4) De l’identification projective à la projection ou la question de l’intégration de l’état subjectif

Rappelons que H. Kohut (1971) établit une continuité entre narcissisme normal et pathologique dans lequel le « soi-grandiose » (qui correspond jusqu’à un certain point au Moi-plaisir purifié de S. Freud (1915b) représente une forme archaïque de ce qui peut devenir un soi-normal dans un processus de travail analytique. H. Kohut examine les vicissitudes du développement des investissements libidinaux, mais ne les relie pas aux premiers investissements agressifs. Dans son domaine conceptuel, il fait jouer aux forces libidinales une primauté si bien que l’investissement pulsionnel semble essentiellement envisagé sous forme de deux pulsions libidinales déterminées par des qualités intrinsèques : ‘« le narcissisme ne se définit pas par le lien de l’investissement instinctuel (que ce lieu soit le sujet lui-même ou un objet) mais par la nature ou la qualité de la charge instinctuelle elle-même ’ » (p. 34).

O. Kernberg (1975a-b) présente aussi un diagnostic différentiel entre narcissisme normal et pathologique. Suivant la conceptualisation d’H. Kohut, pour comprendre le narcissisme pathologique, il accorde une plus grande importance à la combinaison des rejetons pulsionnels libidinaux et agressifs en les reliant aux relations d’objets internalisées : «  ‘l’investissement narcissique (c’est-à-dire l’investissement dans le soi) et l’investissement d’objet (c’est-à-dire l’investissement dans les représentations d’autrui et dans les autres êtres humains) apparaissent en même temps et s’influencent l’un et l’autre de façon étroite, si bien qu’on ne peut étudier les vicissitudes du narcissisme normal et pathologique sans les relier au développement des relations d’objets internalisées, liées aux rejetons pulsionnels à la fois libidinaux et agressifs’  » (1975b, p. 75).

Tout ceci met en jeu le type d’investissement narcissique dans un continuum développemental qui va donner naissance à une structuration pour établir une « bonne » représentation sujet/objet lors d’expériences affectives agréables. Si l’on considère le narcissisme d’un point de vue libidinal, on peut penser que la surestimation de soi joue un rôle fondamental fondé sur l’idéalisation. Elle est maintenue grâce à des identifications omnipotentes, introjectives et projectives aux bons objets et à leurs qualités. Cette étape correspond au processus d’identification introjective et va constituer la base de l’empathie et de l’intersubjectivité.

Si nous revenons maintenant à la projection, nous pouvons dire qu’elle entraîne une identification avec autrui différente de l’introjection qui elle intègre dans le Moi certains traits qui appartiennent à l’objet. Quand l’introjection ne peut, en retour, intégrer, organiser les traits de l’objet devenu « insupportable », nous avons de bonnes raisons de penser que c’est par le mécanisme d’identification projective que ce qui est projeté de l’expérience du Moi tente de ne plus subir l’influence de l’objet. Les degrés de violence et de sadisme envers l’objet n’établissent pas moins que l’effort de lui échapper.

O. Kernberg (1987) reprend les processus de projection et d’identification projective à partir de la proposition suivante : «  ‘Une ligne développementale irait de l’identification projective, fondée sur une structure du Moi centrée sur le clivage (« dissociation primitive ») comme mode de défense principal, à la projection, fondée sur une structure du Moi centrée sur le refoulement comme défense de base (...). En résumé, la prévalence du clivage ou du refoulement comme moyen de défense principal déterminerait si c’est l’identification projective ou la projection qui prédomine’  » (p. 141-142).

L’utilisation de mécanismes projectifs serait donc davantage le lot des organisations névrotiques, liées à l’opération du refoulement. La projection est une issue plus « saine » au cours des étapes de la constitution des relations d’objet, même si par la suite elle peut traduire une mauvaise adaptation due à la distorsion de la réalité externe qu’elle implique.

A partir de trois « vignettes » cliniques choisies selon les stades avancés du développement structural (névrose, état limite, psychose), O. Kernberg pointe l’activation, en parallèle, de la projection et de l’identification projective. Grâce à l’attention qu’il porte aux implications interpersonnelles du comportement du patient et à l’activation en lui de dispositions affectives puissantes, il en vient à l’analyse suivante :

  1. L’identification projective est une opération défensive qui bien que primitive n’est pas liée à la psychose. Dans la névrose elle peut y jouer un rôle lors d’une régression temporaire et sévère. Tous les patients peuvent communiquer par le biais d’un comportement non-verbal, et utiliser les mots comme moyen d’action. Plus le comportement non-verbal prédomine et plus l’identification projective sera utilisée pour modeler les aspects non-verbaux.

  2. Chez les patients ayant des relations d’objet psychotiques, l’identification projective reste un moyen de contrôle omnipotent empêchant de sombrer dans un état confusionnel. Chez les patients ayant une organisation limite de la personnalité où prédomine un clivage entre les états bons et mauvais du moi, l’identification projective produit un échange entre l’expérience interne et externe ; elle tend à diminuer l’épreuve de réalité dans le domaine où a lieu cet échange, mais ‘« le patient maintient une sorte de frontière entre les éléments projetés et son expérience de soi’  » (1987, p. 143).

