3) Identification projective et clivage par collage à l’objet d’addiction

C’est donc au niveau des relations d’objet partiel, de l’effacement d’une partie de la réalité interne comme externe que la conception kleinienne du clivage s’organise, avec son montage et son fonctionnement qui implique tout autant le Moi que l’objet. Nos protocoles dégagent avec acuité une opposition qui s’emboîte et persiste en termes de « bon »/» mauvais ». Si la primauté de l’accomplissement des « effets de clivage » (P. Roman, 2000) reste centrale, la structure du clivage en tant qu’architecture défensive primitive98 est mise à mal de par son impossibilité à constituer une nette division des contenus. En l’occurrence, c’est là qu’apparaissent les aspects économiques impliquant de fortes charges pulsionnelles et des modalités sensorielles dont les manifestations incompréhensibles (subjectivement) paraissent proches d’une intrusion sauvage dans le psychisme.

Dans ses aspects perceptuels et sensuels, D. Meltzer (1967) a également étudié les « axes » des processus de clivage tant par rapport au soi qu’aux objets. Il a été amené à reconnaître deux dimensions du clivage. L’un correspondant à des niveaux de maturité de l’organisation psychique, d’où découle le terme de « clivage horizontal » pour parler d’une structure « par couches ou en oignon ». Alors que le « clivage vertical » remet en jeu avec force les mécanismes schizo-paranoïdes permettant à l’enfant de cliver à nouveau sujet et objets afin de reprojeter l’angoisse et la persécution à l’extérieur de lui.

Dans le lien d’addiction, sous l’éclairage de nos données cliniques, nous sommes encouragés à penser qu’un même mécanisme de clivage et idéalisation de l’objet externe procède à une reprise de ce qui demeure non élaboré, enkysté. Dans ses aspects bon et mauvais l’objet de dépendance impose qu’à nouveau, les modalités sensuelles soient répertoriées dans le Moi. Nous pouvons ajouter, avec D. Meltzer (1967) ‘« lorsque c’est l’objet qui est le lieu ayant la primauté du clivage, celui-ci tend probablement immédiatement à imposer un clivage parallèle dans le soi, clivage déterminé par les aspects économiques du choix d’objet’  » (p. 215). L’insolite expérience du toxique qui se transforme en remède99 implique un enfermement régressif remettant en cause les deux niveaux d’investissement pulsionnel. La structure clivée de l’objet de dépendance, apparemment contradictoire, ouvre la voie de l’intrication du mouvement pulsionnel, en des temps primitifs où le manque de structuration psychique ne permettait pas que soient traités conjointement les désirs libidinaux et agressifs.

A cet égard, A. Green (1986) rappelle que la position schizo-paranoïde ne conduit pas seulement à cerner dans l’objet primaire les manifestations de la pulsion de mort. Elle doit être considérée également comme le point central des processus objectalisant et désobjectalisant au centre des processus de transformation les plus troublant : «  ‘la phase schizo-paranoïde est schizo non au sens où le terme fait allusion au clivage en bon et mauvais, mais au sens où celui-ci oppose l’investissement paranoïde au désinvestissement schizoïde’  » (p. 56). Ceci nous semble corroborer la particularité contradictoire que l’objet d’addiction inaugure dans sa fonction de pare-désinvestissement (P. Aulagnier, 1989) tel que nous l’avons développé sous l’égide de l’expérience traumatique.

Si, notamment au Rorschach, nous observons des manifestations apparemment contradictoires qui aboutissent à une construction incohérente de l’unité, nous devons aussi être attentifs aux inversions arrière plan/forme organisées dans le blanc. L’apparition du blanc (qu’il s’agisse de réponses C’ ou d’une interprétation du Gbl, Dbl...) n’en dégage pas moins l’infiltration d’une hypersensibilité sensorielle associée à des expériences de manque et de carence affective. C. Chabert (1987) propose de traduire l’investissement du blanc (couleur blanche ou fond blanc mettant en évidence le surinvestissement de la sensation) à partir de la clinique du négatif à laquelle A. Green (1983) prête une attention justifiée : «  ‘je soutiendrai l’hypothèse que le noir sinistre de la dépression que nous pouvons légitimement rapporter à la haine qui se constate dans la psychanalyse des déprimés n’est qu’un produit secondaire, une conséquence plutôt qu’une cause, d’une « angoisse blanche » traduisant la perte subie au niveau du narcissisme. La série blanche (...) est le résultat d’une des composantes du refoulement primaire : un désinvestissement massif, radical et temporaire, qui laisse des traces dans l’inconscient sous la forme de « trous psychiques » qui seront comblés par des réinvestissements, expressions de la destructivité ainsi libérée par cet affaiblissement de l’investissement libidinal érotique ’ » (p. 226-227).

