptrice en est une autre qui n’est pas directement en contact avec le monde externe. Ces neurones sont eux imperméables c’est-à-dire que c’est par leur intermédiaire que les excitations gardent une trace qui peut être réactivée, investie à nouveau. En 1920 S. Freud introduit l’existence d’une protection au-dessus de la couche réceptrice : «  ‘La fonction du pare-excitations (qui) est presque plus importante que la réception d’excitations’  » (p. 69). C’est par un système de frayage dépendant de la quantité de l’excitation et du nombre de leur répétition que l’excitation va choisir une voie de passage préférentielle (déjà frayée)66. Mais, et c’est là où nous voulons en venir, si la théorie ne considère jusque-là que des phénomènes quantitatifs à sa source, qu’en est-il et comment convient-il d’appréhender la qualité du mouvement neuronique ? S. Freud y répond avec ce qu’il appelle « la période ». C’est là une hypothèse fondamentale qui va donner à l’appareil psychique un caractère temporel. C’est dans ce sens que S. Freud va pouvoir se dégager des sciences neuroniques en faisant du psychisme un appareil qui «  ‘consiste à transformer une quantité extérieure en qualité’  » (1895, p. 325). Cette période (ω) est spécifique à chaque système. C’est une loi intrinsèque et biologique. C’est l’écart entre cette période interne et le monde extérieur, la rupture des coïncidences du rythme qui va renvoyer à l’état de conscience. La qualité émane donc des processus perceptifs liés à la conscience. C’est en elle que se créent, par la perception, les qualités sensorielles.

Dans « Note sur le bloc magique » (1925b, p. 124) les interruptions entre l’excitation et son expression psychique résulte de la discontinuité de l’innervation périodique du système Pcs-Cs dont S. Freud suppose qu’il est ‘« au fondement de l’apparition du temps ’ ».

Nous nous arrêterons là dans cette lecture freudienne qui fonde les premiers rapports entre mémoire, perceptions, hallucination dans une conceptualisation topique. La pensée scientifique a ici l’intérêt de donner une représentation matérielle de la complexité des enchaînements dans un contexte qui rend compte du télescopage entre 1) la qualité/la quantité de l’événement, 2) la différenciation du fonctionnement interne constitué par intériorisation et/ou écart entre les exigences externes, 3) la compatibilité ou l’incompatibilité entre l’inscription d’une expérience passée remémorable dans le présent.

Le temps dont S. Freud nous parle n’est pas celui du secondaire ni même du primaire. C’est le temps de l’originaire qui est avant tout une connexion des rythmes qui offriront une double différenciation :

  1. celle de l’écart significatif entre le monde psychique et le milieu externe,

  2. celle de l’écart significatif entre la surface d’inscription d’une part et le pare-excitations d’autre part. R. Kaës a travaillé les troubles spécifiques de ces deux fonctions en offrant le terme générique de « fonction conteneur ». Notion reprise par D. Anzieu qui y ajoute une distinction des deux feuillets psychiques : la fonction contenante est de l’ordre du pare-excitations alors que la fonction conteneur est de l’ordre de la surface d’inscription.

R. Roussillon (1987 et 1991) nous invite à relire ces premières poussées rythmiques dans un double sens, par allusion à la loi naturelle « du rapport à la mère » : celui du travail adaptatif maternel (l’objet extérieur doit coïncider au rythme interne pour que l’expérience de satisfaction puisse avoir lieu) et de l’infans (qui, si l’objet n’est pas trouvé, va chercher la trace d’une perception périphérique permettant de faire coïncider l’expérience de satisfaction passée à la perception actuelle). C’est la base de l’empathie que J. Sandler (1987) revisite en relation à ce qui est habituellement nommée l’identification primaire.

