2) Données projectives

Si le T.A.T. offre davantage de sollicitations relationnelles, une fracture régulière s’opère entre les investissements narcissiques et objectaux de par la confrontation singulière à l’impact affectif et représentatif en manque de souplesse et d’ouverture. Compte tenu de l’émergence interne et des impératifs liés à la réalité externe la mobilisation défensive recouvre une hétérogénéité discordante et excitante. La mise en tableau (C/N8) où tout autre processus gelant l’expression pulsionnelle permet d’organiser une production a-conflictuelle. On comprend que les stratégies qui rendent la mise en scène anodine (Banalisation, C/P4) sont susceptibles de renforcer l’effort de maîtrise face à la surcharge pulsionnelle. Autant de procédés qui visent à minimiser la place de l’autre et la sienne, ici la « mise en tableau » s’offre comme « mise en scène » fantasmatique de la poussée vers l’objet selon une polarité narcissique (F. Brelet, 1986, p. 92). L’investissement de la réalité externe constitue un appel d’étayage qui préserve de la représentation de soi à investir quand se pose avec acuité l’épreuve de la souffrance et de la solitude.

La succession des Planches 2 et 3 BM de Boris draine un désengagement quant aux mouvements conflictuels (Planche 2). Quant à l’éprouvé de souffrance, il devient une caricature à partir d’une représentation féminine à la fois « témoins » (étayage) et « fauteur de trouble » susceptible de justifier la critique d’une réalité trop « mauvaise » (Planche 3 BM).

Planche 1 :
« Là, une histoire, ça a l’air d’être un petit village... Là, il laboure le champ, là c’est la fille qui part à l’école, et la mère qui regarde son mari travailler comme d’habitude, toujours les mêmes qui travaillent ».

Planche 3 BM :
« Hou là là, c’est une dame apparemment très triste... Elle est triste, elle a appris une mauvaise nouvelle et puis elle pleure sur son sort, c’est tout ».

Si la « mise à plat » permet d’aboutir à l’écrasement de l’expression subjective, nous observons très souvent le thème de la mort qui fait son apparition, soit caché derrière de longs silences, soit clairement évoqué. Monde mort et vide qui déploie la confusion des investissements narcissiques et objectaux dont nous pouvons recueillir l’amplitude selon deux tonalités distinctes et dominantes :

  • Sur le mode sado-masochique : Sébastien , Planche 3 BM
    « Un enfant battu, qui pleure ou qui est en train de rêver. Il regarde sur le côté, dans le vide. Ça m’arrive de prendre cette attitude quand je pense. On dirait un cercueil... quelqu’un est mort, il pleure dessus... On dirait bien un cercueil, c’est tout ».
    La reconnaissance de la perte est vécue à travers une intense nostalgie, actualisée, qui signe la fidélité à l’objet perdu. On peut penser que le fantasme masochique renforce le contact avec l’objet qui n’est pas le partenaire d’une relation de satisfaction. Le maintien de « zones algogènes » (D. Anzieu) semble entrer au service d’un modèle quantitatif (élévations de tension d’excitation) à valeur « hédonique de l’investissement » (P. Denis, 1992). Nous retrouvons dans d’autres protocoles, toujours Planche 3 BM, une souffrance installée et nécessaire.

  • Sur le mode persécutif : Hervé , Planche 4
    « Des gens qui s’aiment, deux amoureux qui sont apparemment chez eux... Je ne sais pas... Le regard du bonhomme est bizarre. On dirait qu’il y a quelqu’un qui le regarde mal et sa femme le retient. Il y a quelqu’un qui le gêne, qui n’est pas loin dans la pièce. Il a envie d’aller le voir pour lui casser la figure, pour lui parler, ou... Sa femme le retient. Peut-être qu’il a un peu bu ».
    Le conflit pulsionnel n’est pas engagé dans la relation (spéculaire) du couple, ce qui est habituellement traduit. Le « coupable » reste dans les coulisses, il ne figure pas sur la planche, ce qui permet une projection de l’agressivité en dehors de la dyade. La tonalité persécutive organisée à partir du regard (ramener l’objet à la vue/à la vie) laisse finalement place à la relation addictive. Nous suivons ici M. Klein (1934) qui envisage « (...) ce renforcement des peurs et des soupçons paranoïdes [qui] constituent une défense contre la position dépressive qu’ils recouvrent » (p. 324). Nous pouvons ainsi nous interroger sur le responsable conçu comme persécuteur : l’alcool qui finit par « sang-mêlé » reprécise ce qui est haï et craint, engagé dans l’expérience nuisible : attribué à l’extérieur, le « mauvais » objet sera ressenti par la suite dans l’union exclusive à l’alcool.