Ce que nous souhaitons souligner est la condition d’expérimentation de l’objet qui se rapporte tout autant à l’apparition de données sensorielles émergeant d’impressions étrangement inquiétantes et persécutives et l’attachement au blanc, au fond, qui adhère à l’unité du contenu comme ainsi comblé. Si jusque-là nous avons suivi le développement kleinien du « conflit » primaire, les travaux bien connus de F. Tustin dégagent l’importance de l’organisation des clivages sensuels et sensoriels précédents les clivages en bon/mauvais.

A partir d’observations d’enfants autistes « étonnamment sages », elle attire l’attention sur les interactions précoces sensuelles entre la mère et le bébé. Pour une mère déprimée, les décharges corporelles de l’infans sont néfastes, malpropres et inacceptables. Qu’il s’agisse d’une rage ou du chagrin provoqué par la frustration ou de comportements extatiques provoqués par la satisfaction, la mère ne pourra les ressentir pour les réapproprier au bébé. Comme les émotions primitives sont liées à des décharges corporelles, les émotions se trouveront associées à la saleté et seront ressenties comme mauvaises. Ce qui veut dire que l’expérience sur le mode de sensation est devenue incontrôlable et dangereuse. Elle devient inacceptable pour le sens du Moi et est ressentie comme non-Moi (1986, p. 221).

Il est peut-être utile de préciser que la dépression maternelle dont parle F. Tustin met activement en oeuvre la perte du sens dont le caractère aliénant rejoint ce qu’A. Green (1983) précise sous le terme de « complexe de la mère morte ». L’auteur rend compte de ses diverses expressions (variétés des facteurs déclenchant la dépression maternelle, période de maturation dans laquelle se trouve l’enfant brutalement désinvesti) qui accompagneront les relations d’objet ultérieures : 1) le désinvestissement de tout objet en passe de décevoir ce qui consiste à réinvestir les traces du trauma par identification à la mère morte, 2) la perte du sens, dont le plaisir est en cause, ce qui entraîne le déclenchement d’une haine secondaire « mettant en jeu des désirs d’incorporation régressive mais aussi des positions anales teintées d’un sadisme maniaque où il s’agit de dominer l’objet, de le souiller » (p. 232), et le fourmillement d’une excitation auto-érotique marquée par la recherche d’un plaisir sensuel pur, « plaisir d’organe à la limite, sans tendresse, sans pitié » (p. 233), 3) l’unité du Moi est ici compromise de par le gel de l’investissement absorbé par l’objet primaire conservé en hibernation, 4) enfin, l’ordre sera maintenu à tout prix par l’utilisation défensive de la réalité, du perçu, mettant à l’écart la réalité psychique et fantasmatique frappée par la négation.

A. Green parle ici de clivage pour désigner un noyau froid qui dirige en secret les relations affectives à venir. Il est évidemment permis d’admettre qu’une telle conjoncture échappe à tout travail de deuil et aboutit à l’installation au sein du Moi d’une crypte, d’une inclusion, sorte d’anti-introjection fort bien décrite et développée par N. Abraham et M. Torok. Cependant, pour notre part, il s’agit avant tout d’un enkystement au sein du Moi, plus qu’un clivage, dont on ne peut difficilement présager sa diffusion ou son isolation franche à l’intérieur de la psyché. Qu’il s’agisse d’un « noyau agglutiné » (J. Bleger) ou d’un enkystement, il va de soi que l’organisation psychique devra s’accommoder de ce noyau d’indifférenciation qui débordera les capacités de subjectivation menant au règne de l’inquiétant. Nous retrouvons cette notion chez G. Bayle (1996) qui redonne sa place au foyer de l’inquiétant sous forme d’un trait d’union entre le « jadis dénié » et le « jamais subjectivé » aux titres de l’inquiétante étrangeté et de l’inquiétante familiarité réunies dans l’Umheimlich. Chez cet auteur, le refoulé originel (ce qui du Ça ne fut jamais symbolisé ni subjectivé) peut s’introduire dans le Moi à la faveur d’un retour du refoulé secondaire donnant une coloration inquiétante pour le narcissisme. Quant au retour du dénié, plus en rapport avec la perte et le deuil, il se confond aisément avec les retours du refoulé qu’il suscite par co-excitation. Dans le cas de mise en place d’un système défensif par clivage, pour tenter de sauver ce qui reste de la subjectivation « la situation tend vers l’abolition de toute conflictualité entre les deux parties séparées » (p. 1345). Ainsi, refoulé originel, remanié dans ses après-coup, et clivage, font écho sans que leur expression clinique ne puisse être observable dans leur particularité propre.

