- Pistes de compréhension du besoin traumatique contenu dans l’espace groupal

Si la possession du corps maternel est prépondérante, nous devons lui associer l’effraction répétée de l’objet addictif marqué par la trace du manque. A ce titre, l’écran blanc que montre un des participants sous forme quasi hallucinatoire semble proche des ratés de l’hallucination négative dans le sens où l’entend A. Green (1977). Le groupe se vit et se vide comme un corps souffrant d’où saignent encore les stigmates de la perte (perte du sens), en des temps où objet et sujet se confondaient. La création d’un « fétiche groupal » avec élection unanime de la drogue est une entreprise vouée à l’échec puisque le fétiche n’est nullement partageable. Une redistribution équitable d’une partie de la mère est reprise sous la forme de l’incorporation assimilable et acceptable d’un idéal phallique projeté sur les animatrices. Cette position recouvre indubitablement une attaque envieuse des thérapeutes.

Dans la prégnance des processus archaïques, le regard, souligné par R. Kaës comme un des éléments de l’appareil d’emprise, est régi par un mécanisme de double retournement perceptif : le patient permute sa place avec la photo qui le regarde voire l’aspire. A travers l’axe visuel, le déploiement sensoriel s’inscrit comme voie de passage. L’exhibition des cicatrices vient constituer le groupe dans l’identité de perception, véritable enveloppe de souffrance. La reconnaissance des éprouvés corporels est une étape nécessaire visant la construction pré-identificatoire. De là germe l’expérience du double toujours renvoyé dans l’aire de la sensorialité et non de la représentation proprement dite. La résonance entre les fantasmes privilégie une représentation archaïque du groupe que R. Kaës (1976a) nomme « protogroupe ». Ce niveau d’organisation groupal comme matrice originaire correspond à la conjoncture de fantasmes intra-utérins et de scène primitive des parents combinés.

La potentialité « crisogène » du groupe (R. Kaës, 1991) réveille une excitation critique, à la mesure du risque vital de la confrontation avec l’inconnu que suscite la rencontre avec l’autre. Dès lors la projection du négatif, dans l’espace groupal concourt à la confrontation, en miroir, des agencements catastrophiques : ‘« Dans cette conjoncture, il ne s’agit pas à proprement parler d’un simple ‘ajout’ traumatique, mais d’une véritable co-production traumatique qui affecte l’ensemble de l’espace psychique partagé : le sujet traumatisé est lui-même traumatisant pour ceux qui avec lui partagent un espace contenu dans les limites d’une enveloppe narcissique commune, trans-subjective et co-inhérente à chacune des psychés constituantes. On peut dire que le trauma vécu par l’un prend valeur de rappel traumatique insupportable et de blessure narcissique impensable pour l’autre’  » 71.

Si le groupe, formidable « caisse de résonance »72 réactualise les mécanismes de défense archaïques (clivage, maintien d’une continuité de par la fonction du toxique porte-flambeau de l’Idéal, répétition de l’excitation dans un besoin traumatique), la co-excitation semble entrer dans un rapport co-extensif à la scène de séduction : «  ‘Le groupe est une scène de la séduction multilatérale/polymorphe : chacun tente à la fois d’éveiller chez les autres l’excitation pour lui excitante, et de se défendre contre les aspects dangereux de ces tentatives’  » (1991, p. 81).

Dans notre situation de groupe, les espérances messianiques et l’affaiblissement de l’espoir, de par la force émotionnelle que suscite la scène originaire, vont reposer sur une activité de base « attaque/fuite ». Il s’agit par là d’obturer toute prise en considération du domaine psychique : l’apologie des coupures renforce et la légitimité somatique et les assises cicatricielles de plaies pansées. W.-R. Bion (1961) interprète ainsi les exigences du groupe selon l’hypothèse de base « attaque/fuite » : «  ‘Le groupe se rallie affectivement à toute proposition qui exprime soit un violent rejet de toute difficulté psychologique, soit les moyens de l’éviter’  » (p. 104). Ce qui doit être entamé est ce qui peut être interprété comme efficience (de la technique) du psychisme. Cet agencement répond à la configuration d’un « pacte dénégatif » (R. Kaës, 1989). Les participants du groupe ne peuvent se protéger et maintenir le lien qu’en niant d’un commun inconscient les causes catastrophiques sur le versant psychique. La causalité est reprise avec pour seule histoire la singularité de l’objet d’assuétude avec sa part de responsabilité du sang versé.