A cela nous pouvons ajouter un certain nombre de propos de nos patients, pour lesquels l’addiction valorise des aspects englobés à l’intérieur du soi, que l’on pourrait formuler ainsi : « ça m’aide à supporter la haine qui s’est accumulée à l’intérieur, je la sens ».

C’est aussi à partir de l’interprétation des kinesthésies (en association aux dimensions formelle, projective et identificatoire) que l’expression pulsionnelle peut être exploitée à partir du Rorschach. Nous ne trouvons que très rarement des productions kinesthésiques attribuées à l’image humaine. Quand tel est le cas la représentation humaine qui sous-tend le mouvement n’est pas le produit d’une différenciation, d’une délimitation entre le sujet et l’autre. C’est ce que l’on observe dans la construction de la Planche III qui sollicite l’orientation relationnelle et identificatoire :

Henry : alors qu’à la passation l’image humaine n’est pas sexuée, à l’enquête, l’orientation masculin/féminin en face à face est massivement freinée de par la forte charge d’anxiété : « Deux femmes qui tirent sur quelque chose. (...) Pourquoi il n’y a pas un homme en face ? J’aimerais bien mais je ne vois que deux femmes ».

L’expression fantasmatique liée à la symbolique sexuelle est génératrice d’angoisses. Par ailleurs, l’analyse globale du protocole montre à quel point les quantités d’énergie mobilisée sont bloquées, ne permettant aucune possibilité de souplesse.

Boris : « Deux hommes se regardent l’un l’autre, non un homme et une femme parce qu’il y a le coeur au milieu ça veut dire qu’ils sont faits l’un pour l’autre, non... Deux femmes, deux soeurs, deux jumelles... ».

C’est sans doute à partir de représentations humaines chargées d’anxiété, d’hésitations et d’évitement que l’appréhension des kinesthésies s’avère délicate. On observe le plus souvent des mouvements pulsionnels mobilisant de grandes quantités d’énergies qui nourrissent :

  • des kinesthésies animales : elles impliquent « des motions pulsionnelles et les quêtes objectales primaires » (C. Chabert, 1983, p. 176). Elles renvoient, déplacées sur un contenu animal, aux pressions fantasmatiques et pulsionnelles chargées d’agressivité à connotation persécutive.
    Exemples :
    • Karim, Planche VI : « La bête (...) va venir déposer ses oeufs (...) et remonter ensuite pour les mettre à l’abri des prédateurs ».

    • Sébastien, Planche II : « Une tête de cheval, il regarde par là, avec les sourcils ».

  • des kinesthésies d’objets : comme significative « d’une source interne de l’excitation corporelle » (C. Chabert, 1983, p. 182). Leur manifestation renvoie essentiellement à une dynamique explosive et destructrice73. Nous noterons au passage (l’exemple est frappant mais reste isolé) une kinesthésie « sans objet » (Rachid, Planche VIII : « quelque chose en mouvement, qui va se transformer »), qui met à jour un vécu corporel intense et archaïque détaché de tout support formel.

  • des petites kinesthésies : elles apparaissent chez Laurence et Rachid en entraînant une inadéquation du contrôle (mauvaise qualité formelle). Dans les deux cas, les réponses clôturent une séparation imminente et impossible à élaborer. Dans le Rorschach de Laurence l’identification projective en serait le soubassement.

Du côté de la sensorialité, la centration sur la couleur (CF) témoigne d’une fragilité des barrières de protection, ce que nous pouvons corroborer avec la prépondérance de critères P (pénétration) l’emportant sur les variables B (barrière74). L’exploitation des couleurs se réfère plutôt à une réalité désagréable (Cf. Rorschach d’Henry saturé en réponses clob), à des impression dépressives (C’). On note aussi leur signification pulsionnelle qui renvoie à des images brutales et violentes (Cf. Karim et Sébastien : Planche II).