S. Freud (1938b) dans le chapitre VIII de l’Abrégé admet d’ailleurs qu’un clivage du Moi peut accompagner d’autres mesures défensives du Moi dont il reste le soubassement, postulat qui ne concerne pas seulement la psychose ou la solution fétichiste : ‘« Le clivage du Moi, tel que nous venons de le décrire n’est ni aussi nouveau, ni aussi étrange qu’il pourrait d’abord paraître. Le fait qu’une personne puisse adopter, par rapport à un comportement donné, deux attitudes psychiques différentes, opposées, et indépendantes l’une de l’autre, est justement un caractère général des névroses, mais il convient de dire qu’en pareil cas, l’une des attitudes est le fait du Moi tandis que l’attitude opposée, celle qui est refoulée, émane du Ça. La différence entre les deux cas est essentiellement d’ordre topique ou structural, et il n’est pas toujours facile de décider à laquelle des deux éventualités on a affaire dans chaque cas particulier. Toutefois, elles ont un caractère commun important : en effet, que le Moi pour se défendre d’un danger dénie une partie du monde extérieur ou qu’il veuille repousser une exigence pulsionnelle de l’intérieur, sa réussite, en dépit de tous ses efforts défensifs, n’est jamais totale, absolue’  » (p. 81).

En cette occasion, S. Freud envisage les ratés du clivage du Moi qu’il indique, dans le même article, en rapport étroit avec la prise en compte des émois sur une forte base corporelle. A cet égard, on se souvient des réflexions menées par S. Ferenczi (1932) au sujet du clivage agissant comme un bandage psychique, à la surface de la peau : ‘« A partir du moment où instruit par d’amères expériences, on a perdu confiance en la bienveillance du monde extérieur, un clivage durable de la personnalité se produit, la partie clivée s’établit comme sentinelle contre les dangers, essentiellement à la surface (peau et organes des sens) et l’attention de cette sentinelle est presque exclusivement tournée vers l’extérieur. Elle ne se soucie que des danger, c’est-à-dire des objets du monde extérieur qui tous peuvent devenir dangereux. D’où le clivage d’un monde qui, auparavant, donnait l’impression d’homogénéité, en système psychique subjectif et système objectif, chacun ayant son propre mode de remémoration dont, en fait, seul le système objectif est complètement conscient’  » (p. 121).

En outre, la mise en place d’un clivage accompli, oeuvrant contre les modalités conflictuelles intrapsychiques, emprunte deux lignes défensives : l’une tournée vers l’extérieur où c’est la perception qui est disqualifiée, l’autre tournée vers l’intérieur consistant simultanément à dénier ce qui a été déposé soit sous forme d’un message inconnu et irrécupérable (le jamais subjectivé), ou mieux, comme une partie dont la gestion ne peut que rester silencieuse (le jadis dénié).

C’est sur cette base que G. Bayle accorde une importance considérable au « collage réparateur » de l’objet mis en place dans un travail fonctionnel nécessaire à l’entretien du clivage. Dans une orientation voisine, J. Guillaumin (1989) retrace, à partir de remarques cliniques, les effets du clivage des patients sur leurs partenaires. Il avance ainsi plusieurs propositions : 1) les clivages du Moi ont un rapport essentiel avec l’économie de l’agir. Ils supposent un fonctionnement direct et sans véritable rétention des excitations intervenant dans le jeu entre la perception, la mentalisation et les comportements. De manière évidente, ils supposent l’absence des formations intermédiaires. Ceci implique une dépense en contre-investissement à rendement constant. 2) Il s’agit d’agir « réciproqués », exportés chez autrui qui sera contraint d’y répondre par un contre-agir. Nous sommes là proche de l’acting mobilisé dans les perversions narcissiques s’adressant aux complices, tel que l’a exploré A. Eiguer (1989). 3) Cet emboîtement réciproque et sans faille est un moyen d’expulsion du sentiment d’étrangeté en autrui, co-géré du dehors par les environnements successifs du sujet. Ici les interactions serrées des partenaires nous paraissent au coeur de ce que M. Klein et ses successeurs ont décrit sous le terme d’identification projective.

