Les implications identificatoires concernant la relation à l’objet 011interne intrusé :

Celles-ci se présentent dans un continuum concernant des phénomènes d’intrusions amenés selon une exploration confuse entre les qualités externes et internes, la pénétration étant alternativement subie et agie. En considérant dans leur succession les Planches 3 BM et 11 dans le protocole de Laurence nous relevons comment le « repli sur soi », dans son ancrage corporel, apparaît comme une tentative de pallier le manque d’introjection d’un objet capable de contenir l’expérience sensorielle. C’est ainsi que les contrastes des planches sont investis dans un renversement toujours possible entre le dedans/le dehors, l’agresseur/l’agressé.

Planche 3 BM : « Une femme qui n’en peut plus. Il est noir dans la pensée, mais il y a beaucoup de blanc sur l’image, c’est ce qui est bizarre. Enormément de tristesse en elle et le blanc c’est le jour, c’est pour cela qu’elle tourne le dos (...). Elle se replie sur elle-même, il fait beau dehors mais elle est noire au fond d’elle-même (...) ».

La problématique dépressive est traduite par une série de procédés constitutifs du fonctionnement narcissique. Toutefois, les affects dépressifs, de par l’impossibilité à investir une relation d’objet, font émerger des processus beaucoup plus archaïques. Ici, c’est le corps qui est investi pour donner sens à l’éprouvé subjectif. Le corps, porteur des traces d’une mémoire archaïque, exacerbe l’appréciation de ce qui sépare deux espaces : « dehors » et « dans la pensée », le Moi et le non-Moi indifférenciés. De l’infortune désespérée à ne pouvoir clairement localiser et délimiter ce qui appartient aux mondes interne et externe, l’expérience de détresse envahit et oriente le mouvement perceptif révélant un processus de clivage du Moi (S. Freud, 1927 et 1938a). C’est à partir de la perception du blanc (effacement de la représentation d’objet ayant entraîné avec lui toute « image » de soi) que les représentations du bon et du mauvais oscillent à l’extrême. Le mouvement de « repli sur soi-même » décrit notamment un processus de retournement contenant/contenus. En considérant la division du bon et du mauvais à partir de l’éclairage kleinien nous pouvons traduire le surinvestissement du travail sensoriel accompagnant l’expression corporelle caractéristique du détachement par clivage d’aspects du soi redoutés comme mauvais. En l’absence d’objet, le destin du nocif à expulser prend pour cible le sujet qui devient pour ainsi dire un « objet par substitution ». Notre point de vue n’est pas sans lien avec l’interprétation du jeu que proposa S. Freud (1920) dans laquelle il mentionne comment le vécu du sujet est transféré pour devenir le vécu d’un objet : « En même temps qu’il passe de la passivité de l’expérience à l’activité du jeu, l’enfant inflige à un camarade de jeu le désagrément qu’il avait lui-même subi et se venge ainsi sur la personne de ce remplaçant » (p. 55).

Planche 11 : « Des ruines (...) comme certains pourraient représenter l’enfer avec des bestioles bizarres, le noir, le feu (...). Ça me fait penser à un petit tunnel mais on ne voit pas la lumière au bout, et puis il y a ce dragon (...). Chaque fois que je vois des personnes ça me paraît tellement banal, y’a rien d’original à dire ».

Plus que l’appréciation du monde figuratif, ce sont les contrastes qui sont privilégiés, interprétés dans un contexte sensoriel marqué par des fantasmes de persécution. Le combat entre « le bon » et « le mauvais » sollicite fortement la représentation clivée de l’objet. Paradoxalement, l’investissement sensuel voire auto-sensuel sert de contre-investissement aux angoisses de persécution. Les aspects chaotiques synonymes de dangerosité sont finalement projetés en-dehors de la planche sur le règne « humain » si banal. Appréciation qui dégage à la fois la recherche de l’objet (resté anonyme et informe) et le besoin de satisfaction pulsionnelle. C’est sans doute sous cet auspice que les attaques répétées du clinicien lors de la passation restent la voie de décharge privilégiée. D’autre part, si la planche bouleverse l’ordre prégénital, elle reste un répertoire d’éléments sensoriels bruts (émergence de procédés E saturés en processus primaires) qui ne peuvent être utilisés pour organiser la pensée. Défaillance susceptible de rendre compte de l’échec de la fonction alpha (W.-R. Bion, 1962a).

D’autres réponses choisies dans le Rorschach de Laurence véhiculent une même confusion entre l’expérience d’intrusion agie ou subie : « l’ogre et le chat botté » (Planche IV, réponse 8), la succession « croix-épée » (Planche VI, réponses 10 et 11) ou « eau-feu » (Planche IX, réponses 16 et 18).

Le Rorschach de Sébastien, Planche II, met en relation ce qui a été incorporé au sein du Moi comme une blessure indélébile, en relation à l’empiétement du premier objet externe : le « coeur éclaté » ou la « tête qui a éclaté » sont repris dans l’épreuve des choix : « pour le coeur qui explose parce que ma mère m’a brisé le coeur quand j’étais petit ».

Chez Boris, les implications de l’intrusion dans l’objet interne sont comparables à ce que décrit H. Rosenfeld (1971) : l’intérieur de la personnalité est vécu comme quelque chose mauvais, dominant les parties bonnes, auquel le sujet s’identifie. L’idéalisation du mauvais qui jalonne le Rorschach répond en partie au retrait narcissique dans l’objet interne destructeur, et rend compte de la faillite des capacités de contenance.

Boris , Planche V, réponse 9
« un beau papillon, il a des antennes » (enquête : « un beau papillon noir, c’est inattendu »).

L’emploi de la banalité recouvre un sentiment d’inquiétude reconnu dans sa réalité émotionnelle (C’) qui est très rapidement modifié au moyen de l’idéalisation. Ici le mauvais (destructeur) et le bon sont maintenus au profit d’une réponse unique, ce qui provoque un sentiment d’insécurité intense du fait de la confusion entre le mauvais et le bon (haï ou détruit par erreur).

Un dernier exemple résume nos observations. Il s’agit de la Planche V du Rorschach de Rachid. Il est intéressant de traduire dans leur succession les réponses amenées :

Le bon objet idéalisé reste une tentative, très rapidement inefficace, de sauvegarder l’investissement du bon. Le mauvais revient sous-tendu par des fantasmes de dévoration. Dans ce contexte, l’expérience sensorielle reste indétachable des modes de fusion (« ventre à ventre »). Le contenant interne défaillant ne permet plus une délimitation de l’expérience sensorielle qui ne peut prendre forme dans l’espace psychique (« il n’y a même pas de forme de l’intérieur »). C’est donc par l’expérience de collage que la qualité sensorielle est nécessairement investie.

A partir de là, nous pouvons considérer que l’objet externe dans l’expérience addictive est concerné permettant l’appréhension de l’expérience sensuelle. Dans la mesure où les objets internes restent très endommagés, l’objet externe sera appréhendé comme un « représentant » des objet internes et inversement les objets internes « s’incarneront » dans les répliques du lien à l’objet d’addiction, bon et mauvais.