- Identification projective avec l’objet interne

Dans l’analyse d’une histoire racontée par le romancier Julien Green (Si j’étais vous), M. Klein (1955) donne une illustration des mécanismes schizoïdes et en particulier de l’identification projective fonctionnant avec les objets intériorisés (père séducteur ressenti comme mauvais, ce qui dans le roman réside dans le pouvoir magique accordé au héros par un pacte avec le diable). Elle envisage les transformations de Fabien, qui au fur et à mesure du roman s’introduit dans le corps d’autres personnes dont il envie les qualités, dans le soubassement de l’identification projective avec l’objet externe : la pénétration et l’évacuation de contenus intolérables narcissiquement dans la peau de l’autre qui les contient et dont Fabien garde la maîtrise. Ceci conduit également à une perte de l’identité interne qui revient à rester sans plus aucune connaissance de son histoire.

Ce que M. Klein interprète sous le prisme de l’identification projective avec l’objet interne endommagé puis avec l’objet externe nous semble tour à tour convoquer les effets « adhésif » (E. Bick, 1968) et « intrusif » (D. Meltzer, 1975) de l’identification projective. Passant de sa peau à celle de l’autre, ce qui donne à Fabien un vague sentiment de confiance, la signification du récit témoigne du manque d’introjection de la fonction contenante selon un mode de relation permettant la constitution d’un espace à l’intérieur du sujet. L’objet externe n’est tout au plus qu’une surface jouant le rôle d’une « seconde peau ». D’autre part, la partie satanique et malveillante de Fabien est en opposition constante avec les bons objets internes, dont l’une des conséquences est la pénétration dans le corps de l’autre.

Selon le besoin fondamental d’évacuer les contenus destructeurs et dangereux ou/et de se nourrir de ce que l’objet externe peut apporter de réconfort, nous pensons que se tisseront de façon privilégiés des modes « adhésifs » ou « intrusifs » apportant une coloration au développement de l’identification projective dans son apparition pathologique. Notre manière de concevoir ces modalités est issue de nos observations cliniques : quand la drogue ne suffit plus à envelopper l’expérience émotionnelle ressentie en douceur (et par là même, à anesthésier tout ce qui se combine à une souffrance, un danger, ressentis comme des pénétrations internes) ce sera la destruction - pénétration - de l’autre qui permettra d’évincer les contenus hostiles ; autre qui est toujours vécu dans un état d’esprit semblable à ce qui est évacué (« il me regardait mal », « elle voulait ma mort pour me quitter »)95.

D. Meltzer (1966, 1984a-b) accorde un lien étroit entre le processus de l’analité et les premières descriptions de M. Klein sur l’identification projective. Son matériel clinique et sa discussion théorique rassemblent deux axes : l’identification projective avec les objets internes dans la surestimation des fantasmes anaux qui contribue à la formation d’une pseudo-maturité semblable aux descriptions d’H. Deutsch (1934) ou de D.-W. Winnicott (1960b). La caractérologie est la suivante : «  ‘après un repas, le bébé est replacé dans son berceau et, quand la mère s’en va, grâce à une assimilation hostile des seins de la mère avec les fesses de celle-ci, il commence à explorer son propre derrière, en idéalisant sa rondeur et sa douceur et finalement en pénétrant son anus pour atteindre les fèces qui y sont retenues et cachées. Lors de ce processus de pénétration, prend la forme un fantasme d’intrusion secrète dans l’anus de la mère pour la voler, dans lequel les contenus rectaux du bébé deviennent confondus avec les fèces idéalisées de la mère, qui sont imaginées comme retenues par elle pour nourrir le papa et les bébés-internes’  » (p. 151).