Si nous adhérons pleinement à l’analyse de J. Guillaumin, le modèle d’élucidation de P.-C. Racamier (1992) offre, dans ce prolongement, une orientation enrichissante. L’auteur, à partir des processus d’expulsion bien connus, dessine la trajectoire d’un clivage accompli, c’est-à-dire colmaté. Autrement dit, un clivage parfaitement colmaté implique et nécessite un concours extérieur pour opérer un rapprochement des lèvres du clivage (comme on parlerait des lèvres d’une blessure) en évitant le malaise associé au vécu de contradiction interne. Sa remarquable description du processus complexe aboutissant à la réussite du clivage tient compte des exigences exercées et rattachées à l’objet. C’est là qu’une des premières propriétés de l’objet procède au « repoussement », c’est-à-dire au déni qui vise à ‘« rejeter hors du champ du Moi, hors même du champ de la psyché, des données qui menacent d’y entrer ou bien d’y rester’  » (p. 214). L’auteur saisit la spécificité du déni, ses formes et ses degrés divers engendrés par ce qu’il appelle des objets non-objets mis en oeuvre dans le clivage. Ce sont ‘des objets narcissiques présentant la propriété d’établir une indistinction entre l’interne et l’externe : « l’objet non-objet n’est pas un objet vraiment libidinal. Il ne répond pas à un objet vraiment intériorisé. L’objet non-objet a impérativement besoin d’être concrètement incarné. Il en résulte (...) qu’objet et pensée, pensée de l’objet et objet de pensée entrent tous en étroite coalescence’  » (p. 217-218). Cet objet non-objet accomplit le verrouillage du déni. Cette « forme » d’objet met en présence ouvertement des propriétés inconciliables, contradictoires de telle sorte qu’ici c’est une « double exclusion » (P.-C. Racamier) dont il est question. Si nous prenons la liberté de poursuivre ce raisonnement, nous pouvons nous demander dans quelle mesure l’investissement, ou plus justement le contre-investissement, par l’objet ne s’accompagne-t-il pas d’une érotisation du système défensif, plus que de l’objet qui l’organise ? Néanmoins, nous pouvons rattacher cette double exclusion au collapsus de la topique interne (Cl. Janin, 1996).

Si l’on veut bien considérer sous cet angle le lien à l’objet d’addiction, sans plus attendre il nous est possible d’admettre qu’il met en présence ouvertement des propriétés inconciliables et contradictoires (en paraphrasant P.-C. Racamier) mettant à l’épreuve les dérives du « bon » comme du « mauvais » sous le signe des sensations.

D’autre part, la forme contradictoire du produit sous-tend un déni puissant à peine masqué par un discours « clivé » : ce qu’affirme le toxicomane est qu’il a trouvé son objet de satisfaction, et par-là même, celui (le même) qui le frustre et le persécute. L’analyse de ces positions nous semble autant collaber, qu’enfouir et dénier, les réalités interne et externe : extérieurement il s’agit de crier sa dépendance à l’objet de satisfaction. Ceci implique la répétition, le contact maintenu avec l’objet susceptible de mobiliser les contre-investissements. Rencontres avec l’objet que nous avons précisé en référence à l’appétence pour le traumatisme. Intérieurement, ce sont les traits rigides d’un objet primaire « empiétant », ne couvrant ni besoin ni satisfaction du jadis infans, qui est dénié, situation dans laquelle prédominait l’absence de secours (Hilflosigkeit) génératrice d’une perte du sens de la réalité au coeur du sentiment d’inquiétante étrangeté. C’est ce dernier point que nous voulons maintenant approfondir.

Notes
98.

M. Klein (1946) ajoute que “ dans cette première phase, le clivage, le déni et l’omnipotence jouent un rôle semblable à celui du refoulement à un stade ultérieur du développement du Moi ”, p. 281.

99.

Voir à ce propos l’inversement du “ pharmakon ”, poison et remède, tel qu’en rend compte Derrida J. (1968), et que l’a développé Le Poulichet S. (1987).