- Inquiétante étrangeté dans l’expérimentation du produit d’addiction

Sous couvert d’un phénomène inquiétant et familier à la fois, l’expérience de la division insolite s’est déroulée telle quelle « sous les yeux » de Rachid qui a vécu l’éloignement - rapprochement de parties de son corps : «J’étais dans le train. Je rejoignais mon amie dans le compartiment suivant. Le train venait de partir. Sous mes pieds, deux plaques de fer se chevauchant marquaient le point d’arrimage des wagons. En passant d’une plaque à l’autre, j’ai eu la sensation que les deux wagons s’écartelaient, que mes jambes s’étiraient comme des élastiques et que jamais je n’arriverai à rejoindre le compartiment suivant. Tout s’est passé très rapidement, c’était effrayant et en même temps quelque chose me rassurait : je me voyais m’allonger comme un ressort, preuve que c’était moi et pas moi en même temps ».

Une autre translation du corps est vécue de manière quasi similaire par Christelle : elle regarde sa main mais ne sait plus si elle est loin ou là. Seule la perspective de sa main est dissociée du reste de son corps.

Ces manifestations dissociatives et hallucinatoires sont vécues sous absorptions de drogues. Elles mettent en cause la projection du corps propre, dédoublé, vécu comme un objet non habité.

Chez Rachid, il est important de noter que l’expérience d’écartèlement du corps est directement liée à la perception du point de jonction des deux wagons, jonction à laquelle le corps se soumet comme un fil tendu, tissé entre les compartiments. Le point d’appui (la jonction des plaques de fer se chevauchant), dominé par l’impression de chute, laisse émerger une inversion de l’espace : de l’axe vertical le corps bascule en position horizontale, selon une forme de lien pour que le train ne déraille pas (expérience catastrophique à laquelle s’ajoute la douleur de ne pouvoir rejoindre son amie). D’autre part, les troubles de perceptions qui marquent le corps transposent celui-ci à la fois comme une forme unitaire et séparée. Tout cela « sous les yeux » de Rachid, c’est-à-dire comme s’il assistait à sa propre métamorphose.

Ici le phénomène d’inquiétante étrangeté est un sentiment de malaise touchant la forme et l’espace tous deux aux frontières incertaines. Ce qui est vécu comme un dehors, le corps, revient à nouveau comme un dedans. Les impressions de mouvement, éloignement/rapprochement, émergent simultanément et s’inversent en établissant une distance sensorielle. Ainsi entre en jeu la perception du double, double qui reste toujours double101 pour être repris dans une perspective de multiplication du même sur la base de deux éventualités : « l’objet n’est pas l’objet, il est moi » et « je ne suis pas moi, je suis l’objet » 102.

M. Sami-Ali (1977) démêle l’espace de l’inquiétante étrangeté dans une profonde modification de l’objet, lequel de familier se transforme en étrange et d’étrange en quelque chose qui inquiète par sa proximité absolue.

Dans notre clinique, les modalités de l’inquiétant sont reprises continuellement et répétitivement dans l’expérience au produit toxique. Elle en saisit sensiblement le corps comme outil d’instrumentation dans des potentialités très archaïques. Le corps s’ouvre ou se clôt, se métamorphose. Nous avons pu constater, aux tests projectifs, le hérissement des données sensorielles qui, en partie, ressortent comme un assiègement persécutif. Nous pensons que ces moments de dédoublement du « Moi-corps »103, dans l’expérience addictive entrent au service d’une auto-perception de ce qui n’a jamais pu être subjectivé et de ce qui a été clivé par traumatisme. En cela, l’opération addictive devient un ajustement entre le fragment amnésié et l’autre partie qui voit la destruction, expériences issues de séries de sensations d’objet et de sujet reconduites. Si nous avons vu précédemment comment l’objet d’addiction opère une fonction de clivage par collage, nous devons ici dégager quelques argumentations sur ce qui fait retour par la perception marquant le point de forces antagonistes au principe de l’inquiétante étrangeté, et se voulant alors étrangeté éminemment familière.

