1) Manifestation du clivage

- Rappel théorique

Le clivage du Moi est introduit par S. Freud (1927) pour décrire, dans le cas du fétichisme, deux attitudes psychiques opposées et non contradictoires dans lesquelles ‘« la perception [de l’absence de pénis de la femme] demeure et on a entrepris une action très énergique pour maintenir son déni’  » (p. 134). En 1938a, « la déchirure dans le Moi » reste une solution habile pour se garantir de puissantes revendications pulsionnelles sous l’influence d’un traumatisme psychique. Il s’en suivra une conjugaison de deux attitudes psychiques sans conflit, l’une déboutant la réalité, l’autre la reconnaissant, simultanément : ‘« les deux réactions au conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d’un clivage du Moi ’ » (1938a, p. 284). Dans son Abrégé, S. Freud (1938b) étend la notion de clivage, depuis les perversions et la psychose, à la névrose en ajoutant que ces ‘« deux attitudes (qui) persistent tout au long de la vie sans s’influencer réciproquement’  » (p. 79) soulignent deux éventualités, essentiellement d’ordre topique mais non aisées à reconnaître sur le plan clinique : le clivage au sein du Moi et le clivage entre instances (Moi et Ça).

Par la suite W.-R. Fairbairn (1952) attira l’attention sur l’interrelation entre les structures du Moi et les objets internalisés en se centrant sur les aspects structuraux du clivage et la fragmentation du Moi. M. Klein (1946) traduit en terme de clivage des objets, s’accompagnant d’un clivage corrélatif du Moi en « bon » et « mauvais » Moi, un processus qui appuie la cohésion et l’intégration du Moi à partir de l’introjection de l’objet bon qui sera utilisé par le Moi pour se prémunir de l’angoisse, liée dans une certaine mesure à la libido. La cohésion plus ou moins grande du Moi résulte donc en partie de la capacité à tolérer l’angoisse primaire, ce qui peut impliquer un clivage excessif du Moi avec comme réponse particulière la sensation de fragmentation, de tomber en morceaux.

Bien que les conceptualisations relatives au(x) clivage(s) diffèrent, nous pouvons déjà exploiter trois lignes de son fonctionnement :

  • En tant que première ligne de défense primitive dans un contexte où l’immaturité psychique est telle que le clivage s’organise pour apporter une réponse à l’angoisse.

  • Il concerne une expérience traumatique qui trouve une extension dans la sphère du narcissisme chez S. Ferenczi (1934) avec ce qu’il appelle « le clivage auto-narcissique » : la partie clivée du Moi, en tant « qu’intelligence pure » sert d’instance auto-perceptive, c’est-à-dire qu’elle mesure l’étendue des dommages en même temps qu’elle ne laisse accéder à la perception que ce qui est supportable (p. 144). Nous pouvons considérer la scission du self authentique et du faux self selon D.-W. Winnicott (1960a-b) comme un autre élément de la compréhension du clivage lorsque les empiétements de l’environnement ne peuvent être « incorporés 82 à la toute-puissance de l’enfant » au stade de la dépendance absolue (1960a, p. 369).

  • Enfin, le clivage, caractéristique des étapes très précoces du Moi, peut être utilisé comme une solution pathologique défensive, comme l’a très bien expliqué J. Bergeret (1974, 1975 et 1979), offrant la possibilité pour le sujet-limite de se préserver d’une confrontation directe avec l’ambivalence et à la souffrance dépressive liée à la perte de l’objet. Dans une même perspective, H. Rosenfeld (1971) met l’accent sur les parties clivées du narcissisme destructeur et omnipotent institué comme un « contre-pouvoir » de la partie libidinale étroitement en rapport avec les relations de dépendance vécues dans l’enfance. O. Kernberg (1975) fait la synthèse de l’ensemble des traits descriptifs de l’organisation limite de la personnalité. Il mentionne qu’à l’étape précoce du développement du Moi les rejetons pulsionnels libidinaux et agressifs s’élaborent séparément de par le manque de possibilité intégrative. Par la suite, dans le cas d’un organisation limite, la synthèse d’introjections positives libidinales et négatives agressives est bloquée de part la sévérité des pulsions agressives de telle sorte que le clivage «  ‘qui n’était qu’au début qu’un simple défaut d’intégration est ensuite utilisé activement à d’autres fins’  » (1975, p. 51).