La formation et la formulation du produit de dépendance explorent donc la logique du paradoxe : porteur d’une mémoire abyssale qui fait trou (avec les modalités d’insuffisance du traitement de la négativité) renvoyant à la « zone blanche » silencieuse, il est tout autant objet d’induction de ce qui fait crise (et non plus trou) en admettant que l’expérience « d’auto-entretien » (R. Kaës, 1994) soit en mesure d’apporter une prime de plaisir.

On peut se demander si la photo, écran interne et externe, entraîne une construction groupale de preuves (du négatif), passant par l’épreuve. L’instabilité spatio-temporelle du fait de l’excès de négativité produit un travail de déchiffrage stratifié quasi similaire à la superposition de films toxiques révélateurs. La mise en perspective est celle d’une blessure historique ne disposant pas de valeur remémorative de l’événement. Nous avons vu combien ce qui est investi est ce qui ne peut faire événement ou trace : c’est l’écran blanc, le coma, l’horreur du banc vide. Mais nous pensons que le maintien d’expériences vécues « hors toxique » sont porteuses d’impensables blessures narcissiques prenant appui sur les représentations de l’entourage. Il s’agit là de ce que P. Aulagnier (1975) conceptualise dans « le contrat narcissique » qui est un agencement et une assignation narcissique du sujet dans la chaîne associative et généalogique. Or, l’alternative addictive ne semble pas moins qu’une réponse de non appartenance à l’assignation intersubjective et intrapsychique. Le sujet y demeure comme « happé » par sa position de victime, place bien particulière, celle du sacrifié, qui ne permet pas de se considérer comme partie intégrante et intégratrice de l’histoire individuelle et groupale.

Ainsi le co-étayage groupal par l’appareillage psychique groupal est mis à mal puisque le plaisir d’étayage mobilise la continuité narcissique dans les relations d’objets et fait entrer en jeu l’environnement avec les modalités de la réalité traumatique. L’injection graduelle du produit comme seul vrai remède de consolation rétablit l’expérience (aussi fugace que lancinante) au bénéfice d’un « idéal d’indépendance » (E. Vera Ocampo, 1989). L’attaque et la violence à l’égard de l’activité de soutien articulent le besoin d’un fonctionnement purement autonome, l’environnement, toujours inapproprié, étant mis en accusation. Le capital de méfiance et d’indépendance reparcourt et anticipe l’intolérance à la frustration, à l’abandon comme violence de l’aliénation. Dès que surgit l’altérité, elle est parée de l’omnipotence perdue. La violence vécue ne peut être connectée au monde fantasmatique et fait collusion au fonctionnement hallucinatoire à partir de ce noyau traumatique.

Enfin, je soulignerai la « fonction conteneur » du groupe que R. Kaës (1976b) désigne comme une fonction alpha groupale permettant l’introjection de données sensorielles alors pensables pour l’appareil psychique. Dans la séance que nous avons retranscrite, la projection d’éléments bruts destructeurs est ce qui est déposé chez les animatrices avec notre difficulté à supporter sans rétorsion de telles attaques endommageantes. La surcharge psychique individuelle est exportée et contenue dans la mémoire groupale. Une autre version du passé est alors partageable et remémorable.

