Au Rorschach surtout, puis au T.A.T., nous avons abordé l’émergence d’une sensorialité abrupte allant des sensations les plus pénibles voire dangereuses aux plus plaisantes. Nous avons rendu compte d’articulations étranges traversées par la distinction et la confusion du Moi et du non-Moi créant des vacillements entre l’étranger familier et le familier étrange. D’autre part, nous avons noté les modulations de l’agressivité séparée des rejetons pulsionnels libidinaux, d’où la séparation de l’objet en « tout bon » ou « tout mauvais » en oscillation constante. A partir des représentations humaines (et para-humaines), animales et d’objets nous avons envisagé le climat d’inquiétante étrangeté issu notamment de contenus en mutation ou en (trans-)formation selon des rapprochements, des superpositions d’éléments se soudant ou s’emboîtant, visant le comblement de la fracture psychique. Le travail de J. Desportes (1989) nous semble proche de nos observations. L’auteur constate une stratégie apparaissant notamment à travers certaines réponses spécifiques au Rorschach qu’elle identifie sous le terme de signe-lien. Il concerne des représentations contrastées alternant des images de violence et de quête affective. Il est un indice de la coexistence d’une importante agressivité plus ou moins exprimée et d’un désir intense de contact, rattachable à la manifestation du clivage et de la défense contre le clivage. Le « signe-lien » est donc à la fois dynamique et constamment menacé de rupture. L’originalité de sa recherche concerne avant tout le mécanisme du lien sous-tendu par le mouvement (déterminants kinesthésiques). Pour notre part, nous en avons rendu l’expression à partir de formes, de contenus qui s’agglutinent tout en incluant une idée de séparation.
S. Freud (1919a) aborde l’inquiétante étrangeté100 comme ‘« une variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier’ » (p. 215). Il rédige cet article en complément de l’» Au-delà du principe de plaisir » (1920). On sait par ailleurs que « L’inquiétante étrangeté » occupait Freud au moment où il écrivait Totem et tabou (1912). L’article n’est donc ni nouveau, ni ancien, ce qui se trouve être l’objet même de l’usage du terme conceptuel.
L’inquiétante étrangeté est une manifestation des traces les plus anciennes qui ont été conservées. S. Freud la relie à l’animisme infantile, à la relation à la mort, à la répétition, au complexe de castration (p. 248). De manière générale, S. Freud fait état d’un noyau commun inhérent à la nature humaine. Noyau qu’il décrit comme entraîné et conduit par le refoulement. Cependant, dans la première partie de son texte, S. Freud en indique une forme intensifiée dans le cas pathologique, à partir des motifs et des gradations du double : « ‘(...) de sorte que l’un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l’autre, de l’identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au Moi propre, ou qu’on met le Moi étranger à la place du Moi propre - donc dédoublement du Moi, division du Moi, permutation du Moi - et enfin, le retour permanent du même(...)’ » (p. 236), soit « l’éternel retour du même » (1920), emprunté à Nietzsche, qui garde les traits d’une similitude, opposable artificiellement à l’identique (M. de M’Uzan) lorsque l’expérience de décharge est devenue dominante.
L’Unheimliche apparaît selon des degrés divers. Ténue, liée à l’effrayant, ou légère (S. Freud en parle dans l’épreuve créative), l’inquiétante étrangeté évoque ce qui est imprimé sur le terrain du narcissisme originaire. Sous le signe du dédoublement, S. Freud évoque un partage du Moi qui se spécifie en une instance particulière pour s’opposer au reste du Moi et qui sert à l’observation de soi. Faculté grossie dans les cas pathologiques de délire de surveillance où ‘« la partie est isolée, dissociée du Moi par clivage, observable par le médecin’ » (p. 237). Ici la division du Moi s’accompagne d’une projection d’un persécuteur externalisé. L’expérience se déroule sur le plan de la perception avec le changement du familier en son contraire. Dans une note de bas de page, S. Freud semble embarrasser pour attribuer à l’Unheimliche une proximité avec le clivage du Moi sans pourtant en rejeter l’hypothèse : ‘« Quand les vulgarisateurs de psychologie parlent du clivage du Moi en l’homme, c’est ce dédoublement responsable de la psychologie du Moi qu’ils ont en tête et non l’opposition mise au jour par la psychanalyse entre le Moi et le refoulé inconscient. Il est vrai que cette distinction est estompée par le fait que parmi ce qui est rejeté par la critique venue du Moi se trouve en premier lieu les rejetons de l’inconscient’ » (p. 238).