Les travaux de G. Bayle à ce sujet nous semblent d’un grand intérêt et particulièrement dans la perspective dans laquelle nous estimons devoir nous placer pour aborder la pathologie de l’addiction. Si O. Kernberg conçoit le retour à une position antérieure, au clivage comme manifestation clinique associée à la défaillance de la fonction de synthèse du Moi, G. Bayle (1996) considère un « clivage fonctionnel », lorsque le refoulement est débordé, qui constitue un contre-investissement narcissique évitant au Moi d’affronter un contenu dangereux. Ces clivages fonctionnels peuvent être temporaires ou maintenus en vue d’isoler le Moi définitivement de blessures irréparables. Ils sont mis en place pour défendre l’investissement du Moi et des objets contre un remaniement menaçant qui ne peut s’intégrer au sujet : ‘« Le clivage fonctionnel écarte la remise en cause des répartitions et des interactions entre les parties du sujet qui ont fait l’objet d’une appropriation subjective, base du sentiment d’identité, et celles qui : 1/ (...) restent dans l’indistinction sujet/objet primaire, le fond de l’inconscient : le ‘jamais-subjectivé’ ; 2/ reviennent de l’extérieur étranger, après avoir été déniées: ‘le jadis-dénié’ ’ » (p. 1419). Autrement dit, les clivages fonctionnels s’opposent, contrecarrent, ce qui appartient au règne de l’inquiétante étrangeté et sont mis en jeu entre le Moi et les perceptions endogènes ou exogènes.

On peut dès lors s’interroger sur la relation que les patients addictés mettent en place à travers un objet clivé, constitué par ses deux facettes complémentaires et de qualités opposées : le manque/l’euphorie comme traduction endogène d’un objet extrêmement bon et mauvais. Quel que soit l’objet en cause dans le réel (alcool, opiacés...) cette même caractéristique bipolaire le concernera. Il va sans dire que plus les sensations du manque seront violentes, plus l’euphorie recherchée s’en trouvera augmentée.

Cette manière de traiter la sensation, bonne et mauvaise, de la requalifier par l’opération addictive, s’élabore à travers le collage d’un objet clivé dont on convient volontiers, avec G. Bayle, qu’il joue un rôle de clivage fonctionnel : ‘« les clivages réalisent une union par collage entre un Moi blessé ou carencé et une structure psychique vouée à l’annulation des effets de la blessure ou de la carence. Cette structure psychique peut être une partie du Moi ou de la psyché d’autrui, en tout ou en partie. La recherche de cette union réparatrice et a-conflictuelle nous fait dire qu’il n’y a pas de clivage sans collage ’ » (p. 1403).

L’objet addictif, indispensable à la protection du Moi ainsi isolé, comme encapsulé, serait donc le reflet de ce hiatus de la construction psychique. Il reste une tentative de délimitation de l’expérience subjective en contribuant à éliminer l’inquiétant auquel le Moi est inféodé en lui donnant une autre justification dans laquelle le sujet se fait auteur de son propre asservissement. Il répond donc à une logique narcissique de comblement d’une carence dépendante des défaillances de la fonction de synthèse du Moi. Ainsi la rétention, l’expression des affects et de la sensualité (« je sens ma haine quand je bois » ou « le shoot me rend doux comme un agneau ») font partie de ce qui est reconnu dans l’expérience addictive.

On peut comprendre que la scission du même objet (totalement bon et totalement mauvais) garde de son utilité. Chaque facette contribuera à différencier les caractéristiques des perceptions, socle dont dépend la différenciation des représentations de soi et d’objet.

Notes
82.

Nous pensons que l’expression “ incorporer ” de la manière dont D.-W. Winnicott le conçoit est plus à relier aux expériences d’introjection favorables aux sentiments de continuité d’existence, tandis que “ l’incorporation des empiétements ” pourrait décrire certains aspects de l’identification à l’agresseur telle que le développe S. Ferenczi (1933) dans son article : “ La confusion de langue entre les adultes et l’enfant ”.