- Les tracés de la drogue et du manque dans le corps groupal

Durant la séance nos cinq patients sont présents. L’un d’entre eux n’avait pu participer à la séance précédente.  Je rappelle le thème du travail en insistant sur l’importance du choix de la photo. Seulement trois participants arrivent à maintenir la consigne qui va être rediscutée ensuite. La question est jugée abstraite, voire incompréhensible : « Il aurait fallu regrouper toutes les photos pour n’en faire qu’une seule » (confusion partie/tout). « C’est le mot bon qui m’a choqué parce qu’à la rigueur j’aurais pu choisir un souvenir, mais un bon souvenir, je ne sais pas ce que c’est ».

La question que j’avais choisie se fondait sur ma conviction que la cohésion groupale (et peut-être l’idée de la « guérison ») pouvait n’advenir qu’à partir de sensations, d’éprouvés agréables. Ce que j’ai pu comprendre par la suite, c’est qu’en miroir à mes attentes, le groupe ne pouvait vivre l’attente que dans l’éprouvé traumatique. Car attendre (l’objet) chez le toxicomane c’est déjà être dans le manque, l’excitation est alors ingérable et le besoin de décharge est immédiat. Ce qui leur faisait aussi violence était sans doute que je niais par-là leur « identité de toxicomanes », alors que paradoxalement le groupe s’adressait aux personnes addictées.

Après un temps de silence (frustration), de reproches et d’attaques (l’activité du groupe est détournée mais possède une très forte charge affective), un participant parle de sa photo : une équipe de rugby qui court au devant d’un ballon. Le patient ne précise pas le contenu dénotatif, reste comme aspiré par le flou de la photo qui donne une impression de vitesse.

  • - « C’est le mouvement qui s’en dégage qui m’inspire » dit-il en mimant de la main un mouvement de balayage, tel un effacement du cadre perceptif et projectif.

  • - Un autre se met à rire (il n’a pu choisir de photo), s’empare de l’image et pondère : « Si vraiment je devais choisir, ce serait celle-là mais à l’envers ».

  • - « Un blanc donc », dis-je.

  • - « non, une photo toute noire où on ne peut rien voir » (le négatif du blanc, au sens photographique, mais aussi le trou noir qui aspire). Puis il se lève de sa chaise pour revoir les photos, en propose une autre qu’il associe par consonance : « Si c’est blanc, alors je choisi ce banc, celle-là est bien moche parce que ce banc perdu dans la nature ça ne peut pas être un bon souvenir ».

Je note les aspects manipulatoires détournant à son profit la position de leader. L’expérience du bon sein (bon soin) est radicalement détruite, assignée à une fonction maternelle qui se doit d’être suffisamment mauvaise dont il se fait le porte-parole. Ce moment, avec la part de doute et de violence agit dans le thérapeute, amène à reconnaître ce que M. Klein (1945) a appelé identification projective et que W.-R. Bion (1961) revisite dans sa conception de l’hypothèse de base « dépendance »70. La confusion bon/mauvais s’empare du groupe.

Ce patient absent à la première séance, montre sa photo : un père regardant son fils qui lui sourit. « Celle-là, elle me plaît parce qu’en sortant d’ici je serai papa. Ma copine attend un garçon ». A l’absence de bons souvenirs passés il substitue sa présence future auprès de son enfant. De même qu’il n’avait pu assister à l’origine du groupe, ne signifiait-il pas là son absence d’un ventre maternel qu’il imaginait grossir sans lui ? La problématique de l’enfant qui ne peut naître (le fantasme de scène primitive est facteur d’excitations persécutoires) ou qui ne doit pas naître (fantasme intra-utérin) déclenche une série d’échanges dont seule l’Héroïne sort indemne. Le groupe n’avait pu vivre l’état de complétude à la première séance faute de l’absence de ce participant. Mettant le groupe en manque il se devait de nourrir ses membres et pas avec n’importe quel objet : l’objet du manque, la drogue donc. L’envahissement du toxique va meubler ce trou. La photo de l’équipe de rugby est reprise.