Il en est ainsi à la dixième séance où la question choisie annonce la fonction de la mémoire : « Choisissez une photo avec laquelle vous pouvez raconter une histoire ». Deux participants, présents à l’exposé catastrophique de la seconde séance, choisissent chacun leur photo et l’exposent dans le groupe. Pour l’un, il est question d’un homme qui vit d’intenses émotions et qui à un moment donné doit prendre appui sur le rebord d’une fenêtre tellement sa douleur est grande. La chaîne associative groupale transporte cette situation dans un hall de gare qui réapparaît comme lieu (mais aussi mouvement) de passage. « Le propriétaire » de la photo en accepte la trame imaginaire et renchérit : « Alors il laisse ses problèmes sur le quai et il reviendra les prendre quand il aura pris du recul. Il sait que ses valises sont là et que l’on ne va pas les lui prendre ». L’autre patient réhabilite la photo du lien père/fils (seconde séance). Il va reparcourir ce lien : tantôt père, il exprime ce qui peut se transmettre à l’enfant ; tantôt enfant il s’exclame : « Ces photos ont l’air un peu vieilles. Je devais être petit quand elles ont été prises. Ce pourrait être moi petit ». La fonction que le groupe-conteneur accomplit, en paraphrasant R. Kaës, est ici une « délégation » de souvenirs dans la mémoire de l’Autre. Cette voie élaborative consiste à maintenir la fluidité des échanges qui entraîne la construction après-coup de l’histoire individuelle et groupale. C’est à partir de l’analyse des mouvements transféro/contre-transférentiels que le groupe peut accéder à une position « mythopoétique » : «  ‘L’analyse inter-transférentielle vise à restaurer la capacité alpha des analystes en maintenant la situation analytique chez chacun des interprètes. (...) Ce qui importe ici, c’est pour l’équipe interprétante d’exister personnellement et en équipe (...). Je désigne cette position requise mythopoétique : elle est un code ouvert et générateur de codes autant qu’une manière d’exister en dépit de (non en déni de) la théorie ’ » (Kaës R. , 1976, p. 346-347).

Le groupe est donc passé par tous ses états : la transe, la défonce, le manque, le désespoir, puis l’organisation après-coup de processus fantasmatiques et imaginaires qui marquent une relance de la vie psychique. Aussi l’histoire du groupe, l’histoire de ses origines, a remobilisé brutalement des situations de menaces extrêmes à partir du noyau traumatique. Il est important de noter que l’emboîtement de ces petites saynètes traumatiques font irruption en tant qu’états ou événements figés. Or la trame dans laquelle évolue l’objet d’addiction est semblable au mouvement du sablier qui se remplit pour se vider de l’excès hémorragique. L’activité addictive en tant que balancier spatio-temporel ne prend-elle pas appui sur « l’accidentel » comme valeur expérimentale de la reconstruction traumatique ?

Pour conclure, retenons que c’est la quantité d’excitations qui est mobilisée dans le groupe de par les ingérences représentatives. L’expérience de quantité se focalise alors sur le lien au produit d’addiction, dans ses deux versants traumatiques. Le « souvenir » est ramené à l’éprouvé dans un écrasement temporel. D’autre part, la scission du groupe qui fait apparaître la coexistence de deux attitudes opposées et contradictoires joue un rôle bien particulier. Dans ces conditions, la fracture psychique groupale est alimentée par le rôle du produit bon et nocif à la fois. Autrement dit, nous pouvons penser que l’objet addictif de par sa structure clivée, amène dans le groupe un clivage équivalent de ses membres. Ces expressions du clivage (du Moi groupal par l’objet addictif lui-même clivé) s’imposent selon un double agencement : le repérage de la fracture psychique et de ce qui a été perdu par le traumatisme, et une assignation intersubjective et intrapsychique des éprouvés pouvant alors être agencés, qualifiés en « tout bon » et « tout mauvais ». C’est d’ailleurs sur ce thème que la séance du groupe s’ouvre.

Aussi, pouvons-nous penser que le clivage de l’objet d’addiction, dans l’expérience psychique individuelle, joue un rôle défensif de suture et de qualification des éprouvés eu égard au statut de non-résidence psychique induit par le traumatisme ? Si tel est le cas, l’objet d’addiction pourrait-il se concevoir comme un opérateur psychique dans lequel chaque partie clivée, en dépôt dans l’objet, serait alors maintenue à résidence, en un lien maîtrisable en dehors du territoire interne ?

Notes
71.

Kaës R., 1991, p. 81.

72.

Kaës R., 1989, p. 177.