Toujours dans la sphère sensorielle, nous pouvons regrouper au T.A.T. l’investissement du regard, les perceptions sensorielles dans une logique secondarisée (C/N4/N5),ou selon l’expression du primaire (E5 et E14). La Planche 4 de Karim présente cette surenchère sensorielle mobilisant fortement le ressenti (C/N5) qui finit par faire basculer le récit dans un fantasme de persécution (E14) : « Une personne qui a envie de partir... Il a le visage tendu et le regard froid, et la femme qui essaie de le retenir ou de le réconforter, et lui il tourne la tête avec un regard assez froid, je dirais plus un regard perçant ».

En résumé : Le point essentiel implique l’appréciation économique qui concerne des motions pulsionnelles en quête objectale sans possibilité de décharge secondarisée. Il est important de noter dans quelle mesure les modalités kinesthésiques ne signent pas d’appartenance au règne humain, ou, quand c’est le cas, par le biais d’une relation symbiotique ou spéculaire. Retenons aussi le surinvestissement du travail sensoriel, qui, parfois inutilisable au niveau de l’aménagement de la réalité interne, se traduit par des vécus persécutifs. Là encore, il suffit de relever un certain nombre de réponses pour mettre à jour des confusions de registre (télescopage des rôles, importance du blanc au Rorschach) Moi/non Moi. La traduction de l’affect à partir de l’attitude corporelle (procédés C/N4) reste une autre manière d’évoquer un manque et un besoin de délimitation. L’expérience corporelle, ou la peau comme expérience de la limite, a sans doute une consonance métaphoro-métonimique avec les deux fonctions de la peau selon D. Anzieu (1985, p. 61) : celle du sac qui retient à l’intérieur le bon, et de barrière qui protège de la pénétration en provenance de l’extérieur.

A partir de ce qui nous est livré dans les tests projectifs, nous retenons : le manque de traitement de la charge pulsionnelle qui se retrouve dans des réponses organisées en processus primaire, des oscillations rapides concernant l’état émotionnel interne soit balayé, soit interprété dans des craintes de persécution. D’autre part le manque d’appropriation des visées érotiques implique une confusion entre la réalité du Moi et celle de l’objet senti comme une perte inconcevable. La porosité des limites (P) et les tentatives de démarcations engagées montrent une négociation difficile du conflit qui aboutit à des manifestations de clivage, comme nous le verrons par la suite. Ceci a pour conséquence que l’on ne peut poser le problème des mutations sujet/objet (interne et externe) dans la seule exploration des concepts de projection et d’introjection. Comme le note Fl. Bégoin-Guignard (1984), Freud n’a pas considéré la dialectique projection/introjection dans une définition utilisant le concept d’objet partiels, ni n’a utilisé la distinction entre les objets externes et les objets internes : «  ‘Dans la conception freudienne, il ne saurait être question de projection dans des objets internes pas plus que d’introjection dans des objets internes ’ » (p. 526). Nous ne devons pas non plus négliger que dans la théorie freudienne, la projection prend toute sa dimension apparemment nouée toute entière avec la problématique du refoulement.

Notre clinique semble davantage mettre en cause des niveaux d’investissement plus régressifs résultant du clivage, intégrant divers aspects du déni (de la différence des sexes et des générations) ainsi qu’une idéalisation omnipotente s’opposant à la libération d’affects violents.

Arrivé à ce stade nous pensons que c’est à partir de l’utilisation du concept d’identification projective, conçu à l’intérieur d’une problématique où le clivage du Moi (et celui de l’objet) est prépondérant, que nous pouvons approfondir l’unité du lien à l’objet d’addiction : en tant qu’objet externe dépositaire de toute l’expérience émotionnelle quand les rapports entretenus avec l’objet interne ne visent qu’à détruire la bonté de l’objet alors endommagé. C’est probablement dans ce sens que nous devons considérer le statut extra-territorial du produit d’addiction.

Notes
73.

Je renvoie aussi le lecteur aux pages 70-72 où nous avons développé la dimension traumatique à partir des menaces d’éclatement et d’explosion dont témoigne, au Rorschach, l’importance de la charge pulsionnelle.

74.

Voir notre approche méthodologique.