I - La question de la projection

1) Définition

La projection apparaît chez S. Freud (1920) comme un moyen (le premier) de défense originaire contre les excitations internes « ‘(...) de là naît une tendance à traiter ces excitations (provenant de l’intérieur) comme si elles n’agissaient pas de l’intérieur pour pouvoir utiliser contre elles le moyen de défense du pare-excitations’ » (p. 71). En 1895 (« manuscrit H ») S. Freud analyse les divers degrés de projection dans le monde externe et leur « ‘mésusage’ ». La « ‘cause extérieure’ », le « ‘motif du réel’ » valident le réel qui sert à éliminer du moi l’idée pénible. Un an plus tard (« manuscrit K »), il attire l’attention sur « l’incident primaire » à l’origine de la paranoïa et de la névrose obsessionnelle. Dans ce texte S. Freud compare de manière symétrique le refoulement dans l’inconscient (névrose obsessionnelle) au « refoulé par projection » (p.135) donnant le sentiment de défiance dans la paranoïa. L’analyse du « cas Schreber » (1911a) implique un processus de refoulement dans un premier temps puis une projection qui est décrite comme ‘« l’irruption en surface, le retour du refoulé’ » (p. 312). Nous voyons bien que l’usage très étendu du terme en son ensemble (que S. Freud observe aussi dans des modes non-pathologiques : animisme, superstition, mythologie) dépend de sa conception de la pulsion. D’où J. Laplanche et J.-B. Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse dégagent deux acceptations possibles :

  1. Comme un moyen de méconnaître, en envoyant au dehors, ce qui existe dans le sujet de façon inconsciente. La contrepartie étant « la connaissance en autrui de ce qui, précisément, est méconnu dans le sujet » (p. 348).
    Nous pouvons ici nous interroger sur l’usage kleinien de l’identification projective, ce que nous aborderons ci-après.

  2. Comme un « processus d’expulsion quasi-réel : le sujet jette hors de lui ce dont il ne veut pas et le retrouve ensuite dans le monde extérieur ». Les auteurs ajoutent qu’ici la projection ne se définit pas comme « ne pas vouloir connaître » mais « ne pas vouloir être ».

Si la projection rend « autre », « ailleurs » un contenu psychique, deux difficultés de fond apparaissent indéniablement : celle concernant la nature de ce qui est projeté, l’autre concernant la préformation ou non d’une différentiation dedans/dehors.

Dans ce dernier cas, différentes conceptions apparaissent selon les auteurs, l’école kleinienne mettant au premier plan la dialectique projection-introjection au fondement de la différenciation mondes intérieur/extérieur, alors qu’A. Freud (1936) envisage une autre chronologie, l’introjection et la projection supposent une différentiation du Moi avec l’environnement externe. Cette difficulté inhérente à l’origine, origine de la pensée et de la préhistoire du Moi est le pivot d’une argumentation qui ne peut se résoudre à trancher totalement en faveur des processus internes ou des seuls facteurs externes. Il s’agit bien là de rendre compte de la constitution du monde interne, construction qui explore une co-origine de l’objet, ce que n’a pas cessé de souligner l’étendue de l’oeuvre winnicottienne à partir du « territoire intermédiaire ».

Quant au contenu de la projection, S. Freud en interprète quelques équivalents, à différents niveaux.

Dans Totem et tabou (1912-1913), S. Freud va se servir des coutumes chez le primitif en deuil comme moyen d’examen d’expressions psychopathologiques notamment dans les reproches obsessionnels. Dans la conception animiste du monde, le caractère démoniaque de l’âme du mort est le résultat projectif des « sentiments hostiles des survivants envers les morts ». La projection, qui sert de mesure défensive dans ce cas, concerne avant tout les sentiments d’hostilité inconscients. La projection sert donc à résoudre un conflit affectif qui ne se joue pas au même niveau psychique : entre la douleur consciente (témoignage de la perte de l’objet aimé) et le sentiment d’hostilité inconscient, qui se mue, par la projection en une crainte consciente du châtiment : ‘« L’oppression intérieure est échangée contre une angoisse ayant une source extérieure ’» (p. 100). En vertu même de l’ambivalence affective, produit d’une opposition entre la douleur et la satisfaction inconsciente du désir de mort, S. Freud ajoute : «  ‘l’hostilité dont on ne sait rien et dont on ne veut rien savoir, est projetée de la perception interne dans le monde extérieur, c’est-à-dire détachée de la personne même qui l’éprouve pour être attribuée à une autre’  » (p. 100). Dans ce sens, la projection devient un moyen de connaissance potentielle du sentiment inconscient d’hostilité. Mais un peu plus loin dans le texte, Freud évoque aussi le caractère non-pathologique du mécanisme de projection, là où il n’est pas question de conflit : ‘« dans des conditions encore insuffisamment élucidées, nos perceptions intérieures de processus affectifs et intellectuels sont comme des perceptions sensorielles, projetées au dehors et utilisées pour la formation du monde extérieur, au lieu de rester localisées dans notre monde intérieur’  » (p. 102). Ici, dans un sens large, la projection réalise une sorte d’extension psychique, un état confusionnel dans lequel les états du Moi primitif semblent provenir de l’extérieur. S. Freud y voit les premières conditions d’existence du dehors, bien avant qu’une différentiation soi/objet ne soit établie.