Cette cristallisation préoedipienne entraîne deux conséquences : une idéalisation du rectum comme source de nourriture et l’identification projective avec la mère interne qui annule la différenciation entre l’enfant et l’adulte. La confusion résultant de la masturbation anale entraîne un état d’excitation intense qui engendre un fantasme de coït pervers dans lequel les parents internes se font énormément de mal l’un à l’autre. L’identification projective avec les deux personnages internes endommage les objets internes à la fois à cause de la violence de l’intrusion effectuée en eux et de la nature sadique du coït. L’état de tension crée une absence de satisfaction et une fusion/confusion entre les parties bonnes et mauvaises de l’intérieur du self. Quand opère cette identification projective avec l’objet interne, ce que D. Meltzer (1984a) traduit sous le terme d’» identification intrusive »96, un noyau de terreur à caractère énigmatique est intériorisé dans le self. Les contenus du « claustrum » envahissent les modes primitifs inconscients de communication dans lequel toute stimulation de l’intérieur du corps devient inappropriée. L’emprisonnement du self dans le « claustrum » de l’identification intrusive modifie le sentiment d’identité (pouvant aller jusqu’à l’aliénation) puisque l’intérieur de l’objet interne intrusé fonctionne comme un « attracteur » au centre du psychisme. Mais les parties du self sont aussi contenues dans d’autres secteurs insuffisamment puissants pour rassembler les expériences de la réalité interne. Dès lors, l’espace mental devant l’indifférenciation de ses contenus - et de la qualité de leur espace intérieur - ne permet pas un développement du self harmonieux. La description par Erickson du sentiment d’» identité diffuse » présente quelques analogies avec cette organisation du fonctionnement psychique par identification projective intrusive.

A. Ciccone (1995) propose de ramener la relation fantasmatique entre le Moi et les objets internes énoncée par D. Meltzer dans l’espace des fantasmes d’incorporation : ‘« l’objet interne pénétré par identification projective est alors un objet incorporé’  » (p. 242). Sa terminologie nous semble pertinente dans la mesure où l’objet incorporé va fonctionner comme une « crypte » (N. Abraham et M. Torok), un territoire attracteur de l’inconscient. D’autre part cette traduction dynamique permet de distinguer la nature de l’élaboration psychique entre l’introjection et l’incorporation. Dans le premier cas, les processus tendent à élargir l’expérience identificatoire, à donner une épaisseur à la vie émotionnelle (W.-R. Bion a décrit un large éventail des opérations de transformation) qui prend part au développement d’un sentiment authentique d’identité. Dans le second cas, l’incorporation de l’objet résultant de l’identification intrusive précède l’introjection et en déterminera les modalités (A. Ciccone et M. Lhopital, 1991). Il s’ensuit un « enkystement » oeuvrant à l’intérieur du psychisme.

Ce point est important pour comprendre le soubassement de l’identification projective avec l’objet externe, dans l’expérience addictive.

En tant que processus omnipotent, il relance donc l’automatisme de répétition dans une « soif émotionnelle » en dépit de ce qui n’a pu être assimilé par le travail introjectif. Dans une efficacité extra-territoriale (ne risquant plus d’être détruit par les pulsions agressives) nous pouvons penser qu’à l’instar d’une introjection réussie, ce nouvel « incorporat étranger » agira comme un attracteur externe sur la connaissance émotionnelle. Nous en prendrons connaissance au fur et à mesure de notre développement.

Nous allons maintenant aborder l’identification projective telle qu’elle apparaît aux données projectives, de sorte qu’à nouveau il est question de projection dans les objets internes (ce qui n’apparaît pas dans la conception freudienne). Nous serons là particulièrement attentifs à la dimension qualitative de l’intérieur de l’objet interne.

Notes
95.

Une remarque de Fl. Bégoin-Guignard (1984) prend toute son importance, en particulier sur la suprématie du pôle projectif ou identificatoire au service de l’identification projective. En effet si le côté projectif de l’identification projective dépend à l’origine totalement du sujet, ce sont les divers aspects de l’objet externe qui donneront le ton au côté identificatoire de ce processus (p. 522).

96.

Ceci dans le but de différencier les qualités structurales du “ contenant ” qui représente l’intérieur de l’objet, et le claustrum, qui, dans les phénomènes pathologiques est un contenant envahi, pénétré par identification intrusive. Cette distinction est suggérée à partir d’une discussion qu’il effectue entre les concepts d’identification projective (M. Klein) et de contenant/contenu (W.-R. Bion). Mais ne perdons pas de vue que “ l’identification intrusive ” est une identification projective à effet d’intrusion dans l’objet interne.