Quand S. Freud rédige en 1938 son texte sur le clivage du Moi, il expérimentera lui-même cette croisée inséparable du connu et du méconnu: ‘« Pour un moment, je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. Tel est, je crois, plutôt le cas’ » (p. 283). S. Freud met ici en évidence un processus nouveau, différent du clivage entre instances (le Moi et le Ça), qui n’aboutit pas au retour du refoulé puisque les deux attitudes coexistent simultanément l’une l’autre, mais non sous forme de compromis.
En analysant son « Trouble de mémoire sur l’Acropole » (1936), S. Freud revient sur son sentiment d’étrangeté passager qu’il éprouve face à une réalité « too good to be true », qu’il décide de traiter comme non advenue. C’est à partir des impressions perceptuelles et des contenus représentatifs qu’il relève deux pendants du sentiment d’étrangeté : « ‘Ou bien une partie de la réalité nous apparaît comme étrangère, ou bien c’est une partie de notre propre Moi. Dans ce dernier cas, on parle de dépersonnalisation ; sentiment d’étrangeté et dépersonnalisation font partie de la même catégorie (...). De la dépersonnalisation on est conduit à la ‘double conscience’, phénomène au plus haut point remarquable qu’il est plus juste d’appeler ‘dédoublement de la personnalité’’ » (p. 227).
Il est intéressant, comme le note G. Bayle, que le texte reflète la division de S. Freud qui s’étonne de l’existence de ce qui aurait dû être la fiction de l’Acropole. Sur l’Acropole, le refus intérieur se manifeste par un refus extérieur. G. Bayle montre comment chez S. Freud lors de son voyage (dans son enfance) la levée du refoulement camoufle un déni qui va se lever faisant retour par la perception du monde extérieur : il s’agit du « jadis-dénié ». L’auteur retravaille les motifs de l’étrange en démontrant magistralement que le « jadis-dénié » frôle le « jamais-subjectivé » dans le sentiment freudien : en magnifiant la théorie du refoulement, S. Freud laisse dans l’ombre un surgissement troublant qui opère en deux temps : il repère le clivage entre « sa partie » déniant la castration et celle qui refoule les désirs oedipiens (supplanter le père), mais S. Freud met en place un nouveau clivage entre sa découverte et le rejet d’une appropriation subjectale : ‘« (...) celle de l’union narcissique d’avant l’émergence du sens, d’avant l’apparition du rôle du père et des autres enfants. Un fragment du fond commun ‘jamais-subjectivé’ laissé au compte narcissique de l’union mère/enfant, à l’enseigne de ‘His majesty the baby’, revient sous la forme du ‘too good to be true’, du trop beau pour être vrai, et voyage dans les bagages du retour du refoulé qui en cache l’émergence’ » (p. 1437).
Concernant la nature des expériences sensorielles et kinesthésiques que nous donnent à connaître les patients addictés, nous pensons qu’elles renvoient aux multiples origines de l’étrangeté : au douloureux jadis-dénié mais aussi à l’étrange venant du jamais-subjectivé. La satisfaction de la découverte du produit crée une constellation bien particulière dont l’usage se traduit par une remise en sens vitale passant par l’expérience biologique corporelle. Elle génère d’autre part un ébranlement topique, obtenu par une « disponibilité traumatique », accueillant dans une certaine bipolarité attractive/répulsive le drame de la subjectivation.
Signalons le titre allemand Das Unheimliche qui expose la forme Heim (“ chez soi ”) au préfixe privatif Un. Les diverses traductions françaises ne peuvent rendre compte de “ ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure ” (traduction de J.-B. Pontalis).