  • - « Pour moi c’est la mort que je vois. Il y aurait au fond un cercueil avec des bougies autour. Quand je suis allé en Hollande j’ai eu ce trou noir. J’avais pris des acides et autre chose. J’étais allongé sur un banc. Je ne me reconnaissais plus. Je me suis réveillé dans une grande salle toute blanche et je croyais que j’étais arrivé au paradis mais en fait j’étais à l’hôpital. Là, j’ai essayé de me couper plusieurs fois les veines ».

Deux autres participants exhibent au groupe leurs cicatrices respectives comme pour s’affirmer vainqueur du naufrage physique et psychique dont ils sortent rescapés. Traces physiques consumées d’un passé antérieur, traces de l’acide létal, traces du mauvais et non du bon. Ceci se solde rapidement par l’exquise esquisse de la déchéance toxicomaniaque, de l’impossibilité pour quiconque de leur venir en aide. L’attente reste toujours messianique et ne supporte pas la différenciation. La peur d’un changement radical fait germer à nouveau des attaques envers le cadre. Le tout mène irrémédiablement au rien auquel sont réduites les démarches des animatrices dans un mouvement transférentiel négatif.

  • - « On n’arrête pas d’en parler alors qu’il faudrait penser à autre chose et vous venez nous mettre ça dans la tête. Vous auriez mis de l’héroïne à la place des photos, on n’aurait pas hésité une seconde, c’est la poudre qu’on aurait choisie ».

Tenant les photos pour de la poudre aux yeux, un trompe-l’oeil en guise de trompe-la-mort, le groupe fait monter les enchères en livrant crûment des éprouvés catastrophiques de manque.

  • - « Je me souviens, on avait voulu décrocher avec mon meilleur copain, on est allés tous les deux dans une pièce. Là on s’est enfermés durant une semaine pour se sevrer. On avait jeté, les clefs dehors pour être sûrs de tenir bon. On a tout vécu ensemble : on avait froid puis chaud, on vomissait, on avait mal de partout... ».

Le groupe éprouve une véritable période de sevrage avec comme corollaire le partage excrémentiel. Notons au passage que les clefs jetées (à Saint-Pierre ?) récupèrent le cadre pénitentiaire comme back-ground du cadre thérapeutique. Nous pouvons l’entendre aussi comme une tentative de tiercéïté inopérante ne pouvant suppléer à une imago maternelle rétorsive, fuyante ou dépressive.

Ma collègue co-animatrice prend rapidement la parole. Elle présente la photo d’un tricycle aux grosses roues qui lui avait permis étant petite de découvrir le monde extérieur. Elle pointait aussi la validité d’un objet mettant en action l’approchement/éloignement tributaire de l’expérience d’indépendance.

Le groupe se scinde alors en deux attitudes opposées : une partie dénonce les apparences trompeuses d’un vieil objet auquel il manque une roue, qui plus est la roue avant : « il y a une rupture dans votre vélo, il est foutu, il y a une fracture là » ; l’autre partie de la fracture groupale s’efforce d’intégrer l’expérience et le cadre thérapeutique comme lieu de résidence du bon objet introjectable : « je pense qu’on a tous des progrès à faire pour écouter les conseils des gens qui viennent nous aider... ».

Effectivement, le changement qui ne pouvait s’opérer que radicalement impose une coexistence bien particulière au sein du groupe et au sein de la groupalité psychique individuelle : le rôle du clivage du Moi est l’issue de secours. Cette condition de fracture psychique comme mesure défensive de l’expérience traumatique porte la trace de ce qui ne peut être intégré et qui est littéralement vomi dans le groupe par identification projective notamment.

Les relations réciproques entre les membres du groupe, expérience catastrophique pour reprendre le terme de W.-R. Bion, s’effectuent dans un partage de l’expérience traumatique contenue par les limites du cadre. C’est à ce prix que la séance suivante (alimentée par la question : « Choisissez une photo qui évoque pour vous ce qu’est communiquer ») concernera des registres différents ne mettant pas en péril la dynamique et l’économie groupale et individuelle. L’importance de la transmission (« pour que les choses puissent continuer d’exister ») sera la trame du discours groupal s’échappant du diktat sanglant du trauma.

Notes
70.

Pour la définition de ce moment privilégié dans l’organisation du groupe, je renvoie le lecteur au travail de Bion W.-R. (1961), p. 99.