Dans l’accordage d’un rythme propre, l’objet d’addiction devient la base d’une composition nouvelle, un territoire appartenant « en propre » au sujet. Dans ce domaine le lien à l’objet répond à l’exigence d’un travail « adaptatif », travail du rythme qui est le plus subjectif qui soit67, dans un mouvement aporétique donnant un sentiment d’existence de telle sorte que cet objet de « couverture »68 paraît être un attribut du Moi. Je rappelle que S. Freud (1923) situe le système Pcs/Cs comme le premier noyau du Moi lequel est donc dérivé principalement de sensations corporelles : ‘« Le Moi est avant tout un Moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’une surface’  » (p. 238).

En d’autres termes, l’alternative est désormais de trouver un objet brillant et fascinant pouvant à la fois réintégrer ce corps (psychique) impalpable à l’existence dans le but de raccorder une menace venant du dehors touchant au désir profond de « se venger de la vie » : « J’ai reçu la vie comme une claque » nous dit Boris. L’exigence addictive ne doit-elle pas répondre à ce qui dans cette nouvelle union est indéfiniment reconduit ? Nous sommes là au coeur de l’expérience traumatique où de plein fouet le choeur de l’impact résonne encore.

Notes
59.

Mélange héroïne et cocaïne.

60.

Le Poulichet S., 1987, p. 58.

61.

A. Green parle de “ l’anti-temps ” affectant la compulsion de répétition : “ là où ça était, tout doit revenir vers lui, si cela s’en était éloigné pour que Moi n’advienne pas ou advienne autrement ”, Cf. 2000, p. 141.

62.

La fécondité des travaux portant sur le paradoxe psychique est qu’ils permettent de le matérialiser, de lui donner corps. La tendance à sa systématisation peut cependant devenir inquiétante dans la mesure où elle peut réduire les différents degrés allant du tout au rien .

63.

Voir à ce propos l’article de Kaës R. (1985) qui propose de donner un statut à la notion d’intermédiaire : “ Il est important de noter que Freud lie d’emblée à cette notion d’intermédiaire celle d’une protection vitale dont la défaillance constitue un danger pour l’intégrité de l’organisme. (...) C’est dire que la problématique de la rupture, de la crise et du trauma se trouve d’emblée être celle de ce type de formation ”, cf. p. 899.

64.

Freud S. (1895) indique qu’à l’origine les fonctions neuroniques ne sont pas différenciées. C’est sous l’impact de quantités d’excitations et de la résistance aux stimuli qu’il adviendra une différence du milieu auquel les neurones sont destinés : “ Ils s’ensuit que la différence ne saurait être attribuée aux neurones mais bien aux quantités auxquelles ils ont affaire ”. Cf. p. 324.

65.

Freud S. (1920) reprend ce qu’il annonçait en 1895 : “ Ainsi s’est formée une écorce qui, à force d’avoir été perforée par l’action, par brûlure pour ainsi dire, des excitations, présente les conditions les plus favorables à la réception des excitations et est incapable d’être ultérieurement modifiée ”, p. 67.

66.

Freud S.(1895) : “ De cette façon, cette quantité ne va agir que sur une seule des barrières de contact laquelle, ensuite, conserve le frayage ainsi réalisé. Il s’ensuit qu’aucun frayage ne peut s’établir sur un investissement en rétention puisque cela ne produirait aucune différence de frayage dans les barrières de contact d’un même neurone ”, Cf. p. 321.

67.

Le point d’orgue de la thèse freudienne en 1895 est que la qualité de l’expérience se manifeste dans des sensations variées de différences dépendantes du monde extérieur. Freud précise qu’il s’agit du pôle le plus subjectif de tout fait psychique : “ Le conscient représente ici le côté subjectif d’une partie des processus psychiques qui se déroulent au sein du système neuronique, c’est-à-dire les processus perceptifs ”, Cf. p. 331.

68.

Green A. (2000), propose le terme “ objet de couverture ” puisque la mère “ couvre ” les besoins de l’enfant de part sa prématuration. Nous ajoutons un second sens à cette couverture tutélaire, qui dans la situation addictive est mue par un effet “ trompe-l’oeil ”, couvrant justement la réalité historique. Ceci nous rapproche du “ traumatisme-écran ” dont parle Brette F. en 1988.