  3. A l’opposé, ou à l’étape suivante, la projection consiste à refouler une expérience intrapsychique inacceptable, la projeter sur un objet étranger au Moi, pour en terminer. Il n’y a pas « d’induction comportementale » au sens où l’entend O. Kernberg : la projection dans l’objet n’induit pas une expérience intrapsychique correspondante. En conséquence, la projection nécessite un état subjectif stable : l’organisation interne est intégrée en une entité continue capable d’évaluer et de classer les états subjectifs, conditions pour que le refoulement soit un moyen de protéger le Moi : ‘« la projection, telle qu’elle a été définie, nécessite l’intégration finale du concept du soi ou du soi catégorique’  » (Ibid., p. 147).

L’identification projective reste donc l’étape la plus précoce correspondant à une distorsion de la réalité et permettant de maintenir une empathie avec ce qui est projeté.

Par « empathie », il est nécessaire d’interroger deux acceptations liées aux états subjectifs : ‘« l’identification projective, pourrait-on dire, assure la capacité à l’empathie dans des conditions de haine, en parallèle au développement de l’empathie en concomitance avec la différenciation entre représentations de soi et d’objet lors d’expériences affectives aiguës agréables qui conduisent à l’introjection (...). L’identification projective, bien qu’elle trouve son origine dans une empathie primitive avec ce qui est projeté, tente de dissocier ce qui est projeté de l’expérience du soi, et manoeuvre contre l’établissement d’une empathie dans le sens ordinaire du terme’  » (O. Kernberg, 1987, p. 149).

Outre l’opposition entre processus normal et mécanisme défensif, il nous semble intéressant de relever deux formulations de l’empathie liées au vécu « aigu » de ce qui est projeté. Un premier aspect « positif » de l’empathie semble davantage découler des pulsions libidinales, en référence à un registre de situations où le sujet a pu intégrer dans son monde interne un « bon » objet devenu une partie du soi. C’est sur cette base que peuvent s’établir les sentiments amicaux et la sympathie. Au contraire, l’aspect « négatif » de l’empathie correspond à l’utilisation pathologique de l’identification projective caractérisée par la haine et le sadisme dus au broiement implacable de l’activité destructrice.

Ceci met bien évidemment en jeu les facteurs qui ont concouru à une désunion des aspects libidinaux et agressifs, étroitement en rapport au type d’investissement narcissique des relations d’objet internalisées, telles que le suggère O. Kernberg en 1975a-b.

Dans la chronique des « aspects agressifs du narcissisme », H. Rosenfeld (1971) décrit une organisation du Moi dans laquelle l’activité des parties destructrices est désunie et clivée à l’extrême des parties libidinales et protectrices. Les parties destructrices omnipotentes sont idéalisées puisqu’elles empêchent les relations de dépendance à l’objet ce qui se traduit sur un plan clinique par une identification à la partie destructrice et corrélativement une attaque contre les parties du sujet lui-même. Ce que l’on a pu considérer des obstacles vis-à-vis du processus thérapeutique (réaction thérapeutique négative, transfert par retournement - R. Roussillon) me semble constitutif d’opérations de clivage et de fantasmes omnipotents grâce auxquelles les parties indésirables peuvent être projetées et contenues à l’intérieur de l’objet dans lequel elles sont projetées.

En rapport avec les processus thérapeutiques, A. Malin et J.-S. Grotstein (1966) distinguent la projection de l’identification projective en adoptant l’idée que la projection serait uniquement utilisée pour faire face aux pulsions. Mais puisque l’organisation pulsionnelle prend place dans un contexte de relations d’objet, et de relations d’objet intériorisées, la connexion entre les composés pulsionnels en lien avec la représentation interne de l’objet justifie l’usage du terme d’identification projective par opposition à la simple projection : ‘« une projection, par elle-même, semble n’avoir de sens que si l’individu peut maintenir un certain contact avec ce qui est projeté. Ce contact est une sorte d’intériorisation, ou, vaguement, une identification’  » 79.

Selon ces termes, la notion d’identification projective se justifie mais reflète les mécanismes et les processus impliquant le transfert et le contre-transfert jusqu’à une tendance plus générale mettant en relief les phénomènes complexes sur lesquels s’établit une perspective interactionnelle.

Tout cela laisse une ample marge de discussion à la notion d’identification projective. Dans la pathologie qui nous intéresse et en lien avec la contribution d’O. Kernberg, nous pensons que l’identification projective se produisant avec l’objet externe présente un effort d’arrière-garde pour se garantir de ce qui ne peut être évité du dehors. L’objet « d’addiction » permettrait que quelque chose d’intérieurement intolérable puisse être non seulement échangé, mais qualifié, en provenance de l’extérieur. En d’autres termes : comment les parties destructrices entrent et coïncident avec l’objet externe ? Comment le sujet se place sous la dépendance de l’objet « bon » détrôné à son tour ? Comment les parties destructrices sont investies et semblent se placer en opposition du premier objet combiné bouche/sein-mamelon ?

Nous avons déjà associé les caractéristiques limites de l’objet d’addiction permettant une satisfaction limitée lorsque le danger pulsionnel est tel qu’il devient vital de désigner à l’extérieur un objet de synthèse, en réponse à l’antithèse de l’investissement d’objet et de l’investissement du Moi. C’est dans ce contexte que nous avons été amenés à constituer l’objet d’addiction comme un « pare-désinvestissement » (P. Aulagnier, 1989).

Dans ce qui nourrit l’expérience et le sentiment du Moi via la circulation de l’objet d’addiction, l’identification projective avec l’objet externe répondrait à trois opérations :

Notes
79.

Malin A. et Grotstein J.-S. (1966). L’article n’est pas traduit. L’extrait que je propose est traduit par Sandler J. (1987), p. 64.