A partir de son analyse du « petit Hans » (1909), S. Freud isole le symptôme phobique qui suppose la projection et le déplacement au service de la symbolisation d’une représentation inconsciente en rapport avec les fantasmes inconscients. L’accès d’angoisse pure, libre, une angoisse infantile sans objet, ne suppose que secondairement l’obtention d’un objet qui permet de focaliser et de localiser l’angoisse, de telle sorte que le danger extérieur (alors évitable) se substitue au danger interne des fantasmes inconscients (de par l’effraction du Moi par les émergences pulsionnelles). De cette manière, la projection devient un principe de causalité externe quand la cause interne est ignorée (et doit le rester) ou demeure inintelligible.

En 1915a (« L’inconscient ») S. Freud va reprendre les étapes constitutives du refoulement, à l’examen des névroses mais surtout à partir du système phobique. Celui-ci apparaît d’abord comme une protection des excitations venant de l’extérieur, jusqu’à la « représentation substitutive » liée à la représentation refoulée, ensuite. Si bien que l’excitation pulsionnelle venant de la liaison avec la représentation refoulée (énergie libre) doit atteindre la représentation substitutive qui ne peut commencer d’agir que lorsque le substitut a bien assumé sa fonction de représenter le refoulé. La prépondérance du système perceptif conscient fondée sur la défense projective reste associée au refoulement qui ne peut s’acquitter à lui seul de la charge pulsionnelle : ‘« Le système conscient se protège contre l’activation de la représentation substitutive par le contre-investissement de l’environnement, comme il s’était auparavant garanti, par l’investissement de la représentation substitutive, contre l’émergence de la représentation refoulée’  » (p. 92). Autrement dit, la représentation substitutive sert de porte à la projection du danger pulsionnel vers l’extérieur. A cela, S. Freud ajoute que l’investissement du substitut de la représentation refoulée sera plus fort chaque fois que l’excitation pulsionnelle se fera ressentir. La projection sert ici de défense contre la pulsion et contre l’angoisse et reste associée au refoulement. Mais c’est surtout à partir de la paranoïa (1911a) que S. Freud aborde le contenu de l’élément projeté, en vertu de la prédisposition narcissique et des fantasmes homosexuels concomitants : « ‘C’est ainsi que la proposition ‘je le hais’ se transforme, grâce à la projection, en cette autre ‘il me hait (me persécute)’, ce qui alors justifie la haine que je lui porte. Ainsi, le sentiment interne, qui est le véritable promoteur, fait son apparition en tant que conséquence d’une perception extérieure : ‘je ne l’aime pas - je le hais - parce qu’il me persécute’ « (p. 308). Ici, c’est donc l’affect (amour) qui a subi une déformation qui consiste en un retournement (haine) : ‘« ce qui devrait être ressenti intérieurement comme de l’amour est perçu extérieurement comme de la haine’  » (p. 309).

Cette proposition est reprise en 1915b (« Les pulsions et leurs destins «) mettant au premier plan la polarité plaisir/déplaisir coïncidant avec une redistribution Moi/non-Moi : «  ‘l’extérieur, l’objet, le haï seraient, tout au début, identiques. Au moment où, plus tard, l’objet se révèle être une source de plaisir, il est aimé mais aussi incorporé au Moi, de sorte que, pour le Moi-plaisir purifié, l’objet coïncide à nouveau avec l’étranger et le haï ’ » (p. 38).

Originellement, le monde extérieur est identifié au déplaisant, au mauvais. En 1925a, on reconnaît les mêmes conditions de mise en place du monde extérieur conçu sur la base du pivot des opérations psychiques primitives d’introjection et de projection : ‘« Le Moi-plaisir originel veut s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au Moi, ce qui se trouve dehors et pour lui tout d’abord identique’  » (p. 137). Ce fonctionnement s’étaye sur les motions pulsionnelles orales et reste antérieur à l’introduction du principe de réalité. Le double jeu projection/introjection place le plaisir au-dessus de tout et mène à la création d’un « Moi-plaisir purifié ».

Cette dernière conception de la projection reste très proche de l’approche kleinienne selon une conception qui s’appuie sur la base de relations fantasmées (fantasmes d’incorporation et de destruction sadique) qui marquent la position schizo-paranoïde (1946).

Si nous résumons, à partir de notre inventaire, le mécanisme de la projection (que nous ne pouvons traiter ici dans son ensemble), il est intéressant de retenir deux directions principales :

  • En tant que mécanisme de défense contre l’angoisse, contre l’expression pulsionnelle et contre la culpabilité. Nous aborderons ce dernier point de manière spécifique dans la mesure où nous traiterons par la suite la confrontation à l’objet d’attachement lié au sentiment de culpabilité inconscient (S. Freud, 1916 et 1923 ; M. Klein, 1928).

  • En tant qu’elle est associée aux activités du refoulement. Elle représente une des modalités de l’établissement des relations. Dans ce sens elle est un moyen d’interprétation des données des sens et reste couplée à l’impact perceptuel. Elle appartient donc à la sphère des activités fantasmatiques les plus élémentaires qui placent l’objet à l’intérieur ou à l’extérieur du Moi.

Au regard de la pathologie qui nous intéresse, l’aller-retour entre les deux épreuves projectives nous offre une mesure rigoureuse d’analyse de la problématique pulsionnelle. La dynamique du fonctionnement psychique laisse-t-elle une place à des investissements objectaux ? De quelle manière les planches réactivent la dimension émotionnelle ?