Si nous revenons avec insistance sur l’espace de l’inquiétante étrangeté dégagé par M. Sami-Ali, c’est qu’il en origine le déroulement, sur le plan perceptuel, posé en terme de structure spatial : ‘« l’ambiguïté foncière du phénomène d’inquiétante étrangeté tient à la coexistence, au sein de la même perception, de deux formes spatiales qui s’excluent mutuellement, correspondant à deux modes de fonctionnement de l’appareil psychique (...). Sont aux prises, ici, l’expérience primordiale de l’espace en tant que structure imaginaire où le corps propre est à l’origine tant de la forme que du contenu de la représentation, et sa transposition partielle en ce cadre de référence qui coïncide avec la réalité du monde’  » (1977, p. 34).

Par un processus de régression emprunté au domaine physiologique, l’inquiétante étrangeté attendue dans l’expérience addictive renvoie simultanément au bouleversement manifeste entre les distinctions primordiales (subjectif/objectif, dedans/dehors) qui parviennent sous formes familières et étranges dans la rencontre avec le corps perçu et projeté au dehors. M. Sami-Ali en l’occurrence indique que l’inquiétante étrangeté est inhérente à l’acte même de projeter : «  ‘Si le perçu n’est plus nécessairement réel, c’est que la perception est d’ores et déjà un processus de projection’  ». C’est là, qu’en faveur de la projection, l’auteur repère une première tentative de séparation entre le dedans et le dehors. Proposition qui du reste n’est pas éloignée de l’inquiétante étrangeté freudienne amorcée à partir des motifs du double : ‘« Il n’est pas moins qu’une reprise des phrases isolées de l’histoire de l’évolution du sentiment du Moi, d’une régression à des époques où le Moi ne s’était pas encore nettement délimité par rapport au monde et à autrui’  » (1919a, p. 239).

Aussi la perception du corps dédoublé entre au service d’une interprétation spatio-temporelle, qui se veut en somme une ré-interprétation originelle : ‘« le temps tourne sur lui-même, s’annule et se réduit à l’espace : d’irréversibles, les relations temporelles deviennent réversibles, c’est-à-dire ’ ‘spatiales’ 104  » (M. Sami-Ali, 1977, p. 34). S. Le Poulichet (1987) propose que le travail du pharmakon est d’opérer une suspension du temps. Nous en avons convenu d’une manière différente, en pointant l’expérience du rythme subjectif via le produit d’addiction. Nous en ouvrons ici son second principe : de par la discontinuité de l’expérience addictive, la structure du temps serait avant tout une structure spatiale.

De là, l’inquiétante étrangeté qui taraude les conduites d’addiction ne devient-elle pas une expérience de reflet, et d’illusion (l’illusoire du mirage) où le corps, du dehors, réfléchit l’espace du dedans, simultanément ? L’expérience addictive ne serait-elle pas une expérience de figuration des premières discontinuités psychiques ? C’est dans ce champ d’expérimentation que nous allons maintenant travailler les formes sensorielles mises en oeuvre par le produit.

Notes
101.

A. Green (1980) rappelle que le double se multiplie en une infinité de figures, qu’il affirme notre destin d’être divisé, et que le statut du double est toujours double : “ au sens où l’on parle d’un double-face, de la duplicité toujours péjorative mais toujours négatrice de l’inconscient ” (p. 307).

102.

Proposition émise par M. Sami-Ali (1977), p. 35.

103.

Moi-corps en tant qu’identité de surface, ce que Freud (1923) formule ainsi : “ le Moi est avant tout un Moi corporel ; il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface ” (p. 238). C’est précisément ce qu’entend D. Anzieu pour identifier et travailler l’émergence du Moi-peau et les catégories de contenance (1985, 1987).

104.

C’est nous qui soulignons.